Jean-Pascal van Ypersele: “On ne fera pas de business sur une planète inhabitable”

Sur le mont blanc: "La glace fond", se désole Jean-Pascal van Ypersele, en rappelant l'urgence d'augmenter notre ambition climatique. © instagram @RaphvanYpersele

Jean-Pascal van Ypersele, professeur à l’UCLouvain et ancien vice-président du Giec, insiste sur l’importance pour les entreprises de lutter contre le dérèglement climatique. Innovation et sobriété vont de pair. Le combat n’est pas perdu mais il est déjà très tard.

Climatologue, professeur à l’UCLouvain, ancien vice-président du Groupe d’experts intergouvernemental sur le climat (Giec), Jean-Pascal van Ypersele est “la” mémoire belge de la lutte contre le dérèglement climatique. Il souligne pour Trends-Tendances que le combat ne sera jamais perdu, mais exprime sa préoccupation au sujet de deux indicateurs qui ne bougent pratiquement pas, d’un rapport à l’autre.

TRENDS-TENDANCES. La question climatique est-elle la victime collatérale de la guerre en Ukraine? Deux rapports du Giec sont passés inaperçus…

JEAN-PASCAL VAN YPERSELE. Malheureusement, oui. Le premier est sorti quatre jours après le début de la guerre en Ukraine, et le deuxième après le massacre de Boutcha…

C’est davantage qu’un constat symbolique?

Je ne vais certainement pas minimiser ce qui se passe en Ukraine pour le moment ; il est tout à fait normal qu’il y ait beaucoup de préoccupations. C’est vrai que l’attention des politiques est principalement mobilisée par d’autres sujets, dont celui-là et la crise économique qui l’accompagne, la hausse des prix de l’énergie et de l’alimentation…

En même temps, je dis toujours qu’un des langages les mieux compris dans le monde, c’est le prix des choses. On sait depuis longtemps que si l’on appliquait mieux le principe du pollueur payeur, on aurait commencé plus tôt à décarboner et à se libérer des combustibles fossiles dont on sait qu’ils sont les principaux responsables du dérèglement climatique en cours. La hausse de prix des combustibles fossiles a fait remonter en tête de l’agenda la nécessité de quitter ces énergies.

Vivons-nous un moment charnière? N’est-il pas trop tard?

On n’est jamais trop tard. Je n’aime pas cette façon de dire, que nous n’aurions plus que trois ans pour agir… On disait déjà cela il y a 15 ans. C’est ridicule. On est trop tard par rapport à tout ce que l’on n’a pas fait, bien sûr, mais il n’est pas trop tard pour minimiser des dégâts supplémentaires dans le futur. On doit agir le plus vite possible et le plus fort possible dans tous les secteurs. Et ça, on le sait depuis 20 ans au minimum.

Le monde de l’entreprise est-il un levier important? Vous faites régulièrement des conférences devant des entrepreneurs pour les sensibiliser. C’est important à vos yeux?

On ne résoudra pas le problème sans la participation des entreprises et sans des changements très importants dans leur fonctionnement. Elles produisent la plupart des biens et des services que l’on consomme: forcément, à part pour ceux qui essayent de vivre au fond des bois en autarcie, cela est important. On parle là d’un besoin de changements radicaux, au sens étymologique du terme.

Depuis l’Accord de Paris, il y a une certaine évolution de pans entiers du monde de l’entreprise vers une plus grande “propreté” de leurs activités, notamment dans le domaine des gaz à effet de serre. Et en même temps, ce n’est pas encore assez, c’est encore trop timide… Trop peu d’acteurs se rendent compte de l’ampleur du défi que cela représente pour tout le monde, y compris pour les entreprises. On ne va pas faire du business sur une planète où les êtres humains ont du mal à vivre ou à survivre et où les écosystèmes fonctionnent de moins en moins bien. Ceux qui croient cela vivent dans l’illusion. Cette révolution énergétique et environnementale est dans l’intérêt supérieur de l’humanité.

Beaucoup d’entreprises seraient gagnantes si elles se consacraient à tous les objectifs de développement durable des Nations unies.

Il y a aussi une compréhension insuffisante des opportunités que la réponse à ce défi représente dans bien des domaines. Le monde de l’entreprise a pourtant l’habitude de raisonner dans ces termes-là, mais il faut accepter que des investissements doivent être réalisés qui ne rapporteront pas tout de suite le montant investi. C’est souvent le cas, d’ailleurs. Beaucoup d’entreprises seraient gagnantes si elles se consacraient à tous les objectifs de développement durable des Nations unies parce que leur personnel aurait envie de travailler pour elles, alors que cela devient un problème de recruter des jeunes. Le climat, là-dedans, c’est l’objectif numéro 13, mais les 16 autres sont également importants sur le plan collectif. Les entreprises qui s’engagent dans cette direction, même si elles doivent investir audacieusement pour opérer ces changements radicaux, seront gagnantes à terme.

On entend parler de nombreux investissements dans l’hydrogène. Qu’en pensez-vous?

D’abord, il faut que ce soit parfaitement fondé. En ce qui concerne l’hydrogène, bien que n’étant pas spécialiste, je ne suis pas convaincu et je me pose quand même des questions sur le poids qu’on entend lui donner. Cela dépend très fort des usages, de la façon dont l’hydrogène est produit. Aujourd’hui, dans le monde, il l’est essentiellement à partir de gaz fossile. Donc si l’hydrogène n’est pas produit autrement, on ne va pas gagner grand-chose. D’autant qu’on est en train de comprendre – et c’est relativement nouveau – que l’hydrogène lui-même renforce l’effet de serre, ce qui risque d’avoir aussi des effets sur le climat.

Des acteurs importants investissent pourtant massivement et le port d’Anvers pourrait être un hub important…

Si c’est de l’hydrogène vraiment vert, produit à partir d’énergies renouvelables, cela peut jouer un certain rôle. Mais s’il s’agit de stocker de l’électricité avec de l’hydrogène, je ne suis pas convaincu que les rendements soient si bons que cela par rapport aux autres méthodes de stockage actuelles, dont les coûts ne cessent de baisser.

Jean-Pascal van Ypersele:
Jean-Pascal van Ypersele: “Il faut sortir de l’utilisation des combustibles fossiles, c’est tout.”© BelgaIMAGE

Mais avec la guerre, le risque existe aussi de voir certains coûts exploser.

Il y a ce risque là aussi, c’est vrai. Que ce soient pour les panneaux photovoltaïques ou l’énergie éolienne, il pourrait y avoir un coup d’arrêt avec ces hausses de prix.

Avec ce conflit, ne perd-on pas de vue cette question climatique qui devrait être notre objectif commun? La course aux ressources naturelles explique- t-elle certaines tensions?

Il y a un certain nombre de ressources fossiles en Ukraine aussi, c’est vrai. Maintenant, cela prendra du temps mais ce qui se passe pourrait aussi avoir pour conséquence de développer les capacités de production d’énergie renouvelable en Europe et en Amérique du Nord pour répondre à ce souci d’autonomie plus grande qui s’est révélé. On peut comparer avec cette nécessité d’indépendance que l’on a ressentie avec la crise du covid, pour la fabrication des masques, par exemple.

Cela peut-il forcer des évolutions plus rapides?

Il y aura sans doute quelques conséquences positives en Europe, oui, mais à plus long terme.

La tension majeure, aujourd’hui, sur la question climatique n’est-elle pas causée par l’obligation de devoir choisir entre innovation et sobriété?

Il faut les deux. L’innovation est bienvenue, il y a certainement de très nombreuses techniques que l’on ne connaît pas encore aujourd’hui ou qui sont balbutiantes, trop chères… Mais inévitablement, ces technologies vont utiliser une certaine quantité de ressources, d’énergie, même si elles sont très efficaces. Or, on n’a pas des quantités illimitées d’énergie.

Un des chiffres qui m’inquiètent le plus, parce qu’il n’évolue pas depuis 20 ou 30 ans, c’est la part de l’énergie mondiale produite par les combustibles fossiles. Elle est de 80%. On dit souvent, et le Giec le démontre aussi, qu’il y a une augmentation de la capacité du solaire, de l’éolien… C’est magnifique mais c’est une augmentation qui ne fait qu’absorber la demande croissante. Cette dernière croît aussi pour de bonnes raisons avec le développement et la sortie de la pauvreté dans bien des régions du monde. C’est logique et bienvenu. Mais le fait que ce chiffre de 80% n’évolue pas, c’est très frustrant!

Le seul moment où l’on a été plus en moins dans les clous de l’Accord de Paris, dit-on, c’est quand tout a été à l’arrêt avec la pandémie…

A peine! C’était une évolution à la marge. Il y a eu une diminution des émissions pendant un an, mais elles ont repris ensuite: 2021 a vu les émissions de CO2 les plus élevées de l’histoire. En réalité, il y a un autre chiffre très préoccupant qui ne bouge pas, c’est 1,65%: le taux moyen de croissance annuelle de l’exponentielle qui ajuste le mieux la croissance des émissions mondiales de CO2.

Depuis 1850, la courbe mondiale des émissions de CO2 est en effet une exponentielle, qui ne bouge quasiment pas en dépit des guerres ou des crises. Or, on sait que pour protéger le climat, cette courbe doit devenir une cloche, atteindre son sommet et descendre le plus rapidement possible vers zéro. La neutralité carbone, c’est ça finalement: atteindre un état où les activités humaines n’émettent pas plus de CO2 qu’elles n’en absorbent – je ne parle pas des forêts, ni de l’océan. Et cela, on en est très très loin.

Cela veut dire quelque chose que beaucoup de gens n’ont pas compris, en particulier les entreprises qui pensent arriver à la neutralité carbone en finançant n’importe où des projets de reforestation ou de stockage de carbone dans la végétation. Ce qu’elles n’ont pas compris, c’est que la capacité des écosystèmes d’absorber du CO2 est malheureusement en partie proportionnelle à la quantité de CO2 que l’on émet.

En d’autres termes, moins on émet de CO2, moins les écosystèmes vont pouvoir en absorber. C’est une réalité qui dérange parce que cela veut dire que la neutralité carbone – c’est-à-dire arriver au “net zéro” – ne devrait pas être très différente de l’objectif “zéro émission”. Quand on aura des émissions faibles, ce sera difficile pour les forêts et l’océan d’absorber autant de CO2 qu’aujourd’hui à l’échelle mondiale. Les forêts et l’océan qui absorbent aujourd’hui la moitié environ de ce que les activités humaines émettent vont le faire de moins en moins. Le défi est donc beaucoup plus important que ce que beaucoup d’entreprises pensent! Les compagnies aériennes, par exemple, croient qu’elles vont pouvoir continuer à brûler du kérosène avec des moteurs plus efficaces, tout en devenant neutres en carbone à terme en finançant des projets de compensation ailleurs dans le monde: c’est largement une illusion.

Si on raisonnait en termes de services et non de biens, beaucoup de choses changeraient en matière de consommation des ressources et de l’énergie.

Faut-il une action politique plus coercitive?

Oui. Il faut sortir de l’utilisation des combustibles fossiles, c’est tout. Le rapport du Giec, publié le 4 avril, contient un chapitre entier sur les instruments économiques qui peuvent aider à ce que les choses évoluent dans le bon sens. Cela passe par des outils réglementaires, législatifs, des lois climat, des procès climatiques aussi… Certains de ces procès sont intentés directement à des pays ou à des entreprises par des acteurs très diversifiés. Cela peut aller d’un groupe de jeunes préoccupés par le climat à un pays victime des changements climatiques et qui attaque un autre pays.

Ces différents moyens d’action ont eu un certain effet jusqu’à présent: il faut reconnaître qu’il y a eu une baisse des émissions par rapport au scénario business as usual. C’est déjà un premier pas. On n’est donc plus sur les pires courbes qui étaient encore envisagées il y a quelques années. Cela veut dire que le processus initié par le protocole de Kyoto, l’Accord de Paris et tout ce qui les a accompagnés au niveau national a commencé à avoir un effet. Mais cela ne descend pas assez vite, c’est cela le problème. Il faut donc mettre en oeuvre tous les instruments coercitifs plus rapidement, mais aussi insister sur les deux domaines dont vous parliez: l’innovation et la sobriété. Dans son dernier rapport, le Giec consacre un nouveau chapitre à ce qu’il est possible de faire en matière de sobriété dans tous les secteurs, en particulier celui de la production industrielle, du transport, des bâtiments et de l’alimentation. On y parle du rôle que l’on peut avoir sur la demande, sur la consommation d’une série de biens, ainsi que sur la consommation de services en partie énergétiques, ou de mobilité, qui ne sont pas encore assez stimulés.

Trop souvent, on voit encore les choses sous l’angle de la fourniture et la consommation de produits, alors que ce dont on a besoin, ce ne sont pas des produits mais les services que ces biens permettent de satisfaire.

Cela signifie plus de partage?

Oui, plus de partage, mais cela veut dire aussi, par exemple, que des firmes vendant aujourd’hui des frigos devraient vendre du froid! Et pour fournir ce service, il s’agirait de placer des frigos chez les gens ou dans les entreprises en ayant d’abord comme objectif que ceux-ci soient utilisés le plus longtemps possible.

Cela met aussi en évidence l’importance d’un autre mot: l’efficacité.

Oui, c’est l’efficacité, mais aussi le recul de l’obsolescence programmée. Si on raisonnait en termes de services et non de biens, beaucoup de choses changeraient en matière de consommation des ressources et de l’énergie. Si on vend du froid et que l’on intègre l’énergie que cela nécessite dans le calcul, on a intérêt à ce que les machines fonctionnent très longtemps, qu’elles soient très efficaces et qu’elles consomment très peu d’énergie. Je dis cela pour le froid mais cela vaut pour trente-six domaines différents.

Un des messages clés du Giec dans ce chapitre – dont les rapports sont basés sur la littérature scientifique au sens large, il faut le rappeler, pas seulement des spécialistes du climat – , c’est que si on mettait en oeuvre toutes ces mesures qui touchent à la sobriété et à l’efficacité maximale, on pourrait réduire à l’horizon 2030, c’est-à-dire très rapidement, les émissions mondiales de 40 à 70% par rapport au business as usual. Le potentiel est gigantesque.

La guerre en Ukraine, est-ce un soubresaut, une résistance par rapport à la concorde internationale qui serait nécessaire? Quel est votre espoir? La jeunesse?

La jeunesse, c’est un vivier d’espérance. Sur mon téléphone, j’ai toujours avec moi la photo du regard de Greta Thunberg: c’est une source d’inspiration. Dans une grande mesure, s’il y a un Green Deal européen, c’est grâce à son interpellation, avec des milliers de jeunes avant les élections européennes de mai 2019.

Mais ces jeunes sont fort critiques, aussi…

Oui, certains sont découragés, d’ailleurs, ou dépriment. Ce ne sont ni des surfemmes, ni des surhommes.

Mais vous, vous continuez à prendre votre bâton de pèlerin.

Quand on me demande si je suis optimiste et que je réponds positivement, on s’étonne toujours: comment est-ce possible? Je rétorque alors que je plaide pour une efficacité énergétique maximale et que le temps que je passerais à me tordre les mains ou à pleurer, ce serait de l’énergie gaspillée. Soyons cohérents.

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