100.000 jeunes au bord du chemin: “Une économie saine ne peut pas laisser autant de monde sur le côté”
Tendre la main à ces jeunes désœuvrés fait partie du rôle sociétal de l’entreprise, estime l’ancien président de la FEB Bernard Gilliot. Il a conçu le plan Reboot4You avec la ministre de la Défense Ludivine Dedonder. Entretien croisé.
Des rencontres improbables, Trends-Tendances vous en propose régulièrement autour de la table de L’Ecailler. Nous aurions pu en imaginer une entre, par exemple, une élue socialiste qui effectue son premier mandat ministériel et un ancien président de la FEB, ayant accompli une belle carrière chez Tractebel. Ludivine Dedonder et Bernard Gilliot ont décidé d’agir de concert pour donner une chance supplémentaire à ces dizaines de milliers de jeunes en marge du notre système d’éducation et de formation. Ils ont lancé le programme Reboot4You, à travers lequel l’armée a déjà conclu des accords de partenariat avec les institutions de formation des secteurs de la construction, de l’automobile, du catering et de l’interim.
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– TRENDS-TENDANCES. Comment un ancien président de la FEB en est-il venu à s’intéresser activement au sort de ces Neets ?
BERNARD GILLIOT. Quand je présidais la FEB, j’avais demandé à l’équipe en charge du secteur social un état de lieux le plus précis possible de la situation sociale des 11 millions de Belges, de déterminer qui étaient les gagnants et qui étaient les perdants. Et c’est ainsi que j’ai appris que 320.000 jeunes n’étaient ni aux études, ni en formation, ni en stage, ni en emploi (ce chiffre englobe les personnes jusque 34 ans et est donc plus large que la cible du programme Reboot4You, NDLR). Alors, certes, une fédération comme la FEB doit défendre les secteurs économiques mais elle a aussi un rôle sociétal. Nous devions faire quelque chose pour ces jeunes. D’autant que nous manquions de main-d’œuvre dans pas mal de secteurs. Quand j’ai vu que le gouvernement voulait relever le taux d’emploi et que la Défense allait recruter plusieurs milliers de personnes, je me suis dit que c’était le moment de tenter quelque chose.
“L’armée a le potentiel pour être un véritable acteur d’émancipation, en offrant des formations structurantes à ces jeunes.” Ludivine Dedonder
LUDIVINE DEDONDER. A la Défense, nous recrutons des profils très divers, nous avons besoin de techniciens comme de jeunes diplômés du supérieur. Mais, nous aussi, nous avons une responsabilité sociétale. L’armée a le potentiel pour être un véritable acteur d’émancipation, en offrant des formations structurantes à ces jeunes. Personne n’a envie de vivre dans une société qui laisse autant de jeunes au bord du chemin. Nous devons leur tendre une main, leur donner une chance. Ce n’est pas parce que des portes se sont fermées, parce qu’ils ont connu un parcours scolaire atypique qu’il n’y a pas d’avenir pour eux. C’est dans le même esprit que nous participerons aussi au service d’utilité collective.
– Ces jeunes à la marge ont-ils vraiment envie de rejoindre l’armée ?
L.D. Ils ne rejoignent pas l’armée, ils sont encadrés par l’armée. Ils sont logés et nourris à la caserne mais ils ne suivent aucune formation militaire, ils ne manipulent pas d’armes. A l’issue du programme, qui ne dure que quelques semaines, ils pourront opter, s’ils le souhaitent, pour une carrière militaire et suivre alors les formations adéquates. Mais ils peuvent aussi choisir de continuer dans la voie de l’entreprise, que ce soit via un stage, une formation ou, on l’espère, un contrat de travail.
B.G. Ces jeunes ont souvent eu un parcours scolaire catastrophique, ils ont été d’échec en échec et ne veulent plus s’asseoir dans une salle pour suivre une formation. Pour tenter de les accrocher, on inverse donc le processus habituel : ils ne doivent pas se former dans l’espoir d’avoir un job ensuite – ils l’ont fait et ça a été un échec – mais reçoivent tout de suite le job à condition de suivre une formation de leur choix. Ils sont payés par la Défense pendant la durée du programme.
L.D. La Défense leur apporte une formation structurante, ils réapprennent le respect des règles, des horaires, de la vie de groupe. On ne les encadre pas de la même manière que les recrues militaires, il faut être davantage soutenant. Je suis d’ailleurs très contente que beaucoup de sous-officiers aient répondu positivement à l’appel lancé en interne pour cette fonction.
“Les entreprises apprécient énormément le personnel qui est passé par la Défense.” Bernard Gilliot
– Vous parlez de formations de courte durée. Peut-on réellement apprendre un nouveau métier en quelques semaines ?
B.G. Parfaitement. En un mois, un jeune peut devenir aide-mécanicien automobile et changer les plaquettes de frein d’une voiture.
L.D. Evidemment, il faut ensuite prolonger avec d’autres formations, avec un apprentissage continu. Des premières sessions de Reboot4You, il ressort un véritable enthousiasme. Ces jeunes qui étaient à la marge de la société se retrouvent à travailler dans un groupe. C’est fondamental pour la suite. Ces garçons et ces filles qui étaient souvent isolés réapprennent la solidarité, l’importance du groupe.
B.G. Les entreprises apprécient énormément le personnel qui est passé par la Défense, on leur inculque un esprit d’équipe, d’engagement, de performance. Tout cela sera précieux pour les entreprises. Et, seuls, nous ne pourrions pas coacher tous ces jeunes un peu compliqués, ils quitteraient le programme en moins de 15 jours. C’est vraiment la symbiose des apports de la Défense et des entreprises qui fait tout le sens et l’efficacité du projet.
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– Le filet social en Belgique est quand même assez costaud. Le fait que tant de jeunes se retrouvent sur le carreau et doivent être pris en charge par les secteurs et par l’armée, n’est-ce pas un inquiétant constat d’échec pour tous les très nombreux organismes de formation du pays ?
L.D. S’il y a autant de Neets, forcément, c’est qu’il y a un problème quelque part dans l’éducation, dans l’encadrement familial ou ailleurs. Tout le monde n’a pas la chance de suivre un parcours classique et d’avoir des gens sur qui compter en cas de difficulté. Nous avons reçu des témoignages assez poignants de la part de ces jeunes, qui vivent parfois des situations familiales très compliquées. Ils ont tous un potentiel en eux, nous devons leur donner le coup de pouce nécessaire.
B.G. Il ne faudrait pas voir Reboot4You comme une sorte de critique du Forem, d’Actiris et d’autres. Ce sont nos partenaires, les formations se donnent avec eux, parfois chez eux. Mais il s’agit d’un public difficile à atteindre et très diversifié. Il faut vraiment leur trouver du sur-mesure, il n’y pas une ou deux recettes miracles pour accompagner l’ensemble de ces jeunes.
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L.D. Nous ne sommes effectivement pas en concurrence mais en partenariat. Comme nous sommes aussi en partenariat avec le tissu associatif, les maisons de jeunes pour toucher ce public, pas facile à atteindre. Nous allons aussi nous adresser directement aux CPAS, toujours dans ce même but. J’ajoute que les entreprises aideront aussi la Défense à former son propre personnel. Nous avons besoin de mécaniciens, cela ne sert à rien de doublonner avec les formations assurées par les organismes classiques, qu’ils soient sectoriels ou autres. Des militaires vont donc être formés, à l’extérieur, pour une série de métiers.
Michel Croisé, CEO de Sodexo et président de l’Union belge du catering :
“Ensemble, nous pourrons les aider à remettre un pied dans le train”
« Ces trois dernières années, chez Sodexo, nous ne sommes jamais descendus sous les 100 postes vacants. Si ces jeunes que nous formerons avec l’armée raccrochent au circuit, tout le monde sera gagnant. Cela fait aussi partie du rôle sociétal d’un secteur comme le nôtre, le catering, qui est un véritable escalier social (je dis « escalier » plutôt qu’ascenseur car avec l’escalier, on doit fournir un effort pour monter). Nous allons former ces jeunes à la sécurité au travail, à la sécurité alimentaire et aux fonctions de collaborateurs en cuisine. Nous avons l’habitude de travailler avec des profils très variés, avec des gens pas ou peu scolarisés comme avec des diplômés universitaires. Mais nous devrons vraisemblablement adapter nos formations à ce public spécifique des Neets, ce sont des choses que nous réglerons au fur et à mesure.
Je suis vraiment heureux de ce programme Reboot4You. Ces dernières années, nous avons appris à connaître l’armée, à travailler avec elle, car elle est dans une démarche d’outsourcing d’une série de services. Et l’armée, c’est aussi un escalier social, où l’on peut entrer comme soldat et finir comme officier. Ensemble, nous pourrons aider ces jeunes à remettre un pied dans le train. »
– A l’issue des formations, la Défense et les fédérations sectorielles ne vont-elles pas se retrouver en concurrence pour attirer les recrues en ces temps de pénurie de main-d’œuvre ?
B.G. Dans l’esprit de toutes les entreprises qui rejoignent le projet, l’objectif premier est l’enjeu sociétal : il ne faut pas laisser presque 10% des jeunes de 18 à 25 ans sur le côté. Suivront-ils plutôt une carrière en entreprise ou à l’armée ? Honnêtement, nous n’allons pas vérifier si c’est du 50-50.
L.D. Ils ne devront peut-être pas choisir. Que les gens travaillent à mi-temps à la Défense et à mi-temps en entreprise ou en tant qu’indépendant, c’est une opportunité que je veux développer. Cette double expérience est enrichissante de part et d’autre. Un jeune formé aux métiers de la construction aura peut-être envie de se lancer comme indépendant. Un mi-temps à la Défense peut alors lui apporter une couverture sociale et lui permettre de commencer une activité complémentaire, avec nettement moins de risques. Les carrières mixtes peuvent être une solution à beaucoup de choses.
B.G. N’oublions pas non plus le statut de réserviste. Les employeurs de la construction m’ont déjà assuré qu’ils accorderaient sans problème aux jeunes issus de Reboot4You une ou deux semaines par an pour pouvoir évoluer dans la réserve de l’armée. Une économie saine ne peut pas laisser autant de monde sur le côté. Le projet Reboot4You donne à ces milliers de jeunes une chance de retrouver un sens à leur vie. Et ce n’est possible qu’en joignant les efforts du public et du privé.
L.D. Si nous parvenons à ramener ces jeunes vers l’emploi, ils ne dépendront plus de la sécurité sociale. Au contraire, ils cotiseront et ils auront un pouvoir d’achat qui leur permettra de consommer. Quand le privé et le public s’unissent, on peut mieux répondre aux grands enjeux sociétaux. Je fonde vraiment beaucoup d’espoir en ce projet, j’espère qu’il fera des petits, que d’autres fédérations nous rejoindront. Et, même plus largement, que cela inspirera sur la façon dont un Etat peut fonctionner.
Ibrahim Ouassari, fondateur de Molengeek :
“Ce projet permet d’activer tous ces talents inexploités”
“Les Neets, c’est vraiment le public le plus difficile à toucher. Quand on a raté son parcours scolaire, on rate sa vie professionnelle et souvent sa vie sociale. Les jeunes s’enferment alors dans leur chambre, ils n’ont plus envie de prendre des risques, d’être à nouveau déçus d’eux-mêmes, de confirmer le statut de loser que la société leur a donné. C’est très bien que l’armée mette des choses en place pour les attirer et pouvoir activer ainsi tous ces talents inexploités.
Le phénomène touche toutes les classes sociales. Il y a bien entendu des jeunes issus des quartiers populaires mais aussi des enfants de fonctionnaires européens qui ont un problème avec le système scolaire. Or, ce n’est pas parce qu’on est en échec scolaire, qu’on se projette dans les métiers manuels ou de chauffeurs de bus, vers lesquels le système essaie de vous aiguiller. Quand on comprend cela, on peut redonner des perspectives à ces jeunes. A Molengeek, il y a bien entendu des cours théoriques mais l’essentiel, c’est la pratique. Ils doivent délivrer un produit fini, peu importe le chemin qu’ils suivront pour y arriver. Nos formations sont aussi très collaboratives. A l’école, on appelle cela ‘la triche’. Ici, c’est l’entraide et nous l’encourageons vivement. Le but n’est pas d’avoir un ou des jeunes qui sortent du lot mais que toute la promotion s’élève en même temps.
La plupart des formations de Molengeek sont données par des gens qui sont eux-mêmes passés par ici, ils savent quels messages délivrer pour capter l’attention de ces jeunes, quel langage employer avec eux. Mais il n’y a pas que des Neets à Molengeek. C’est très important de mélanger des profils, de les faire travailler avec des jeunes universitaires en reconversion. Cela casse les barrières entre eux et cela redonne confiance à tout le monde.”
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