Equilibre budgétaire: la quadrature du cercle
Au début de l’an prochain, de nouvelles règles budgétaires devraient être d’application pour les Etats européens. Avec quels effets?
Il y a eu la crise de 2008, la crise de la zone euro de 2010-2012, la crise sanitaire de 2020-21, la guerre en Ukraine et le réveil de l’inflation en 2022… N’en jetez plus. Face à ces chocs à répétition, les Etats européens ont chaque fois mis la main au portefeuille. A la fin de l’année 2007, juste avant la grande crise financière, la dette des pays de la zone euro s’élevait à un peu moins de 66% du produit intérieur brut (PIB). Aujourd’hui (chiffre d’Eurostat à fin 2022), elle est remontée à 91,5%, soit un bond de près de 40% en 15 ans. Même mouvement chez nous où la dette, qui était redescendue à 87% du PIB, est remontée à 105%.
Ce n’est pas un secret: un certain nombre de pays éprouvent un mal de chien à remettre leurs finances publiques sur la bonne trajectoire. La France, avec un déficit public de 4,7% l’an dernier, l’Espagne (4,8%), l’Italie (8%). Sans compter notre pays (3,9%)…
Aussi, voici quelques jours, la Commission européenne a dévoilé les nouvelles règles budgétaires destinées à la fois à renforcer la santé des finances publiques et permettre les investissements nécessaires. Ce n’est qu’un projet. Les Etats membres, via le Conseil et le Parlement européen, doivent encore apporter leur pierre à l’édifice qui ne devrait être en place qu’à la fin de l’année, lorsque les règles du pacte de stabilité et de croissance, aujourd’hui suspendues, reprendront.
Pourquoi une trajectoire commune?
Mais pourquoi faut-il remettre de l’ordre dans la maison budgétaire européenne? Parce que nous faisons partie d’une zone monétaire unique. Or, comme l’expliquait déjà il y a un demi-siècle l’économiste canadien Robert Mundell, pour qu’une zone monétaire soit optimale, c’est-à-dire pour que ses membres retirent plus d’avantages que d’inconvénients d’avoir une monnaie unique, certains principes doivent être respectés.
Ces pays doivent avoir entre eux un important flux d’échanges, il doit exister une grande mobilité des capitaux et du travail dans la zone, et ces économies ne doivent pas trop diverger. Et dans le cas contraire, il faut au moins mettre en place des mécanismes de transferts et de solidarité pour aider à harmoniser la zone et soutenir un pays qui serait particulièrement touché par une crise alors qu’un autre ne le serait pas. Evidemment, pour garder la cohésion du groupe, il faut que ces soutiens soient justifiés: pas question qu’un membre creuse sciemment son endettement puis vienne demander de l’aide.
Reste que ces mécanismes sont indispensables. Quand la crise financière de 2008 a frappé l’Europe, la Banque d’Angleterre a pu mettre en place une série de mesures (faire tourner la planche à billets, dévaluer la livre sterling, servir de prêteur en dernier recours) de sorte que Londres s’en est mieux sorti que l’Espagne qui, faute de pouvoir agir directement sur sa monnaie puisqu’elle faisait partie de la zone euro, a dû prendre des mesures de dévaluation sociale qui ont fait flamber le chômage, creusé sa dette et appauvri l’ensemble du pays. L’Espagne, comme d’autres pays dits “périphériques”, a en effet subi une fuite des capitaux qui ont pu facilement aller se réfugier dans des pays de la zone euro censément plus solides, comme l’Allemagne.
La grande nouveauté consiste à proposer plus de liberté et de temps aux Etats. Chacun pourra définir sa trajectoire budgétaire sur quatre ans.
La crise de la zone euro a donc démontré que si les membres d’une union monétaire s’écartent trop d’une trajectoire commune, l’éclatement n’est pas loin…
Quel était l’ancien système?
Pour éviter l’éclatement, on a mis au point des instruments pour assurer cette trajectoire. Le plus important est le pacte de stabilité et de croissance instauré en 1997, juste avant la création de la zone euro. Il fixe quatre grands principes. Les deux premiers concernant la dette et le déficit sont les plus connus. Il y a deux grandes lignes rouges à ne pas dépasser. La dette publique ne peut pas s’élever au-delà de 60% du PIB. Et le déficit ne peut pas aller au-delà de 3% du PIB. Troisième principe: puisqu’au moment de la création de l’euro, certains pays, comme le nôtre, avaient un endettement déjà supérieur à ces limites, des règles préventives existent pour limiter certains excès. Il s’agit de fixer pour chaque pays un objectif à moyen terme qui démontre qu’il va rester dans les clous ou, s’ils dérapent, qu’ils vont y revenir. Cela consiste à dégager un solde budgétaire structurel qui corresponde à cet objectif. S’ils s’en écartent, ces pays doivent assumer un effort structurel d’au moins 0,5% du PIB par an pour revenir dans la trajectoire.
Et puis, quatrième principe: les règles de limitations des dépenses. Sans trop entrer dans la technique, il faut que les dépenses primaires (hors charge d’intérêt) n’augmentent pas plus vite que la croissance à long terme du pays.
Et en cas de sortie de route, le pacte prévoit une procédure de déficit excessif pouvant déboucher sur des versements, puis des amendes. Toutefois en pratique, le fonctionnement de cette armature réglementaire n’a pas été optimal. Dès le début, d’ailleurs. En 2002, l’Allemagne et la France dérapent. Une procédure pour déficit excessif est prise à l’encontre de Berlin fin 2002 et de Paris en avril 2003. Mais elle ne sera pas jamais suivie d’effets parce qu’aucune majorité ne se dégagera au sein du Conseil qui réunit les ministres des Finances. En fait, jusqu’à aujourd’hui, à part le Luxembourg au sein de la zone euro, et le Danemark et la Suède en dehors, rares sont les pays qui ont respecté les règles. Cancre de la classe, la France n’y a obéi que 25% du temps. Nous sommes un peu meilleurs (40%) mais ce n’est pas brillant. Mais aucune amende n’a jamais été imposée à aucun pays.
Conscientes du problème, les institutions européennes ont réformé plusieurs fois les règles budgétaires. Après la crise de 2008, on a ainsi instauré un “semestre européen”, qui est un ensemble de procédures pour mieux coordonner les politiques économiques et budgétaires. Les Etats membres sont, depuis, tenus par un calendrier. Ils reçoivent d’abord des conseils (des “orientations») de la part des institutions européennes. Ils rédigent ensuite un programme d’actions. Ces programmes sont étudiés par la Commission, puis le Conseil, et donnent lieu à des recommandations sur les politiques budgétaires et les réformes à mener. Toute cette procédure s’étale selon un calendrier précis entre novembre et juillet de l’année suivante.
Nous ne sommes pas sûrs que les priorités actuelles d’investissements pour la défense et le climat soient incluses dans les scénarios.” – JEROMIN ZETTELMEYER, DIRECTEUR DU THINK TANK EUROPÉEN BRUEGEL
Mais avec la crise sanitaire, puis la guerre en Ukraine, il était difficile de demander aux Etats de se serrer la ceinture. A partir de 2020, les règles budgétaires ont donc été suspendues, et cette suspension court encore jusqu’à la fin de cette année.
Pourquoi une réforme?
Face à cette relative inefficacité du pacte, face aux rigidités de certaines règles empêchant de faire la différence entre les bons investissements (productifs) et les mauvais, face à la nouvelle fragilité générale des Etats qui ont dû affronter de nombreux chocs depuis 20 ans, face aux nouveaux défis – climatique et sécuritaire – qui se sont ajoutés ces dernières années, le temps était venu d’une réforme.
Le coup de départ officiel est donné lors de l’Ecofin (conseil des ministres européens des Finances) du 9 novembre 2021. Un an plus tard, le 9 novembre 2022, la Commission remet un premier jet de propositions. Mais certains pays les trouvent trop laxistes. La Commission reprend son travail et, finalement, le 26 avril dernier, dépose un projet amendé. Comme le souligne Jeromin Zettelmeyer, qui dirige le think tank Bruegel: “La Commission est arrivée avec une proposition qui va loin dans la rencontre des inquiétudes de certains Etats membres, notamment l’Allemagne, qui craignaient que les propositions initiales donnent trop de latitudes à la Commission, puisse potentiellement être détournées, ne soient pas assez fermes dans la réduction de l’endettement”. Ces propositions sont donc aujourd’hui sur la table. Elle seront discutées ces prochains mois, et peut-être déjà lors du prochain Ecofin du 16 mai pour aboutir à un accord avant l’an prochain.
La proposition sur la table
La grande nouveauté consiste à proposer plus de liberté et de temps aux Etats. Chacun pourra définir sa trajectoire budgétaire sur quatre ans. Celle-ci sera évaluée par la Commission qui donnera un calendrier des objectifs à atteindre, qui sera validé par le Conseil. Comme chaque pays est dans une situation différente, et comme les besoins d’investissement dans l’énergie, la défense, le digital, etc., sont importants, ce plan à quatre ans pourra même être étendu jusqu’à sept ans. C’est ce qui a fait dire à certains que désormais, les Etats seront soumis à des règles à la carte.
Cette plus grande latitude laissée aux Etats réjouit notre ministre des Finances: “Nous constatons un changement net d’approche, qui prend davantage en compte l’Etat membre, tandis que la réduction de la dette sera elle aussi liée à des investissements et des réformes”, a souligné Vincent Van Peteghem. “C’est important qu’en plus de la réduction de la dette, l’accent soit aussi mis sur l’investissement, sur les réformes. Pour moi, cela constitue une Sainte-Trinité”, ajoute-t-il.
Mais les pays n’ont cependant pas la bride sur le cou. Les Etats dont les finances dérapent auront des obligations incompressibles. La première est que pour ceux dont l’endettement dépasse la ligne des 60% du PIB, la trajectoire sur quatre ou sept ans devra déboucher sur une baisse du poids de la dette. Et pour ceux dont le déficit est supérieur à 3% du PIB, obligation leur est imposée de faire baisser ce déficit de 0,5% par an jusqu’à ce qu’il repasse sous cette ligne rouge des 3%.
Le défi n’est pas mince. Les programmes de stabilité présentés aujourd’hui par les Etats dans le cadre de l’ancien régime sont optimistes et ne prennent généralement pas en compte la pression budgétaire supplémentaire provenant des derniers événements (covid, guerre en Ukraine, inflation, etc.), estime le think tank Bruegel. Pour effacer simplement cette pression et donc se retrouver dans une situation d’avant pandémie, les Etats européens devraient dès lors effectuer en moyenne un effort de 0,8% du PIB ces cinq prochaines années. Les plus endettés, comme l’Italie ou la Grèce, devraient donc réaliser des ajustements supplémentaires même par rapport à ce qu’ils ont déjà planifié dans leur programme de stabilité et de convergence, dit Bruegel. Qui ajoute toutefois que la hauteur de ces ajustements n’est pas inatteignable.
Cependant, il y a deux “mais”, ajoute Jeromin Zettelmeyer. Le premier est que ces scénarios n’incorporent pas les “incertitudes”, c’est-à-dire les nouveaux chocs qui pourraient encore survenir. Si l’on veut en tenir compte, il faut demander aux Etats de se constituer un matelas supplémentaire.
“Le second point d’attention, c’est que nous ne sommes pas sûrs que les priorités actuelles d’investissements pour la défense et le climat soient incluses dans les scénarios de réduction de dépenses présentés par les pays, ajoute Jeromin Zettelmeyer. Cela signifie qu’il faudra non seulement réduire les dépenses mais changer la composition des dépenses publiques. Et cela constitue naturellement un défi”.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici