La Belgique risque-t-elle la faillite?
Une faillite d’ici cinq ou dix ans si l’on ne fait rien: c’est la mise en garde du président du MR, Georges-Louis Bouchez. Les experts consultés par Trends-Tendances refusent le mot utilisé mais reconnaissent qu’un risque majeur pèse sur nos finances publiques. N’est-il pas déjà trop tard?
“Sans réformes, la Belgique sera en faillite dans cinq à dix ans.” L’expression, forte, émanait du président libéral Georges-Louis Bouchez le 18 mars, à l’aube d’un contrôle budgétaire délicat pour le gouvernement fédéral d’Alexander De Croo. Elle faisait suite à un appel inédit lancé par 49 économistes, avec un message clair: “L’inaction n’est pas une option”.
Le risque est-il réel? Tous les experts que nous avons contactés refusent d’utiliser le mot “faillite” mais mettent en garde contre un dérapage possible… qui y ressemblerait.
“Dans notre texte, nous n’avons pas utilisé le mot faillite, entame Geert Noels, CEO d’Econopolis et l’un des signataires de cet appel. Cela dit, la situation est extrêmement préoccupante et le sentiment d’urgence n’est pas suffisamment présent, singulièrement au sein de certains partis politiques.”
Avertissements de toutes parts
Les perspectives budgétaires résumées par ce large panel sont effectivement glaçantes: “Avec le déficit actuel et la facture du vieillissement qui se profile, nos finances publiques sont sur une trajectoire intenable. Des simulations simples montrent comment, sans aucune intervention prévue, la dette publique pourrait atteindre plus de 200% du PIB en 2050. Dans le cas d’une forte augmentation des taux d’intérêt, l’endettement public pourrait même dépasser 300% du PIB”.
Tour à tour, la Commission européenne, le FMI, l’OCDE, le Bureau du Plan, le Conseil supérieur des finances ou la Banque nationale ont mis en garde notre pays face à la dérive de ses finances publiques. “Nous allons droit dans le mur”, répète à l’envi Pierre Wunsch, gouverneur de la Banque nationale, avec un horizon pour alerter: en 2028, un déficit de 41 milliards d’euros.
109 %
Le taux d’endettement de la Belgique en 2023, selon les prévisions de l’exposé général du budget.
“Selon la Commission européenne, en Belgique, prolongent les économistes dans leur texte, compte tenu du déficit budgétaire actuel et de la facture du vieillissement à venir, un effort budgétaire structurel de pas moins de 7,8% du PIB, soit 45 milliards en euros d’aujourd’hui, est nécessaire pour stabiliser la dette publique à long terme (en laissant de côté la question de savoir à quel niveau). C’est l’énorme défi budgétaire auquel nous sommes actuellement confrontés.”
Le risque d’une confiance envolée
Le risque de faillite existe-t-il si l’on ne prend pas le taureau par les cornes? Tous nos interlocuteurs conviennent d’une chose: sans action suffisamment ferme et rapide, on risque bel et bien de voir la dette grimper, les dépenses s’envoler pour payer les intérêts, les politiques publiques amputées sous la pression des bailleurs et des organisations internationales. Exactement comme ce fut le cas en Grèce lors de la crise de la dette voici une dizaine d’années.
“La situation de la Belgique est similaire à celle du Credit Suisse ou d’autres banques, souligne Geert Noels. Elles étaient dans la zone rouge depuis une dizaine d’années sans que rien ne se passe et que l’on ne réagisse pas, jusqu’au moment où la confiance est partie. Avec la Belgique, cela risque d’être la même chose. La confiance, c’est fondamental: elle peut s’en aller en un instant et, une fois partie, elle est très difficile à restaurer. Or, j’ai le sentiment que pour ce contrôle budgétaire, on cherche surtout à ce qu’il passe inaperçu auprès de la population. Après la crise du covid et la guerre en Ukraine, le gouvernement est en train de chercher une autre excuse pour ne rien faire.”
L’endettement des entités fédérées francophones !
A gauche de l’échiquier politique surtout, on rechigne à prendre des mesures fortes ou à réformer en profondeur. “Ne commettons pas l’erreur de revenir à l’austérité comme dans les années qui ont suivi la crise financière de 2008, avec des politiques qui ont mis à terre nos économies européennes, avertissait dans Le Soir Pierre-Yves Dermagne, vice-Premier ministre PS. Evitons de faire peur à la population.” “Il faut que la dette soit soutenable pour les générations futures, ça c’est clair, déclare à Trends-Tendances Gilles Vanden Burre, chef de groupe Ecolo-Groen à la Chambre. Mais on ne doit pas diminuer les dépenses sans vision. Il faut tenir compte du climat dans le débat budgétaire.”
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Serait-ce aussi une sensibilité plus francophone? “En Flandre, les partis présents au sein du gouvernement ne demandent pas beaucoup plus que leurs partenaires francophones, estime Geert Noels. Mais il est vrai que l’endettement des entités fédérées francophones – Wallonie, Bruxelles et Fédération Wallonie-Bruxelles – est davantage préoccupant que celui de la Flandre. Cela devrait éveiller un tout autre sentiment d’urgence.”
Une dette très préoccupante
Spécialiste réputé des finances publiques du côté wallon, expert très écouté par les autorités régionales, Giuseppe Pagano, professeur émérite de l’UMons, regrette également qu’un responsable politique utilise le terme de “faillite” ou que certains comparent la Belgique à une Grèce du Nord.
“D’un point de vue technique, ce ne sont pas des expressions justes, explique-t-il. La Belgique n’est pas du tout en faillite. Elle emprunte sans le moindre problème à un taux actuellement raisonnable de 3%. Si elle était en faillite, elle serait incapable d’honorer ses engagements ou elle ne trouverait plus de bailleurs, ce qui n’est pas le cas. Sans doute utilise-t-on ce terme de ‘faillite’ pour faire impression ou pour servir d’électrochoc.”
Au-delà de sa prudence, Giuseppe Pagano est bel et bien préoccupé par les perspectives belges. “Le premier point noir, c’est que notre taux d’endettement est élevé: il était à 106% du PIB en 2022, selon les chiffres très officiels. En outre, nous sommes dans une tendance haussière: l’exposé général du budget prévoit que l’on passera à 109% en 2023. Le troisième élément qui me préoccupe, c’est l’absence d’une trajectoire budgétaire sur 10 ans. Cela serait nécessaire, ne fût-ce que pour rassurer l’opinion publique, qui se demande ce qui se passe, et les marchés financiers.” Ce serait l’expression d’un consensus entre politiques et techniciens, souligne le professeur montois, précisant qu’une telle trajectoire existe bel et bien en Wallonie, en dépit d’une situation précaire.
La prudence est conseillée
La situation est d’autant plus inquiétante que le coût du vieillissement de la population est bel et bien là, de même que le défi climatique, et que l’on ne sait pas ce qui pourrait arriver: “De nouvelles inondations catastrophiques, une sécheresse majeure, une nouvelle crise financière ou une guerre plus large… Or, face à une catastrophe, il y a une règle non écrite en Belgique, c’est que l’Etat intervient. Même dans le cas où vous avez construit votre maison dans une zone inondable”. Ajoutez à cela la fin probable des taux d’intérêt réels négatifs ou bas, et vous obtiendrez un cocktail potentiellement explosif.
Ce n’est pas la première fois que la Belgique sent le vent du boulet. “Dans les années 1970, on évoquait les finances publiques comme un train fou lancé dans le brouillard, rappelle Giuseppe Pagano. Dans les années 1980-1990, il est arrivé que l’on paye 10% du PIB en intérêt, ce qui est catastrophique car c’est de l’argent dépensé pour rien. C’est une situation dans laquelle on pourrait se retrouver, même si la Belgique a restructuré sa dette de manière telle que le risque est moins important.” Pour autant, souligne-t-il encore, ce ne serait pas en soi une situation de faillite.
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“Aujourd’hui, tout est beaucoup plus volatil, ajoute toutefois le professeur de l’UMons. Par prudence, je considère en effet qu’il vaut mieux baisser notre taux d’endettement.” Et cela est exprimé par un économiste partisan de la thèse keynésienne, pas par le plus alarmiste…
“Les marchés décident”
En entendant le mot “faillite”, Bertrand Candelon, professeur d’économie à l’UCLouvain, ne pousse pas non plus des cris d’orfraie. “Il est toujours très difficile de savoir où se trouve la limite, explique-t-il. Est-ce à un endettement de 120%, de 130% ou de 150%? En réalité, ce sont les marchés qui décident. Et c’est comme dans une forêt très sèche: une simple étincelle peut déclencher l’incendie. Techniquement, nous ne sommes pas en faillite, c’est vrai, mais cela pourrait arriver plus vite qu’on ne le pense.”
Aux yeux de celui qui est également consultant auprès de la Commission européenne, le monde politique ne peut pas mentir à la population en lui cachant la situation et en ne lui expliquant pas la nécessité d’agir. “La dette publique, c’est comme un paquebot, illustre-t-il. Les efforts que l’on réalise maintenant, on n’en voit les effets que dans deux ans. Ce n’est pas comme la politique monétaire, quand une hausse ou une baisse de taux suffit et permet d’avoir des effets rapides. C’est dire qu’à un moment donné, et plutôt rapidement, il faudra prendre le problème à bras-le-corps.”
Maintenant que la crise du covid est derrière nous, le temps est venu de renflouer les caisses pour faire face aux imprévus. “Le passé récent nous a appris qu’il fallait être très prudent, tant les crises se multiplient, argumente Bertrand Candelon. On ne peut plus dépenser à tout-va. Soyons clair: je suis contre l’austérité parce que cela ne nous a pas rendu service après la crise financière. Mais quand les finances publiques dérapent trop fortement, on est obligé de se plier aux conditions fixées de l’extérieur. C’est ce qui est arrivé dans des pays comme la Grèce ou le Liban.” Avec des mesures qui sabrent brutalement dans les services publics ou des ventes au rabais d’entreprises d’Etat.
L’unité monétaire en danger ?
“Nous sommes par ailleurs dans une situation assez comparable à 2009, avant la crise de la dette de la zone euro, complète le professeur de l’UCLouvain. La distorsion s’accroît entre des pays comme l’Allemagne et les Pays-Bas qui améliorent leur situation budgétaire, et d’autres comme la Belgique ou la France qui sont plus laxistes. Cela va créer une tension sur l’euro.” Refrain connu: l’unité monétaire n’est pas accompagnée d’une gouvernance économique suffisamment forte.
Alors? Aux yeux de Bertrand Candelon, certains politiques ne “rendent pas service” en minimisant l’urgence. “Il faut agir avant qu’il ne soit trop tard. Il faut réformer, même si l’on voit en France que ce mot passe mal. Le triangle est connu: pensions, fiscalité, marché du travail.” C’est tout l’enjeu du gouvernement fédéral pour ces prochaines semaines. “Le problème, conclut l’économiste, c’est que l’on entreprend généralement cela en début de législature…”
Il s’agit en effet d’agir quand le mécontentement que de telles mesures est susceptible de provoquer ne porte pas préjudice à ceux qui doivent solliciter les voix des électeurs. Or, en Belgique, le prochain scrutin est annoncé en mai 2024, avec un danger réel de blocage par la suite si les résultats sont trop contrastés en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie, avec la crainte d’une montée des extrêmes. Traduisez: le risque n’est-il pas qu’il soit déjà trop tard?
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