Paul Vacca
“La fiction peut-elle nous aider pour le ‘monde d’après’?”
Ces temps-ci, la réalité fait une concurrence déloyale à la fiction.
On a appris par exemple cette semaine que la mise en chantier de l’écriture de la saison 6 de Black Mirror, la série d’anticipation apocalyptico-technologique créée par Charlie Brooker et Annabel Jones, était reportée. N’est-ce pas logique : ne l’avons-nous pas finalement vécue ces dernières semaines, cette sixième saison ? Cette concurrence menaçait déjà Black Mirror avant la pandémie. La série dystopique donnait de plus en plus le sentiment de décrire non plus notre avenir, mais notre présent. A l’image de l’épisode Chute libre où tout le monde se note de 0 à 5 et qui raconte une réalité déjà à l’oeuvre en Chine. Ce qui est vertigineux, c’est de voir à quel point le futur fond toujours plus vite sur la série – et donc sur nous – au point de la rattraper.
La raison invoquée par la production est qu’il ne faut pas désespérer le spectateur en cette période. Pourtant, il semble que notre appétit pour les récits apocalyptiques se soit accru ces temps-ci. Nous nous sommes davantage tournés par exemple vers La Peste, le roman sombre d’Albert Camus, que vers Noces, son recueil solaire où il célèbre la plénitude et la communion avec la nature. La confirmation que la fiction ne remplit pas la seule fonction d’évasion ou de compensation. Les oeuvres dystopiques nous offrent des clés de lecture pour temps difficiles : elles nous éclairent – fût-ce avec noirceur – sur notre présent.
Mais que faire pour le futur ? Les dystopies nous laissent démunis, n’offrant guère de solutions constructives pour le futur – au mieux quelques improbables sursauts individuels. Logique : une dystopie qui apporterait des solutions cesserait de facto d’en être une. Faire le choix de l’utopie alors ? En contrepoint, c’est ce que l’on a vu émerger très vite au cours de l’épidémie : des envies de reconstruction et d’élans utopiques. Une narration collective, en réaction à notre dystopie vécue, a pris forme, incarnée par des tribunes et des appels solennels à la création d’un ” monde d’après “. La résurgence spontanée des récits utopiques des ” grand soirs ” et autre tabula rasa à travers, entre autres, l’appel en 100 propositions de la part d’une personnalité écologiste ou d’une pétition sommaire contre le consumérisme signée par 200 happy few. Mais pas plus qu’un monde tout en noir, un monde tout en rose peut-il vraiment nous être d’une aide ? Car on peut dire de l’utopie ce que Charles Péguy disait de la philosophie d’Emmanuel Kant : elle a les mains propres, mais elle n’a pas de mains.
Un autre genre littéraire nous paraît bien plus fécond pour espérer construire un nouveau futur : c’est l’uchronie, ce genre fictionnel qui repose sur le principe de la réécriture de l’Histoire à partir de la modification d’un élément du passé. Comme Fatherland, le roman de Robert Harris qui postule que les nazis ont gagné la Seconde Guerre mondiale, ou Le Complot contre l’Amérique, où Philip Roth imagine que Charles Lindbergh, l’aviateur sympathisant des thèses nazies, a battu Roosevelt lors des élections de 1941, plongeant l’Amérique dans le chaos…
On nous rétorquera à juste titre que c’est un outil de réécriture du passé, pas du futur. Mais rien ne nous empêche d’utiliser l’uchronie pour nous projeter dans l’avenir. C’est ce à quoi nous invite Civilizations, le roman de Laurent Binet paru en septembre dernier où il fait l’hypothèse que Christophe Colomb n’a pas découvert l’Amérique en 1492, que les “Indiens ” ont été en possession des trois choses qui leur avaient fait défaut pour résister à l’envahisseur (à savoir le cheval, le fer et les anticorps) et qu’en 1531, les Incas entreprennent d’envahir l’Europe…
Toute l’histoire du monde est donc à refaire et, en premier lieu, celle de la Réforme et du capitalisme naissant… La jubilation narrative de la récréation romanesque fusionne avec celle, constructive, de la ” re-création ” d’un autre monde comme dans le jeu vidéo Civilization – dont le titre du roman s’inspire – où il s’agit de bâtir sa propre civilisation. C’est la magie réversible de l’uchronie où le narratif se mue soudain en performatif : si le monde aurait pu être différent, c’est qu’il peut l’être encore. Là où l’utopie se contente de rêver une révolution, l’uchronie de Binet invite à révolutionner notre vision des choses. Peut-être le ” monde d’après ” gagnerait-il à se penser non comme une utopie, mais comme une uchronie.
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