“L’argent fait de nous des êtres libres”

Pascal Bruckner © Belga Image

Loin de régler son compte à l’argent, le philosophe Pascal Bruckner en fait un éloge critique. L’argent, c’est l’outil de nos libertés, dit-il. Un livre à rebours de la pensée dominante.

Essayiste, romancier, philosophe, Pascal Bruckner s’attaque, dans son dernier opus, à l’argent. Non pour le condamner, mais pour en faire un éloge critique. “L’argent, dit-il, n’est pas matérialiste contrairement à ce que l’on dit. Le paradoxe est que la pauvreté nous réduit au matérialisme, et la richesse nous permet de nous en échapper. Un des grands avantages de l’argent est de permettre de l’oublier.” Son essai s’intitule d’ailleurs : “La sagesse de l’argent”. Une formule provocatrice. La vision de Pascal Bruckner fera sans doute bondir plus d’un économiste. Mais cela n’en rend que plus intéressant son essai, qui fourmille d’anecdotes empruntées à l’histoire et à la littérature.

L’argent est-il un outil merveilleux ?

Oui. L’argent a de merveilleux qu’il a permis de simplifier les échanges et de dépasser le troc. Mais il a aussi ceci de merveilleux que l’on peut se projeter en lui. C’est à la fois le miroir de notre infamie et de notre générosité. Les passions les plus basses, comme le goût de la possession ou celui du pouvoir, mais aussi les plus nobles, comme le désir de liberté ou la générosité, peuvent s’y condenser.

Mais pourquoi parler de la “sagesse” de l’argent ?

La sagesse a un double sens. Il est sage d’avoir de l’argent parce que j’estime que l’argent n’est pas un mal nécessaire mais un bien positif. C’est une des plus belles inventions de l’humanité. Mais il est sage aussi de s’interroger sur lui. Je parle aussi du pouvoir de l’argent. Le pouvoir abusif qu’il autorise sur autrui, et c’est en cela qu’il est condamnable, mais aussi du pouvoir d’émancipation que l’argent offre à ceux qui en ont. C’est en cela que je réhabilité l’argent : il fait de nous des êtres libres. Le drame de la pauvreté est qu’elle nous réduit à nos besoins… Je procède dans ce livre à une réhabilitation de l’argent.

Réhabiliter l’argent dans un pays dont le président a dit qu’il n’aimait pas les riches, c’est provocateur, non ?

François Hollande a regretté ces propos après coup. Mais il a dit en 2012 : ” Mon seul ennemi, c’est la finance”… l’abominable finance qui lui prête aujourd’hui à des taux négatifs. Je réhabilite l’argent dans un pays qui le déteste, mais je le réhabilite de façon critique. J’essaie d’éviter les deux pièges dans lesquels on tombe souvent : la détestation (qui est une manière de ne pas s’en détacher) et l’idolâtrie, dont le principal défaut n’est pas de transformer des gens en personnages inhumains, mais de provoquer une adoration profondément naïve. C’est une naïveté d’aimer l’argent en croyant qu’il va procurer une qualité supplémentaire aux autres êtres humains, qu’il va nous arracher au sort commun.

Les comportements vis-à-vis de l’argent ont évolué avec le temps. Parmi les nombreuses histoires qui émaillent votre livre, il y a celle du duc de Richelieu : il donne un jour une bourse à son fils et se fâche quand ce dernier, quelque temps après, la lui rend intacte. Il la jette par la fenêtre parce que pour lui, l’argent doit être dépensé…

Le mépris français de l’argent provient de trois traditions. La tradition aristocratique selon laquelle l’argent est fait pour être dépensé. Les grandes valeurs y sont l’honneur, la gloire et les plaisirs de la cour. Surtout pas le travail. Il y a aussi la tradition catholique : il faut aimer Dieu ou Mammon, mais on ne peut avoir deux maîtres. Il y a enfin la tradition révolutionnaire : l’égalitarisme absolu. Tout privilège possédé par un autre est un affront qui m’est fait. La France superpose deux discours très différents : celui de Voltaire et celui de Rousseau. Voltaire, grand bourgeois qui roulait en carrosse et aimait le luxe. Rousseau qui au contraire prenait en exemple les Romains les plus austères, qui disait qu’aucun plaisir ne lui avait jamais été procuré par l’argent et qui plaidait pour la conjonction de la vertu et de la pauvreté. En France, les décors sont de Voltaire et les sous-titres de Rousseau. C’est cela qui est étonnant. Les Français sont un peuple de sybarites qui aiment se déguiser en ascètes. On le voit bien à Paris, capitale de la mode et du luxe : nos présidents habitent dans des palais monarchiques somptueux, de même que les préfets et les maires, mais il faut une rhétorique de sans-culotte pour habiller le tout.

Dans la morale protestante, c’est tout différent : on a un devoir moral de gagner de l’argent et de bien le gérer… C’est plus proche de votre vision ?

Je suis en effet plus à l’aise avec la tradition protestante que je trouve plus saine. La tradition catholique, dont je suis pourtant issu, me paraît marquée par une hypocrisie frappante. Il y a quelque chose de plus sage chez les protestants, comme d’ailleurs dans le judaïsme ou l’Islam, où la richesse n’est pas une preuve d’infamie, mais au contraire la preuve que Dieu nous aime ou en tout cas récompense le travailleur. C’est la grande révolution de Luther et Calvin. “De l’éminente dignité des pauvres”, disait Bossuet. Les protestants répondent : “de l’éminente dignité du travail”. Il faut aider les pauvres mais les fainéants et les mendiants seront rejetés. Pour les catholiques, le travail est le signe de la déchéance de la créature humaine (l’étymologie du mot travail, c’est tripalium, un instrument de torture). Mais avec la Réforme et la Renaissance, le travail est vu au contraire comme une entreprise de transformation de l’être humain et comme un moyen de reconnaître la grandeur divine.

C’est ce qui expliquerait le rapport particulier entre les Etats-Unis et leur monnaie, le dollar ? Vous soulignez que sur chaque dollar, il y a cette mention : “in God we trust”. Vous dites qu’aux Etats-Unis, l’économie est une branche de la théologie…

Le dollar est la monnaie d’un empire, celle d’un Etat-nation qui est la première puissance du monde et qui se croit élue par Dieu. Il n’a pas du tout le sentiment de sa gratuité. Au contraire de l’euro, qui est une monnaie sans projet économique ou politique. C’est pour cela que sur l’euro, vous avez des ponts, des places vides… C’est une vacuité substantielle. Auparavant, sur les monnaies nationales, figuraient les portraits de grands personnages de chaque pays… L’euro est la monnaie d’un ensemble désincarné qui n’est rien d’autre qu’un marché.

C’est le signe de la faillite de projet européen ?

Oui. Il a manqué à l’Europe un projet fédéral. Il n’y a pas d’Europe économique et politique, il n’y a pas de fiscalité commune, etc. A Bruxelles, la Commission et le Conseil édictent des normes sur le calibre des bananes ou la composition du chocolat, mais en cas de guerre, ce n’est jamais Bruxelles qui décide. C’est Berlin, Paris ou Londres. La fin de la souveraineté nationale n’a pas été compensée par une véritable souveraineté internationale. C’est cela le malaise européen.

Vous seriez en faveur d’un retour aux monnaies nationales ?

Revenir aux monnaies nationales, non. Lors de la crise de 2008, la France aurait sans doute explosé sans l’euro. Les idées du Front national (le retour au franc, Ndlr) sont nulles. Mais la monnaie doit en effet refléter la volonté économique d’un pays.

Vous pensez, comme Adam Smith, que l’homme est mû par son seul intérêt ?

Non, au contraire. Je crois qu’il y a des passions beaucoup plus dangereuses : le ressentiment, la peur, la vengeance. L’intérêt proprement dit n’est qu’un tout petit département des passions humaines. Depuis le 11 septembre 2001, nous voyons revenir l’histoire dans son caractère tragique et abominable. L’idée que le monde économique est la force dominante sur cette planète est battue en brèche.

Vous n’êtes donc pas d’accord avec ceux qui disent que les attentats de Bruxelles ou Paris ont été causés par les inégalités sociales.

C’est la vision économiste. Depuis Marx, nous n’avons qu’une vue économique du monde, interprété sous la forme d’intérêt, d’exploitation ou de spoliation. Nous voyons l’intérêt partout alors qu’une moitié du monde est mue par d’autres éléments, par des convictions religieuses, par le fanatisme…

Pourtant, des gens comme le philosophe américain Michael Sandel disent que l’argent et les considérations d’intérêt envahissent de plus en plus le réel, que de plus en plus de choses sont marchandisées…

Michael Sandel dit des choses très intéressantes, mais je le contredis sur certains points. Dans sa réflexion, il y a l’idée exacte que l’achat d’un bien peut en pervertir la nature : c’est le cas dans l’éducation (payer les élèves qui ont de bonnes notes, Ndlr). Je conteste en revanche l’idée que le marché gagne dans le monde moderne. Je pense même que la dictature de l’argent était bien pire autrefois. Le 19e siècle a aboli l’esclavage, l’engagisme (forme de servage, Ndlr), la servitude. Or qu’y a-t-il de plus marchand que de disposer du corps des autres comme d’un bien ? Pour moi, le marché est toujours second, il n’est qu’un vecteur, un tremplin pour les aspirations des individus. Au départ, il y a les désirs humains, légitimes ou non. Même dans le monde du grand banditisme, l’argent passe toujours en second. Ce qui prime, c’est la puissance des chefs, la loyauté, etc.

Depuis quelques années, la discussion sur l’argent rejoint celle sur les salaires et les inégalités. Êtes-vous d’accord avec Henry Ford ou John Pierpont Morgan, ces anciens capitaines d’industries qui pensaient que l’écart salarial dans une entreprise ne devait pas dépasser 1 à 40.

Oui, je suis d’accord. Une entreprise est un monde commun, il doit y avoir une solidarité entre le salaire le plus bas et le plus élevé. Ces rémunérations astronomiques des grands patrons détachent la tête de l’entreprise du reste du corps. Il y a une première hiérarchie, propre à l’entreprise, qui va de l’ouvrier au cadre. Mais le salaire du patron ressort d’une seconde, une hiérarchie internationale, dont les membres se jugent entre eux. C’est une hiérarchie féodale propre aux PDG mondiaux, qui touchent des émoluments faramineux, qui ne sont pas du tout fonction de leur compétence ou de leur qualité, mais qui s’expliquent parce qu’ils font partie d’une nouvelle caste aristocratique qui décide de se servir de l’idéologie libérale pour instaurer des moeurs d’anciens régimes. C’était toléré quand l’ascenseur social fonctionnait. Mais dès lors que les classes moyennes ont perdu l’espoir d’améliorer leur sort, les extravagances des grands patrons deviennent insupportables.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

Je ne suis pas un thésauriseur. Ce que j’aime dans l’argent c’est la jouissance des flux : s’habiller, bien vivre, voyager… Je voulais l’écrire depuis longtemps mais j’en repoussais toujours la date parce que je trouvais le sujet délicat et difficile. C’est l’âge qui m’a finalement poussé à le faire. Quand j’étais jeune, l’argent m’était indifférent. Cest devenu un souci vers la quarantaine. L’argent ne m’a intéressé que lorsque tout d’un coup le temps s’est rétréci. Lorsqu’on est jeune, le temps est une profusion. Mais ensuite, il est une remontrance : chaque jour qui passe est un jour en moins. Le souci de l’argent provient de l’inquiétude devant la brièveté du temps, de la crainte de se voir infliger cette double peine, qui est la conjonction de la vieillesse et de la pauvreté. Je me suis donc mis à réfléchir sur ces sujets.

La sagesse de l’argent, Pascal Bruckner, Grasset, 20 euros

PROFIL

Né en 1948

Il passe en 1975 une thèse de doctorat, dirigée par Roland Barthes, sur l’émancipation sexuelle dans la pensée de Charles Fourier. Il fait partie, dans les années 1970, de la famille des nouveaux philosophes. Il est proche d’Alain Finkielkraut avec qui il a écrit plusieurs ouvrages.

Il enseigne la philosophie dans les années 1990 dans les universités américaines, puis à l’Institut d’études politiques de Paris. Il est ensuite éditeur chez Grasset.

En 2007, il soutient Nicolas Sarkozy au second tour des élections présidentielles. Il se dira ensuite déçu du sarkozysme.

Il est remarqué comme essayiste et romancier. Son essai La tentation de l’innocence (1995) a reçu le prix Médicis. Son roman Les voleurs de beauté (1997) a été couronné du prix Renaudot. Dans son roman Un bon fils (2014), il règle ses comptes avec un père tyrannique qui avait embrassé le régime nazi.

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