Fin programmée d’une exception fiscale: les plus-values seront-elles bientôt imposées?

Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Les plus-values sur vente de titres pourraient être imposées dès l’an prochain. Le projet, initié dès 2022, est dans les cartons des formateurs. Mais l’idée divise, tant dans le monde politique qu’économique et fiscal.

C’est un tabou, un symbole, une particularité fiscale pointée avec agacement par l’OCDE et le Fonds monétaire international : la Belgique est l’un des rares pays développés où les plus-values sur la cession d’actions, d’obligations et de valeurs mobilières ne sont pas taxées, du moins si cette opération s’effectue dans le cadre d’une gestion de bon père de famille.

Toutefois, Bart De Wever, l’ancien formateur, a fait vaciller le totem en voulant désormais imposer toutes les plus-values sur valeur mobilière : “Nous adoptons un impôt général sur les plus-values de 10% sur les actifs financiers, sans rétroactivité et avec une exonération des plus-values historiques dès l‘entrée en vigueur de l‘impôt sur les plus-values”, lit-on dans sa note de 56 pages destinée à être le socle d’un gouvernement Arizona. Le terrain, il est vrai, avait déjà été préparé par le ministre des Finances sortant, Vincent Van Peteghem (CD&V), qui avait proposé une taxe de 15% sur les plus-values.

La proposition de Bart De Wever est donc plus douce. Une série d’allègements ont été apportés dans la dernière mouture du document, rappelle Denis-Emmanuel Philippe, avocat (Bloom Law) et maître de conférences à l’ULiège. Tout d’abord, les plus-values historiques sont bien évidemment exonérées : on ne peut taxer que la quote-part de la plus-value réalisée qui a été constituée après l’entrée en vigueur de la mesure. Les plus-values réalisées lors de la cession de titres cotés après une période de détention de 10 ans seraient aussi exonérées. Par ailleurs, les moins-values sur actions seraient déductibles, au même titre que les frais d‘acquisition ou de conservation des titres. Le calcul de la plus-value tiendrait aussi compte de l’inflation. Une exonération de base est prévue pour les premiers 6.000 euros.

Par ailleurs, les plus-values réalisées par les actionnaires “historiques” et “actifs” lors de la cession de participations dites “substantielles” (plus de 5% du capital) seraient exonérées à hauteur d’un certain montant (allant jusqu’à 5.000.000 euros, à suivre certaines sources). “Il s’agit ici surtout d’épargner les entrepreneurs qui cèderaient leurs actions dans leur PME belge”, souligne l’avocat.

Il ne faudrait pas que les plus-values soient l’arbre qui cache la forêt.

Et puis, on ne parle que des plus-values sur valeurs mobilières réalisées par des personnes physiques. “Les familles fortunées, qui détiennent des actions (cotées) au sein d’une holding patrimoniale, ne tombent pas sous le coup de cette mesure qui concerne uniquement l’impôt des personnes physiques”, souligne Denis-Emmanuel Philippe.

Le rendement de cette mesure, considérant ces diverses exceptions, ne serait pas extraordinaire. La note De Wever prévoyait 0,5 milliard par an. Mais certaines estimations, qui prennent en compte les limitations exposées plus haut, arrivent à une centaine de millions d’euros. “Il s’agit plutôt d’une mesure symbolique”, observe Denis-Emmanuel Philippe. On est loin en effet du rendement de l’imposition des plus-values proposée par le PS, qui envisageait de taxer les plus-values sur la cession de titre à hauteur de 30%, ce qui aurait généré, selon le Bureau du Plan, 2,9 milliards par an.

Une ligne rouge

Dans la note du formateur Bart De Wever, plusieurs points sont fort problématiques pour les entrepreneurs.

Même réduite à son aspect symbolique, afin d’inciter Vooruit à entrer dans le gouvernement, la proposition de Bart De Wever s’est toutefois heurtée à un refus du MR. “Il faut respecter le mandat de l’électeur, qui a été de promouvoir le Mouvement réformateur sur une notion de baisse d’impôt et de meilleure récompense du travail. Tout le monde se focalise sur les plus-values, mais c’est faux. Aujourd’hui, c’est l’équilibre global qui pose un problème”, a expliqué sur RTL le patron du MR, Georges-Louis Bouchez.

Un des négociateurs MR, David Clarinval, précisait cependant la ligne rouge tracée par les libéraux francophones, expliquant qu’il n’était pas opposé à une taxe sur les plus-values boursières, mais était en revanche vent debout contre une taxe qui pénaliserait les entrepreneurs dans la cession de leur entreprise.

Au moment d’écrire ces lignes, l’idée continuait donc à faire son chemin, alimentant un débat très fourni, chez les politiques, les fiscalistes, les économistes…

Taxé trois fois

Bruno Colmant, professeur à la Vlerick School, membre de l’Académie royale de Belgique et qui a aussi, dans l’une de ses multiples vies antérieures, présidé la Bourse de Bruxelles, est l’un des plus farouches opposants à cette mesure, et ce depuis longtemps, tant pour des raisons théoriques que pratiques.

Sur le plan théorique, imposer les plus-values revient à imposer doublement les bénéfices, “puisqu’une plus-value représente une somme de revenus futurs qui seront imposés”. Un exemple : une société voit ses perspectives de résultats augmenter. Son cours de Bourse progresse en proportion de l’attente de meilleurs résultats. Il y a donc une plus-value aujourd’hui, mais aussi davantage de recettes fiscales demain, puisque cette société va réaliser un bénéfice plus important qui sera soumis à l’impôt des sociétés, et distribuer plus de dividendes qui rapporteront davantage de précompte mobilier à l’Etat.

Et si la taxe sur les comptes titres est maintenue, on peut même dire que la ponction est triple. “On peut argumenter que d’autres pays taxent les plus-values, c‘est vrai, mais ce sont des pays dont la taxation des revenus est bien moindre. Nous taxons les revenus des capitaux très, très fortement. Si l’on cumule l’impôt des sociétés et le précompte mobilier, les dividendes sont taxés à 50 %”, souligne Bruno Colmant.

D’autres arguments viennent étayer le sentiment que cet impôt est une très mauvaise idée, ajoute l’économiste. D’abord le fait que, en pratique, cette taxe va surtout concerner les petits particuliers détenteurs d’actions de sociétés cotées. “Je ne parle pas des boursicoteurs, mais de personnes qui doivent, souvent en dernière partie de vie, épuiser le capital qu’elles ont accumulé. Et je vais même plus loin : cette taxation n’atteindra que ceux qui n’ont pas la patience ou la possibilité de ne pas vendre, et non les grands actionnaires familiaux de référence, qui ne vendent jamais leurs participations, mais les transmettent à un taux de donation infime, ou même les localisent dans des fondations.”

“Ah oui, j’oubliais, ajoute Bruno Colmant : une telle taxation signifie la fin, en grande partie, des activités bancaires de gestion d’actifs, et le départ des non-résidents, sans compter la fin des introductions en Bourse et l’abandon d’un quelconque espoir de faire de la Belgique un centre financier.”

Vincent Van Peteghem, ministre des Finances sortant, avait déjà bien préparé le terrain en proposant en son temps une taxe de 15% sur les plus-values.

Quid des moins-values ?

L’ancien professeur Guy Kleynen abonde. Cette mesure “relève d’un manque de lucidité car elle ne tient aucun compte ni de la complexité des mécanismes de taxation qu’elle implique, ni de ses effets négatifs sur l’économie nationale”, note-t-il dans La Libre. Pour lui, le seul système cohérent, équitable et infiniment plus simple allant dans le sens voulu par le formateur consisterait à remplacer divers impôts – tels que la taxe sur les comptes titres, la taxe Reynders, la TOB de 1,32 % sur la valeur de remboursement des sicav de capitalisation – par un impôt modique sur les plus-values réelles (soit hors inflation) qui se dégagent annuellement des portefeuilles, les pertes éventuelles pouvant être reportées sur les exercices ultérieurs, ce qui impliquerait simplement de comparer la valeur des portefeuilles à la fin et au début de l‘année, en neutralisant les apports et les retraits de capitaux.

“Une telle taxation signifie l’abandon d’un quelconque espoir de faire de la Belgique un centre financier.” – Bruno Colmant

Dans la pratique, en effet, la mise en place de la mesure telle qu’elle serait envisagée soulève bien des questions, observe le conseiller fiscal Pierre-François Coppens. “Pour les actions cotées, la mise en œuvre est relativement facile, dit-il. Pour les titres non cotés, le problème est de déterminer ces fameux droits acquis (les plus-values réalisées avant l’entrée en vigueur de la mesure, ndlr). De plus, il y a le problème des moins-values. Si l’on taxe les plus-values, les moins-values devraient être déductibles, mais je ne suis pas sûr que ce soit prévu au programme. Or, cela pourrait annihiler une grande partie des recettes fiscales. On peut en effet imaginer la fertilité de l’imagination des comptables pour créer des réductions de valeur.”

Un tabou qui vacille

David Clarinval, négociateur MR, n’est pas opposé à une taxe sur les plus-values boursières, mais rejette une taxe qui pénaliserait les entrepreneurs dans la cession de leur entreprise.

Sur le fond de la mesure, toutefois, le tabou devrait être levé, poursuit le fiscaliste. “Dans ce débat, les arguments sont souvent binaires, dit-il. Il y a peut-être, me semble-t-il, moyen de trouver un compromis. Il faut préserver les entreprises, les PME qui sont cédées à d’autres et qui poursuivent une activité avec des emplois. Mais certains vendent leur société 20 fois sa valeur après deux ans. Il y a quand même un problème moral que ces personnes n’aient aucun impôt à payer. J’entends bien la théorie qui dit que les plus-values ne sont que des dividendes anticipés qui seront soumis au précompte. Mais ce n‘est pas parce que l‘acquéreur va devoir subir une imposition que le vendeur peut échapper à toute taxation. Si vraiment vous avez fait un gros coup, que vous avez vendu un logiciel extraordinaire et que vous payez 10 % d‘impôts, je ne suis pas sûr que ce soit dissuasif pour faire fuir les capitaux”, ajoute Pierre- François Coppens, qui précise cependant que la crainte de beaucoup est que ce taux ne soit augmenté au fil du temps.

Et il ajoute que dans la note de Bart De Wever, d’autres points sont plus problématiques pour les entrepreneurs, comme la suppression des rémunérations alternatives, des actions VVPR (avec avantage fiscal), des frais propres à l’employeur, ainsi que l’augmentation à 20% de la taxe sur la réserve de liquidation.

Il ne faudrait donc pas que les plus-values soient l’arbre qui cache la forêt. La nécessité de réviser notre fiscalité en profondeur est d’ailleurs une opinion partagée par beaucoup.

Cofondateur de la société de gestion d’actifs Orcadia et chargé de cours à l’UNamur, l’économiste Etienne de Callataÿ interroge : “Il faut se demander s’il est préférable de taxer les plus-values ou bien de réduire les pensions ? S’il n’est pas nécessaire de trouver des moyens pour financer une baisse de la taxation des bas salaires ? Ce sont des choix politiques”, observe-t-il dans Le Soir.

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