François Lenglet: “Ce sont les détenteurs de capitaux qui paieront la facture”
En filigrane de cette crise sanitaire figure la problématique de la dette. Le journaliste et essayiste français François Lenglet nous dit de ne pas croire aux miracles: nous devrons la payer. Et ce sont les épargnants, les détenteurs de capitaux, qui passeront à la caisse.
Jamais la dette mondiale n’a été aussi importante. En termes aussi bien absolus – elle devrait atteindre cette année 277.000 milliards de dollars selon l’IIF, le lobby des grandes banques internationales – que relatifs. L’endettement public et privé des pays développés représente en effet désormais 432% de leur PIB, contre 380% voici un an.
Qui va payer la facture? C’est la question que pose le journaliste et essayiste François Lenglet dans son dernier ouvrage(*), consacré aux conséquences de la crise sanitaire. Une crise qui a accéléré des tendances apparentes depuis quelques années et marque la fin d’un cycle entamé au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Entretien (par téléphone, Covid-19 oblige) avec l’auteur.
(*) François Lenglet, Quoi qu’il en coûte! , éditions Albin Michel, 17,90 euros.
Trends-Tendances. Vous soulignez, au début de votre livre, que la crise a incité une majorité de la population à pencher pour la protection plutôt que pour la liberté. C’est ce qui se joue aujourd’hui?
François Lenglet. Je le pense, en effet. C’est vraiment l’élément structurant. Cette épidémie, évidemment, tombe du ciel comme une météorite dans le jardin. Son apparition était imprévisible. Mais il faut la comprendre comme un catalyseur d’évolutions engagées précédemment. C’est une machine à accélérer le temps. Nous voyions apparaître depuis un moment déjà ce besoin de protection, qui marque la fin d’un cycle libéral. De tels cycles durent généralement 80 ans. Ils débutent par le besoin de liberté d’une génération, puis cette aspiration se dénature et finit par provoquer un mouvement contraire qui se traduit par un besoin de protection. Nous avons vu cette demande s’exprimer avec la montée des populismes, mais aussi avec le Brexit, l’élection de Donald Trump, la dérive autoritaire d’Erdogan en Turquie ou de Xi Jinping en Chine. Si la pandémie s’était produite il y a 20 ou 30 ans, en pleine période libérale, nous aurions pu imaginer une accélération de la coopération internationale. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit ici.
Cette pandémie, c’est une machine à accélérer le temps.
Nous avons géré cette crise comme celle de 2008: en “sortant le chéquier”. D’autres réponses auraient-elles été possibles?
C’est la question à 15.000 milliards (le montant des dépenses publiques et privées liées à la crise, Ndlr). Je crois que nous n’avions pas d’autres options. Il serait toutefois dangereux d’en déduire, et c’est la raison pour laquelle j’ai écrit ce livre, que nous pourrions continuer à financer nos problèmes de cette façon. Cela devrait rester une mesure d’urgence, liée à un événement comme il ne s’en produit qu’un par siècle.
Certains voudraient pourtant que les banques centrales fassent tourner la planche à billets pour financer la sécurité sociale, les infrastructures, le plein emploi. Cette “théorie monétaire moderne” a-t-elle du sens?
C’est ce que disent en France depuis longtemps Marine Le Pen ou Jean-Luc Mélenchon: il faut récupérer la Banque centrale européenne et la mettre au service des citoyens en exploitant ses possibilités de création monétaire. Le fait que beaucoup de gens se rallient désormais à cette idée constitue pour moi plutôt un motif d’inquiétude. Il est effectivement très tentant de laisser ce robinet ouvert. Mais si nous n’avons pas la sagesse de le fermer, l’Europe risque d’être un jour ou l’autre en proie à des dissensions très importantes. Nous les voyons déjà apparaître entre des pays comme l’Allemagne, où l’on estime que l’intervention de la BCE doit rester exceptionnelle, et la France ou plus encore l’Italie qui, dans un contexte de productivité déclinante, n’arrivent pas à domestiquer leurs dépenses publiques. Il est d’ailleurs frappant de constater que malgré ces dépenses, les services publics fonctionnent beaucoup moins bien. Car une part croissante de cet argent est utilisée pour la redistribution, qui représente, dans l’Hexagone, un tiers du revenu des Français.
Vous constatez dans votre livre que les pays qui ont le moins bien géré la pandémie sont ceux qui étaient les plus endettés au départ. C’est vrai pour les Etats du Sud de l’Europe, mais aussi pour la Belgique. Comment expliquer cette corrélation entre l’importance de la dette et la déficience dans la gestion de l’épidémie?
C’est une question passionnante, sur laquelle j’aimerais travailler. Intuitivement, il me semble que ce sont là deux conséquences d’une même cause: il s’agit d’Etats mal organisés. La désorganisation explique qu’ils dépensent beaucoup, de façon intempérante, mais elle produit aussi une mauvaise articulation entre le niveau “fédéral”, comme vous dites en Belgique, et le niveau local. Ce qui se traduit par des difficultés à lutter contre l’épidémie. Cette articulation entre les niveaux national et local est bien meilleure en Allemagne, en Autriche et dans les pays du Nord de l’Europe. Cependant, d’autres éléments culturels ont pu favoriser l’épidémie, particulièrement dans le Sud, où les générations cohabitent.
Nous avons émis beaucoup de dette pour gérer la crise. Certains affirment que finalement, cette dette est quasi inexistante puisqu’elle est logée auprès de la Banque centrale. Ce raisonnement se tient-il?
Non, je ne crois pas. Pour trois raisons. La première est spécifique à l’Europe. Si les Etats-Unis et le Royaume-Uni possèdent leur banque centrale, en Europe, cette institution est une coopérative: 19 pays en ont la propriété collective. Chacun en détient une petite partie mais aucun n’a la main sur elle. Des dissensions pourraient éclater au sujet du rythme de remboursement de la dette, ce qui nous exposerait à un risque de conflit intra-européen. La deuxième raison est que la stratégie de détention de la dette par les banques centrales a d’importants effets pervers. Elle avantage en effet les détenteurs de capitaux ; la monnaie créée se déverse sur les marchés financiers, nourrit la progression du prix des actifs et conforte les inégalités en termes de patrimoine ou d’accès au logement. Et la troisième raison est que tout notre système est basé sur la confiance. Les lois de la psychologie collective régissent dans une large mesure l’économie et la finance. Mais la confiance est comme la lumière électrique: elle n’existe pas à moitié. Elle est là, ou pas. Or, nous sommes en train de consommer le capital confiance accumulé au cours de ces 30 dernières années. Nous pourrions voir apparaître des mouvements brutaux, déclenchés par une crise sociale ou politique, qui instilleraient un sentiment de défiance à l’égard des banques centrales et qui mèneraient à des comportements d’évitement vis-à-vis de la monnaie. On l’a oublié aujourd’hui, mais il y en a eu beaucoup par le passé.
La dette, on peut s’en débarrasser par un krach, par l’inflation ou, c’est le scénario le plus optimiste, par la croissance.
Il va bien falloir trouver un moyen de se débarrasser de cette dette. Lequel?
On peut s’en débarrasser par un krach, par l’inflation ou, c’est le scénario le plus optimiste, par la croissance. Après tout, c’est ce qui s’est passé après la Deuxième Guerre mondiale. Dans les premières années de l’après-guerre, la croissance et l’inflation ont affiché un taux de 30%, voire plus. La dette a été étouffée en trois ans! Mais de tels taux ne sont plus à notre portée aujourd’hui, pour des raisons démographiques et d’organisation des marchés.
Les plans de relance ne vont-ils pas canaliser l’argent vers des investissements productifs, qui permettront de soutenir la croissance et, à terme, de rembourser la dette?
Peut-être sommes-nous à la veille d’un grand bond de la productivité. C’est toujours possible. Mais rien ne permet au départ de dissocier un bon investissement d’un mauvais. Nous avons par exemple développé en France, sans grand succès commercial, le TGV, l’aérotrain, le Minitel. Et le nucléaire, qui risque de se terminer en catastrophe financière et industrielle. Compter sur une croissance de l’activité pour financer la dette relève de la spéculation.
Alors, qui va payer?
Ceux qui ont gagné depuis 40 ans: les détenteurs de capitaux, les épargnants. Je ne crois pas en effet qu’il existe une solution fiscale au problème. Pour que ce soit le cas, il faudrait doubler les impôts, ce qui est difficilement envisageable. On tuerait la bête. L’autre candidat au paiement est donc l’épargnant. Il a déjà été tondu, après la Deuxième Guerre par exemple. Car il n’y a pas moyen de faire disparaître une dette sans effacer aussi le capital qui lui est opposé: dette et capital sont les deux faces d’une même réalité. Quand une personne s’endette, c’est parce que quelqu’un lui a prêté des fonds.
Les épargnants d’aujourd’hui sont les personnes les plus âgées. On dit pourtant que cette dette sera le fardeau des jeunes générations. Alors, qui va payer: les jeunes ou les vieux?
J’ai pensé un moment qu’il s’agirait des jeunes. Dans un système relativement balisé, avec une perspective de remboursement réelle, ce pourrait être le cas. Mais ça ne le sera pas cette fois, en raison de l’importance de l’endettement. Ce sont les détenteurs de capitaux qui paieront, et ils font généralement partie des seniors. Il est possible que la facture se présente sous la forme d’une dévaluation générale des actifs, causée par un krach ou par un rebond de l’inflation ; cela libérerait les jeunes du fardeau de la dette beaucoup plus tôt que je ne l’aurais pensé.
Encore faut-il que les jeunes aient du travail…
Oui. Mais dans une perspective longue, si nous reprenons l’évolution des cycles dont nous parlions tout à l’heure, nous constatons que la principale vertu d’une crise consiste à détruire les dettes, les rentes et les situations acquises. Lorsqu’un tel nettoyage se produit, en général l’économie repart bien. Nous pouvons donc espérer que les jeunes auront du travail. Je mesure à quel point tout cela est empirique. Mais il n’y a pas de raison que ce que l’on a vu se produire par le passé ne se répète pas aujourd’hui.
Vous êtes assez pessimiste, en revanche, sur l’avenir de l’Union européenne.
Il y a quelques années, je vous aurais dit que c’était un édifice branlant prêt à s’effondrer. Et qu’après ce moment désagréable, nous allions retrouver une autre organisation propice à la croissance. Aujourd’hui, je ne sais pas. Car il y a quand même eu un changement important dans la vision et les comportements des pays du Nord, et spécialement de l’Allemagne, qui se voit désormais comme la patronne de la zone. Elle profite évidemment de l’Union monétaire puisque pour son économie, l’euro est bon marché, ce qui permet à son industrie d’exporter. Des pays comme la France en profitent aussi parce que l’Union monétaire les autorise à emprunter à bon marché et à poursuivre leur intempérance budgétaire. Chaque pays en profite pour cultiver sa spécialité! Mais l’Allemagne, se pensant désormais comme le boss, est prête à payer, ce qui conforte cet édifice branlant. Le futur de l’Union monétaire pourrait alors malheureusement être une sorte d’équilibre cimenté par les transferts des pays du Nord, dans lequel les pays du Sud se complairaient et tendraient la main pour recevoir des subsides tout en laissant dépérir leurs économies. Ces pays se spécialiseraient dans la production de soleil et de bains de mer et assisteraient à l’exode, vers Hambourg ou Berlin, de leurs jeunes “hyperformés”.
Le phénomène s’est produit en Grèce. Mais s’il devait toucher un grand pays comme l’Italie, cela ne deviendrait-il pas beaucoup plus problématique?
Vous avez raison, et c’est ainsi que les choses vont se passer. L’Italie du Sud est dans un état catastrophique. Lors de la crise monétaire, on a mis un chiffon sur la sonnette: elle ne fait plus de bruit parce que la Banque centrale fait les prix et les quantités sur le marché de la dette. Mais comme toujours lorsque l’on bloque le risque à un endroit, lorsqu’on l’empêche de s’exprimer, il va ailleurs. Et c’est bien sûr du côté social et politique que se trouvent les menaces aujourd’hui. Ce qui nous ramène à ce problème de perte de confiance, situé à la jonction de l’économie, du social et du financier.
Restons optimistes: ne peut-on pas imaginer que la crise donne au contraire naissance à un nouvel équilibre?
Ce serait le scénario idéal. Nous ne retrouverons sans doute pas les croissances antérieures de 4% ou 5% par an, mais la pandémie a libéré une extraordinaire réserve de productivité. Regardez ce qui se passe en matière de biotechnologies avec les vaccins, en matière de technologies de l’information, de télétravail, d’intelligence artificielle, etc.: il y a en effet un côté positif dans l’organisation de la production de richesse et sa distribution. La question clé sera cependant celle de la répartition de la quantité de travail et de la richesse qui en découlera. La technologie va opérer de nouvelles répartitions dans ces deux thèmes. Peut-être s’oriente-t-on vers un ” super keynésianisme “… mais je ne suis pas sûr que Keynes l’aurait approuvé. En France, la ministre du Travail a recommandé aux stations de sports d’hiver d’embaucher des gens, quitte à les mettre au chômage partiel, payé par l’Etat. Embaucheur, prêteur, assureur: l’Etat devient la contrepartie universelle.
Keynes dit aussi que dans l’économie, ce sont les entrepreneurs et leurs anticipations qui sont au coeur du système.
Bien sûr, et si nous l’oublions, nous nous préparons des lendemains très difficiles. Il faut donc espérer que nous trouverons les bons réglages, comme nous l’avons fait au sortir de la guerre. Nous avions alors été aidés par le rattrapage de l’économie européenne face à celle des Etats-Unis, mais aussi par l’apparition de nouvelles technologies et la création de nouveaux produits de masse. Des phénomènes que nous observerons probablement encore. C’est un acte de foi, mais il n’y a pas de raison de ne pas y souscrire.
Profil
- Naissance le 10 novembre 1961
- Après avoir décroché une maîtrise en lettres modernes à la Sorbonne, il entame une carrière de journaliste, d’abord en presse écrite ( L’Express, L’Expansion, Enjeux, Les Echos, La Tribune, etc.) puis, à partir de 2011, dans les médias audiovisuels.
- 2011: dirige la rédaction de BFM Business.
- 2012: rédacteur en chef du service France auprès de France 2.
- 2018: rejoint TF1, où il dirige le service économie.
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