L’horeca boit la tasse
Sérieusement malmené pendant la pandémie et à peine remis debout, l’horeca a pris de plein fouet la crise inflationniste liée à la guerre en Ukraine. Elle se double, comme dans d’autres secteurs, d’une solide pénurie de main-d’œuvre qualifiée. Le secteur tire la sonnette d’alarme et réclame des aides structurelles.
“La pénurie de main-d’œuvre qualifiée dans notre secteur, l’augmentation des prix et mon exigence pour la qualité m’obligent à me remettre en question.” Ce message écrit par Maxence Van Crombrugge, l’ancien président de la Fédération Horeca Wallonie, sur le site de son restaurant Au Milieu de Nulle Part au début mars n’a pas été effacé. Ce qui était une mise en pause est devenu une cessation d’activités et le restaurant, créé il y a 18 ans à un tir de canon du Lion de Waterloo, a été mis en vente auprès d’une agence immobilière.
La semaine dernière, c’est la Manufacture, vieille institution bruxelloise de plus de 30 ans, qui a fait aveu de faillite. Olivier Schwennicke, le propriétaire, évoque dans un communiqué moult raisons pour justifier ce funeste destin et lance cette phrase perfide: “Le destin et la politique n’ont pas été avares en créativité”.
Lire aussi | Faillites : niveau record en Europe
Fin juillet, La Rigue, le restaurant que le tri-étoilé Peter Goossens pilote dans l’hôtel rénové La Réserve, à Knokke, cherchait toujours une dizaine de profils qualifiés pour permettre une ouverture sept jours sur sept, l’objectif initial. De nos jours, le resto, après avoir acté une fermeture hebdomadaire le lundi, n’ouvre pas non plus ses portes le mardi. Ces trois exemples, et il y en a, hélas, des centaines d’autres, mettent le doigt sur les problématiques qui touchent le secteur horeca en Belgique. Un secteur mal aimé des politiques qui, pourtant, le fréquentent assidûment…
Les bras cassés au travail
Cette pénurie de personnel intervient dans le cadre généralisé du manque de main-d’œuvre dont souffre notre pays. Dans le cas de l’horeca (une quinzaine de métiers du secteur se trouvent dans la liste 2023 du Forem des jobs en pénurie), elle trouve sa source dans les fermetures imposées lors des deux confinements.
“Clairement, tout le personnel n’est pas revenu après le covid, souligne Luc Marchal, le président actuel de la Fédération Horeca Wallonie. Et ceux qui sont revenus ont exigé des choses qu’ils n’auraient jamais osé demander avant. Aujourd’hui, quelqu’un qui travaille tous les vendredis, samedis et dimanches, c’est devenu une denrée rare. Pendant la pandémie, ceux qui étaient payés partiellement au noir se sont retrouvés avec un chômage de misère. Aujourd’hui, tout le monde veut être 100% déclaré et c’est très bien comme ça!”
“Aujourd’hui, les chefs réduisent les services, certes par manque de personnel, mais aussi pour ne garder que ceux qui sont rentables.” – Luc Marchal
On estime aujourd’hui que 20% des postes disponibles ne trouvent pas preneur. Cette pénurie a des effets pervers: surcharge de travail pour les chefs propriétaires, réduction des heures d’ouverture et du nombre de services.
“J’ai ramé de septembre à décembre dernier pour trouver un second en cuisine, raconte Céline Moustier, cheffe d’Origines, dans le centre-ville de Mons. Je me suis débrouillée seule ou avec des extras et des bras cassés. J’ai même dû distribuer mon premier C4. Finalement, j’ai eu le bonheur de tomber sur Céline qui travaillait à La Canne en Ville, l’étoilé bruxellois, et qui voulait se rapprocher de sa famille. Je ferme désormais le mardi mais j’ouvre le dimanche midi, moyennant compensation financière. Cela marche souvent mieux que le samedi soir. Peu de mes collègues qualitatifs sont ouverts le dimanche et je profite aussi des expos qui attirent de nombreux touristes à Mons.”
“Je n’ai pas dû adapter mes jours de fermeture mais à certains moments, vu le manque de personnel, j’ai sérieusement diminué le nombre de couverts par service dans certaines brasseries, renchérit Thierry Van Damme, copropriétaire d’une série d’établissements à Bruxelles et en Wallonie (Brasserie du Quai à Namur, Brasserie du Lac à Genval, Brasserie de la Patinoire, Les Potes en Toque à Bruxelles, etc.). Pas de jour de fermeture mais j’admets que c’est très tendu. Si je ferme deux jours par semaine, je perds entre 15 et 25% de mon chiffre d’affaires, 30% si on ferme le week-end. Ce n’est juste pas possible! Alors oui, on a dû travailler avec plus d’étudiants et j’ai dû me résoudre à diminuer mes exigences en termes de personnel. Ce n’est pas simple à gérer et mais on se débrouille. Pas question de toucher à la qualité qui fait notre réputation et qui nous permet de garder nos clients. C’est un combat permanent. J’ai même dû remettre ma toque de chef à plusieurs reprises pour assurer les services.”
Redorer l’image
Sur le problème du personnel, il est urgent de dégager des solutions mais elles demandent toutes du temps. “Il faut redorer l’image de l’horeca, assène Luc Marchal. Il est crucial que nous expliquions que nous disposons de toute une série de formations que l’on soit encore à l’école secondaire, au chômage ou en phase de réorientation. J’ai lancé l’an dernier un cursus d’aide en cuisine et d’aide en salle au sein d’Horeca Forma Wallonie, notre centre de formation. La première édition, pour cause de budget, s’est déroulée en collaboration avec le Forem. Nous avons réuni 80 élèves dans quatre villes wallonnes. L’idée est de donner les bases du métier aux néophytes. Je suis allé au lancement. La responsable du Forem a commencé son discours en disant que tout le monde savait que les métiers de l’horeca sont difficiles. J’étais furieux. Comment convaincre des étudiants en disant cela?”
Dans son dernier rapport annuel, le Conseil supérieur de l’emploi épinglait la faiblesse de la Belgique dans sa gestion de la migration économique. Par les temps qui courent, elle pourrait soulager certains secteurs. Thierry Van Damme ne pense pas autrement.“Si l’on offre des contrats en bonne et due forme, pourquoi n’est-ce pas possible? Il y a d’excellents cuisiniers en Inde, au Sénégal, au Sri Lanka, en Asie, etc.”
Dans un marché de l’emploi très tendu, toutes les solutions sont les bienvenues. De préférence pas les débauchages intempestifs de chefs peu scrupuleux… “Nous avons réussi à garder tout le monde pendant la pandémie et l’année qui a suivi, confie Anne Boulord, la directrice des trois adresses de la Winery à Bruxelles (Dansaert, Boitsfort et Brugmann qu’il faut désormais appeler Pépin). Puis, cette année, nous avons eu quelques départs consécutifs à Boitsfort et Brugmann. Et nous avons ramé. Si tu n’as aucun réseau, tu es mort. Placer des annonces, même en France, n’a donné aucun résultat. Le bouche à oreille et l’annonce d’une fermeture prochaine sont utiles pour trouver les bons profils. Ensuite, avec quelques chefs bruxellois, nous avons mis en place une relation win-win. Quand je tombe sur un profil qui m’apparaît trop élevé pour nous, je le leur renseigne. Ils font de même. Nous avons eu de belles surprises comme cela et cela nous a permis de reconstituer de chouettes équipes.”
Retrouver de la marge
Parallèlement aux problèmes de personnel, le secteur se débat dans de gros soucis financiers. Subir l’indexation des salaires et la terrible inflation, tant de l’énergie que des produits de base après le covid, a été cruel. D’autant que la plupart des aides concédées durant la pandémie, comme les reports de charges sociales, sont aujourd’hui dues. Beaucoup craignent une vague de faillites sans précédent au deuxième semestre et en 2024. En cause? Un effet ciseau: la marge est mise à mal sous l’effet de l’inflation et la trop faible hausse des prix.
“En Wallonie, j’estime que les prix auraient dû grimper de 30%, assène Luc Marchal. Mais par peur de faire fuir le client, la hausse ne fut que de 10 à 15%. C’est beaucoup trop peu. On ne gagne plus sa vie avec une bière tarifée à 2,20 euros. Auparavant, la marge dégagée permettait de survivre aux services plus calmes. Cette marge est aussi impactée par une baisse de la dépense client. Il souffre, comme nous, de la situation économique et fait très attention: un plat et deux verres de vin au lieu d’une bouteille et d’un menu trois services. Aujourd’hui, et cela se voit partout, les chefs réduisent les services, certes par manque de personnel, mais aussi pour ne garder que ceux qui sont rentables. Ils se montrent aussi beaucoup plus stricts sur les heures d’ouverture. Le client est roi en fonction de l’addition qu’il paie. Manger un plat et traîner deux heures avec un café, ce n’est plus possible. A partir d’une certaine heure, pour éviter les heures supplémentaires non rentables, il faut fermer.”
Désormais, et c’est un véritable changement de paradigme, ce sont les clients qui doivent s’adapter à l’horeca et plus l’inverse.
Quelles aides?
Pour soulager les finances de ses établissements et éviter une multitude de fermetures, le secteur réclame des aides structurelles. Tout le monde n’est pas d’accord mais deux pistes sont clairement privilégiées. D’abord la TVA.
“Comme Luc Marchal, je suis partisan d’abaisser la TVA sur la nourriture et les boissons non alcoolisées de 21 à 6%, demande Thierry Van Damme. Tous nos voisins font cela. Pourquoi pas chez nous? Sans toucher aux prix de vente évidemment afin de nous permettre de dégager de la marge. Alors oui, cela va coûter à l’Etat… mais les faillites et le chômage ont aussi un coût, non? Sans compter l’effet retour sur l’impôt des sociétés et l’emploi. Nous avons fait de gros efforts pour nettoyer le secteur avec la black box (caisse enregistreuse avec module fiscal, Ndlr). Malgré tout, 20% de nos collègues n’en ont pas. Pourquoi l’Etat laisse-t-il faire? Et pourquoi les contrôleurs du fisc acceptent-ils encore les souches TVA manuscrites? Baisser les charges sociales, c’est bien aussi mais c’est plus compliqué à faire passer car les syndicats, qui touchent une partie de nos lois sociales, n’aiment pas ça. Par contre, je suis pour une extension de l’opération zéro cotisations sociales. En plus de l’exonération pour le premier engagement, pourquoi ne pas aussi l’accorder pour le sixième, le onzième, le seizième, etc.? Cela stimulerait la création d’emplois. Avec la TVA abaissée, cela nous donnerait aussi des marges pour former le personnel engagé.”
“Je suis pour une extension de l’opération zéro cotisations sociales. En plus de l’exonération pour le 1er engagement, pourquoi ne pas aussi l’accorder pour le 6e, le 11e, le 16e, etc.? ” – Thierry Van Damme,
Si Luc Marchal évoque aussi une augmentation des heures défiscalisées, du côté de la Fédération Horeca Bruxelles, on privilégie la baisse des charges sociales. “Je comprends la baisse de la TVA qui rapporte de la trésorerie immédiate, souligne Ludivine de Magnanville, la présidente. Mais structurellement, ce ne serait qu’un pansement. Nous avons beaucoup travaillé avec un économiste et sur le long terme, la baisse des charges sociales est plus structurante et permet, à terme puisque nous sommes un secteur qui ne délocalise pas, de créer un circuit économique belgo-belge vertueux. La mettre en place n’est pas bien compliqué, il suffit de changer les plafonds de réduction de charges dont nous bénéficions par ETP (équivalent temps plein) quand on dispose d’une black box. Je trouve cela vertueux. Quant à la TVA, c’est un combat de concurrence déloyale qu’il faudrait mener. Pourquoi la grande distribution peut acheter à 6% et revendre à 6% quand nous devons revendre à 21%? Je sens une véritable incertitude à Bruxelles autour de la pérennité structurelle du secteur. C’est ma plus grosse inquiétude actuelle. Pourquoi continuer à se battre et à tout faire pour garder son entreprise à flot si l’on n’est pas entendu?”
Je sens une véritable incertitude à Bruxelles autour de la pérennité structurelle du secteur. C’est ma plus grosse inquiétude actuelle.” – Ludivine de Magnanville
Il n’en demeure pas moins que ces demandes, depuis longtemps sur la table, ne sont pas entendues par nos politiques. Il n’est souvent pire sourd que celui qui ne veut entendre. Pourtant, l’horeca en Belgique représente quasiment 200.000 emplois directs et indirects, dont 60.000 en Wallonie. “Elio Di Rupo s’est récemment étonné de mes demandes alors que les terrasses de la Grand-Place de Mons étaient noires de monde, sourit – jaune – Luc Marchal. Il est très compliqué de faire comprendre qu’une chaise remplie n’est pas synonyme de rentabilité et qu’un resto rempli les vendredis et samedis soirs ne l’est pas à tous les services. Les politiques ne veulent pas voir que cette marge est réduite à peau de chagrin, quand elle existe encore…”
Good ou Bad Move?
Enfin, impossible de clôturer ce dossier horeca sans parler des problèmes de mobilité bruxellois qui font couler beaucoup d’encre. Que ce soit la fermeture du Bois de la Cambre, le plan Good Move ou la politique de certaines communes qui font fonctionner les parcmètres jusqu’à 21 h. “Good Move est une réalité et il faut vivre avec, conclut Ludivine de Magnanville. Good Move marche du tonnerre dans certains quartiers qui, depuis, grouillent de monde et d’activités mais le plan est méga foireux dans d’autres. Tant qu’on m’écoute et qu’on cherche des solutions sans être dogmatique, cela me va. Il y a des établissements qui souffrent énormément de problèmes (bruit, circulation, etc.) qu’on a voulu éviter à d’autres.”
Un projet de bistrot
La crise touche aussi les étoilés. Ainsi à l’Air du Temps (Liernu), Sang-Hoon Degeimbre a revu son organisation. “Aujourd’hui, nous n’acceptons plus qu’entre 28 et 35 couverts au lieu de 45 auparavant. Nous étions neuf en salle, nous ne sommes plus que cinq. Il me manque depuis six mois un profil que je ne trouve pas, tout bi-étoilé que je suis. A l’Air du Temps, je n’ai pas à me plaindre. Le ticket moyen a tendance à augmenter. Par contre, la situation n’est pas la même dans mes restaurants bruxellois. Au San Sablon et au VerTige, la fréquentation avait sérieusement diminué le midi et le ticket moyen était aussi en baisse. Du coup, on a décidé de supprimer trois services le midi pour ne plus en offrir que sept sur la semaine. Heureusement, il y a eu un report de fréquentation. Les comptes se sont équilibrés et le personnel y a gagné en bien-être.”
Sang-Hoon Degeimbre ne manque pas d’idées pour répondre aux aspirations de sa clientèle. “On ne vient plus dans les étoilés par réputation mais pour vivre une expérience. Cela va dans le sens du projet que je développe et qui pourrait voir le jour l’an prochain. Je n’ouvrirai l’Air du Temps que cinq soirs en prenant le temps d’approfondir l’expérience. Parallèlement à cela, j’ouvrirai, dans l’espace dévolu aujourd’hui au petit-déjeuner de l’hôtel, un bistrot réservé aux cinq services du midi. Le client – et c’est une demande qu’il nous fait – pourra y manger à la carte pour un ticket moyen inférieur de moitié à celui de l’Air du Temps. J’ai le chef et le responsable de salle qu’il faut. Il reste à confirmer l’ensemble du projet.”
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici