Les quatre révélations de la non-réforme fiscale
Un Premier ministre qui clame son impuissance. Des partis qui se divisent sur un “tax shift” ou un “tax cut”. Un budget qui dérape. Et des mesures pour l’emploi insuffisantes. Voici les clés pour comprendre un échec d’envergure.
La réforme fiscale est morte et enterrée, du moins pour cette législature. Le projet phare de cette dernière année de Vivaldi fédérale aura fait pschitt. Ayant compris qu’il n’obtiendrait rien de ses partenaires de coalition, le Premier ministre, Alexander De Croo (Open Vld), a préféré retirer la prise du projet de son ministre des Finances, Vincent Van Peteghem (CD&V), avant la date butoir du 21 juillet qu’il s’était lui-même fixée, pour ensuite publier une surprenante lettre ouverte dans la presse et regretter les “chamailleries” du monde politique.
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Voici les quatre révélations de cette non-réforme fiscale qui en disent long sur le climat des mois à venir.
L’impuissance du Premier ministre
“Le seul vainqueur de cette séquence, c’est l’anti-politique.” Le politologue gantois Carl Devos, star en Flandre, n’a pas de mots assez durs pour exprimer son désabusement. Alors que le Vlaams Belang et le PTB grimpent dans les sondages, le spectacle donné par ces longues nuits de négociations inutiles, le bras de fer stérile entre libéraux et socialistes francophones, ainsi que les critiques acerbes entre présidents de parti auront témoigné d’une chose: l’impuissance du Premier ministre et la mort clinique de la Vivaldi, cet attelage fédéral hétéroclite de sept partis qui n’a pas réussi de grandes réformes malgré ses promesses initiales. Il faut dire que l’Open Vld lui-même est en crise, à son plancher historique dans les sondages, sous les 10%. Difficile, dans ce contexte, de faire preuve de leadership.
Là où le projet du ministre Vincent Van Peteghem reposait sur un “tax shift” (un glissement de fiscalité), les libéraux réclamaient un “tax cut” (une réduction globale).
Alors, de façon inédite, Alexander De Croo a confié ses états d’âme dans une lettre ouverte publiée dans la presse. “Chères Belges, chers Belges, écrit-il, ces derniers temps, vous avez probablement ouvert de grands yeux en observant l’arène politique. Chaque jour, la presse relate les nouvelles chamailleries entre responsables politiques qui préfèrent la confrontation à la coopération. (…) La classe politique est parfois tellement préoccupée par elle-même qu’elle en oublie les gens et les causes qu’elle doit servir. Je ne jette la pierre à personne. Cela nous arrive à tous de temps en temps. J’ai moi-même commis des erreurs et je les regrette. Mais je ne suis pas pour autant résigné.”
“Son inspiration vient de l’étranger”, constate Carl Devos en se référant à une lettre similaire publiée il y a peu par le Premier ministre sortant des Pays-Bas, Mark Rutte. De nombreux observateurs ajoutent toutefois que ce dernier en a tiré les enseignements pour démissionner et quitter la politique. Rien de tel chez notre Premier ministre. Caroline Sägesser, politologue du Crisp, parle d’un “aveu désarmant d’honnêteté”.
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Sur Twitter, le publicitaire flamand très réputé Guillaume Van der Stighelen a fait un carton avec ce commentaire: “Aux journalistes qui essayent de me contacter: Alexander De Croo a mon numéro. S’il m’avait demandé mon avis, j’aurais tout fait pour le déconseiller”. Cela témoigne de son impuissance. D’ailleurs, dans sa majorité, personne n’a réagi.
Un “tax shift” ou un “tax cut”
A gauche, la victime expiatoire de cet échec majeur est toute trouvée: c’est le MR. Il est vrai que le parti a quitté un moment la négociation en formulant ses exigences. “Le MR refuse d’augmenter les bas et moyens salaires (de la majorité des Belges, donc) pour protéger une poignée de grosses fortunes et de multinationales, flambe Paul Magnette, président du PS. Que le MR ne prétende plus jamais défendre les travailleurs et la classe moyenne!” “Forcément, la campagne électorale approche, nous allons monter dans les tours”, nous confie un cadre socialiste.
“La responsabilité du MR est totale”, appuie le secrétaire d’Etat fédéral Thomas Dermine (PS) qui dénonce une contribution fiscale trop forte des travailleurs (47% des recettes de l’Etat) et minime du capital: “Les rentiers ne contribuent pratiquement pas ; l’impôt sur le patrimoine (terrains, bâtiments et comptes-titres) reste marginal en Belgique et représente seulement 0,3% des recettes (0,7 milliard). Les plus-values sur actions sont absentes puisque qu’exonérées totalement.” Bref, c’était là une clé de la négociation, selon lui, pour financer la réforme.
Mathieu Bihet, député général du MR, dénonce une “petite musique” et une contre-vérité: “La taxe sur les comptes-titres était soi-disant l’alpha et l’oméga de la réforme fiscale. A nouveau, arrêtons les mensonges et les effets de com’. La taxe à 0,15% aujourd’hui rapporte 420 millions d’euros. La proposition de la doubler rapportait donc 420 millions d’euros de plus.” Or, il fallait trouver environ 1,3 milliard. “Comme la gauche n’était que dans une logique de shift fiscal, ils ont envisagé d’autres pistes, comme la TVA. Sinon, le compte n’était pas bon dans leur tête. Dans la nôtre, il fallait une baisse nette des impôts, notamment grâce à des mesures sur l’emploi.”
C’était tout l’enjeu de fond derrière ce bras de fer très politique: là où le projet du ministre Vincent Van Peteghem reposait sur un tax shift (un glissement de fiscalité), les libéraux réclamaient un tax cut (une réduction globale).
“Le financement du projet de réforme repose sur une hausse de fiscalité dirigée vers les citoyens, les consommateurs et les entreprises, précisait la note du MR. Lors des dernières discussions, les propositions comportaient toujours des taxes nouvelles pour plus de 1,6 milliard d’euros, notamment sur la construction, la consommation, le tourisme, l’alimentation, la presse et la culture. Reprendre d’une main ce que l’on donne de l’autre n’est pas acceptable.” Et le vice-Premier David Clarinval de pointer dans un entretien à L’Echo: “En face, vous avez des partis qui veulent tout taxer, même l’oxygène”.
Le retour de l’angoisse budgétaire
“Une diminution des charges sur le travail devrait être financée par une réduction des dépenses publiques, souligne l’économiste Geert Noels, CEO d’Econopolis. Pas par une augmentation des impôts dans un pays qui a déjà les impôts les plus élevés dans toutes les catégories sauf la TVA.”
Le contexte n’est toutefois plus le même qu’en début de législature. L’ère de l’argent gratuit et des dépenses “sans compter” a cédé la place à une dynamique différente suite à la pandémie et à la guerre en Ukraine: l’inflation record est passée par là, les taux d’intérêt ont remonté et l’angoisse budgétaire est de retour dans un pays lourdement endetté comme la Belgique. “J’aurais préféré être ici et avoir un accord. Mais avoir un accord que nos enfants allaient devoir payer, ça, ce n’était pas un bon accord”, a d’ailleurs justifié le Premier ministre.
Pour le MR, c’est clair: il fallait lier la discussion sur la réforme fiscale au conclave budgétaire de cet automne. “Les dernières informations budgétaires à notre disposition démontrent que pour atteindre les objectifs budgétaires de ce gouvernement, il conviendra de trouver plus d’un milliard d’euros lors du conclave de septembre-octobre prochain”, précisait la note du parti. Alexia Bertrand, secrétaire d’Etat au Budget (Open Vld), martèle depuis des mois qu’il conviendra en effet de réduire les dépenses publiques. Les temps seront durs. La prochaine législature aussi: il faudra trouver… 25 milliards.
Une réforme fiscale pourtant indispensable
Pourtant, tant les travailleurs que notre économie avaient besoin de cette réforme fiscale comme de pain. Selon un rapport du Conseil supérieur de l’emploi (CSE), les métiers en pénurie deviennent une véritable menace pour la santé de notre économie. Si 101.000 emplois ont été créés en 2022, il aurait fallu en réalité en créer le double, soit 200.000. “Ces postes vacants sont en train de devenir un problème économique, précisait Steven Vanackere, vice-président du CSE, en présentant le rapport. Des entreprises doivent renoncer à certains projets. A terme, cela pourrait affecter la croissance économique et le financement de la sécurité sociale.”
C’est le côté paradoxal de cette non-réforme fiscale. D’une part, la hausse des bas et moyens salaires est une nécessité absolue pour accroître l’écart avec les allocations sociales et, dès lors, lutter contre cette pénurie. Le rapport du Conseil supérieur le rappelle explicitement. C’était même la finalité du projet réforme du ministre des Finances. Dans ses critiques, le MR ne le mentionne pas. Mais d’autre part, les libéraux francophones estiment qu’il était nécessaire de prendre des mesures complémentaires en matière d’emploi, ce qui n’a pas eu lieu. Notamment pour activer les chômeurs.
“Il n’y avait pas de propositions concrètes et crédibles pour stimuler l’emploi, précise la note du parti. Nous avions déposé des propositions permettant la création de 25.000 jobs en trois ans (2024-2026) au-delà de la croissance spontanée d’emplois en Belgique sur base de réformes pour activer les métiers en pénurie qui ne cessent d’augmenter comme l’a à nouveau indiqué le Forem dans son dernier rapport (151 métiers en pénurie), les travailleurs en fin de carrière, le retour au travail de personnes après une incapacité, ou des parcours individualisés.”
Pour le MR, c’est une façon de rejeter, en retour, la faute sur le PS et le ministre de l’Economie et du Travail, Pierre-Yves Dermagne, dont Georges-Louis Bouchez se demandait récemment “ce qu’il fait de ses journées”.
La sérénité plutôt que l’agitation
Au vu de ces échanges de haut vol, les mots du Premier ministre prennent tout leur sens: “Nous avons besoin d’hommes et de femmes responsables qui se montrent à la hauteur de la population de ce pays, écrit Alexander De Croo dans sa lettre ouverte. Aussi forts qu’elle. De politiques qui n’ont pas peur de chercher des terrains d’entente et de travailler main dans la main. Qui cultivent le faire ensemble plutôt que la division. Qui apportent de la sérénité plutôt que de semer l’agitation. Et qui préfèrent se mettre d’accord plutôt que se déchirer. J’en fais mon devoir.” Le tout est de savoir comment il pourra le faire alors qu’il lui reste moins d’un an pour agir… Une année qui ressemblera davantage à la gestion des affaires courantes.
Vincent Van Peteghem, lui, espère avoir laissé une trace et montré la marche à suivre. “Je suis vraiment convaincu que dans ma proposition, il y avait beaucoup d’équilibre, en termes de neutralité, en termes d’équité, en termes de simplicité, se justifiait-il dans les quotidiens au lendemain de l’échec. Tout était là mais il aurait fallu que chacun sorte de ses tranchées et ait un peu de courage.”
Son espoir: “Je crois vraiment que la proposition qui est sur la table sera la base d’une réforme qui est nécessaire”. Après 2024, la réforme fiscale sera sans doute le projet d’une législature. Ce sera même l’un des éléments qui conditionnera la composition de la prochaine majorité fédérale. Reste à voir qui sera autour de la table.
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