Dérapage incontrôlé des finances publiques: Bruxelles, bientôt sous tutelle?
C’est une petite musique qui monte depuis un certain temps. Faute de gouvernement, la Région bruxelloise s’enfonce dans la crise financière. Au point de se retrouver sous la tutelle du fédéral ?
“Bruxelles aux Bruxellois !” Depuis sa création, la Région bruxelloise souffre d’un complexe d’autonomie. L’explication est en partie historique. Car au moment de la mise en pratique du Pacte d’Egmont, en 1978, aucun accord politique n’a pu être trouvé concernant la capitale. Si bien que la loi spéciale du 8 août 1980 n’instituait que les Régions wallonne et flamande. Il a fallu attendre le 12 janvier 1989 pour que la Région bilingue Bruxelles-Capitale voit officiellement le jour. Au prix d’une grande complexité qui se perpétue aujourd’hui dans les négociations pour former un gouvernement bruxellois.
Voilà six mois que les négociations tournent en rond. La formation d’un gouvernement est rendue impossible par les exclusives des uns et des autres. Aujourd’hui, les négociateurs bruxellois ne parviennent pas à se mettre autour d’une table. C’est le blocage absolu.
Le chaos financier
Aux standards belges, ce chaos politique pourrait être encore supportable s’il ne s’accompagnait pas d’un chaos financier. Avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région bruxelloise détient les finances publiques les plus préoccupantes du pays. C’est dire si la situation est peu réjouissante.
Une situation qui a commencé à se dégrader il y a une petite dizaine d’années. Après les années 2015 et 2016, marquées par les attentats et la crise des tunnels, le déficit explose à partir de 2017. De 200 millions d’euros à 1,5 milliard d’euros en 2023. En 2024, le solde à financer était encore de 1,3 milliard d’euros. Dans les prochaines années, le Bureau du Plan ne voit aucune amélioration à politique inchangée.
Ce chaos politique pourrait être encore supportable s’il ne s’accompagnait pas d’un chaos financier.
L’endettement suit logiquement la même courbe, ayant triplé entre 2017 et 2024, d’un peu moins de 5 milliards à 14 milliards d’euros. Il faut savoir que l’endettement d’une Région ne se mesure pas en termes de PIB, mais par rapport à ses recettes. Avec 7,8 milliards de recettes en 2024, le ratio est donc déjà d’environ 200%, mais si rien n’est fait, les experts du CERPE (UNamur) voient le taux d’endettement grimper à 322% des recettes d’ici 2029. À savoir une dette de 22,2 milliards d’euros.
La charge sur la dette passerait alors à 548 millions d’euros d’ici la fin de la législature contre 335 millions d’euros en 2024, ce qui en ferait le troisième poste de dépenses le plus élevé de la Région. Là encore, les intérêts sur la dette ont triplé en neuf ans. Le Bureau du Plan table même sur 700 millions d’euros à l’horizon 2029.
Parmi les autres postes de dépenses qui ont explosé, on peut citer la mobilité. Depuis 2015, selon une note rédigée à l’attention des négociateurs bruxellois, révélée par La Libre, le budget total est passé de 1,093 milliard à 2,050 milliards d’euros en 2029. Payer le personnel de la Stib est devenu la principale dépense de la Région bruxelloise. La faute à la crise de l’inflation et à l’indexation des salaires, mais pas seulement. Le précédent gouvernement n’a pas eu la main légère en termes de recrutement. Ainsi, le nombre de collaborateurs à la Stib est passé de 8.798 personnes en 2018 à 10.407 personnes fin 2023. Le problème, c’est que le nombre de passagers n’a pas suivi et ne parvient pas à retrouver son niveau de 2019.
Au total, selon les chiffres compilés difficilement par De Standaard, le nombre de fonctionnaires régionaux est passé de 17.694 en 2018 à 22.806 personnes en 2023, soit une augmentation de 29%. Cette fièvre du recrutement est encore plus importante dans les autres OIP (organisme d’intérêt public) puisque, si l’on exclut le personnel de la Stib, on passe de 8.896 agents pour le gouvernement bruxellois en 2018 à 12.399, soit une augmentation de 39%. En tout, les coûts de personnel de la Région bruxelloise sont passés de 1,2 à 1,8 milliard d’euros en 2024.
Une classe politique irresponsable
Si ces chiffres sont renversants, attendez de voir les justifications. Dans La Libre toujours, Bernard Clerfayt (DéFI), ministre bruxellois de l’Emploi sortant, se rappelle que le gouvernement Vervoort II (2014-2019) avait bénéficié d’un refinancement à hauteur de 500 millions d’euros, suite à la sixième réforme de l’État. “Chacun en a profité pour créer sa petite administration, indique celui dont le parti était déjà en majorité à l’époque. Tout le monde y est donc allé en augmentant les dépenses… Une dynamique du ‘toujours plus’ a été enclenchée”, ajoute-t-il. La législature s’achève par un déficit annuel de 500 millions d’euros.
Le gouvernement suivant, Vervoort III (2019-2024), a commencé sur les mêmes bases. “L’accord de majorité a été négocié sans cadre budgétaire global, contrairement à ce que nous avions demandé, explique Alain Maron (Ecolo), ministre sortant de l’Énergie et de l’Environnement, au même quotidien. Il était donc trop ambitieux au regard des moyens de la Région.”
Mais les écologistes, forts de leur victoire, n’ont pas pour autant freiné leurs ambitions. Les dépenses en mobilité et en énergie (prime Rénolution) ont fait déraper le budget. Les socialistes ont été particulièrement dépensiers en matière de logements sociaux. DéFI n’est visiblement pas parvenu à ralentir les velléités de ses partenaires, pas plus que les deux ministres libéraux du Budget de l’Open Vld, durant les gouvernements Vervoort II et III, Guy Vanhengel et Sven Gatz.
Ce dernier a bien tenté de tirer la sonnette d’alarme, en lançant par exemple un moratoire sur le recrutement de fonctionnaires, fin 2023, mais le mal était déjà fait. Le ministre a également essayé d’imposer un exercice de réduction des dépenses de 10% à chaque OIP, mais il s’est heurté à une forte résistance en interne. “Je ne peux pas dire que j’ai fait un bon ministre du Budget”, a même reconnu Sven Gatz (Open Vld), en mars dernier, juste avant les élections.
Le shutdown évité
En 2024, le déficit s’est donc soldé à 1,3 milliard d’euros, mais faute de gouvernement, le Parlement bruxellois s’est penché sur les douzièmes provisoires pour éviter un shutdown de l’administration. Il s’agit, en fait, du budget de l’année précédente qui est divisé par 12. Une situation loin d’être idéale, donc.
Mais voilà que le gouvernement sortant voulait y ajouter 750 millions d’euros de dépenses supplémentaires sur le premier trimestre. Une nécessité, selon le ministre- président Rudi Vervoort (PS), pour payer les loyers, les assurances, mais aussi les salaires, car le budget 2024 ne prenait pas en compte les indexations d’octobre 2023 et d’avril 2024.
Finalement, après discussion, le surplus budgétaire a pu être réduit de 320 millions d’euros. Le MR et Les Engagés ont fait pression sur le gouvernement sortant, tout en subissant des critiques sur le fait de ne pas parvenir à former ce fameux gouvernement bruxellois. Ce n’est jamais que la deuxième fois en 35 ans que la Région bruxelloise a recours aux douzièmes provisoires.
Le danger d’une mise sous tutelle
Ces chaos financier et politique ont ramené sur la table le débat d’une mise sous tutelle de Bruxelles par un autre niveau de pouvoir. Ce qui ranime, selon que l’on soit Bruxellois ou non, des craintes ou des fantasmes.
On ne parle pas tant d’une mise sous tutelle politique, puisque la Constitution belge garantit à la Région bruxelloise son autonomie. “Pour changer ce principe, il faudrait tout simplement modifier la Constitution, ce qui nécessiterait une majorité des deux tiers et une majorité simple dans chaque groupe linguistique”, rappelle logiquement le cabinet du ministre bruxellois du Budget, Sven Gatz.
Mais au sein du même parti, Frédéric De Gucht, chef de file de l’Open Vld à Bruxelles, parle plutôt du danger d’une mise sous tutelle financière. “Si la dette dépasse 240% des recettes, cela signifiera qu’on n’est plus reconnu comme entité souveraine. Et que le niveau supérieur – le fédéral – devra se porter garant pour notre financement. En d’autres termes, nous aurons besoin de quelqu’un d’autre pour cosigner nos prêts”, a prévenu le libéral, dans La Libre. Et il en irait de même si la charge d’intérêt sur la dette venait à dépasser 8% du budget, soit 480 millions d’euros, contre 335 millions aujourd’hui.
Le déficit explose à partir de 2017, passant de 200 millions à 1,5 milliard d’euros en 2023.
À l’instar de ce qui vient de se passer avec les grandes villes wallonnes, suite au refus des banques de leur prêter de l’argent dans le cadre du plan Oxygène. Le prêt est finalement passé par le niveau supérieur – la Région wallonne – qui a exigé en retour des mesures d’assainissement budgétaires supplémentaires à Charleroi, Liège et Mons.
“Le budget bruxellois est une bombe à retardement, estime pour sa part Christophe De Beukelaer, le chef de file des Engagés. L’agence de notation Standard & Poor’s nous attend au tournant et dégradera la note de Bruxelles si aucun gouvernement n’est formé. Quand il faudra demander de l’aide au fédéral, que pensez-vous qu’ils vont exiger de Bruxelles ?”
Dans quelques mois, S&P remettra effectivement sa note pour la Région bruxelloise. En mars dernier, l’agence de notation l’avait dégradée de AA- à A+ en maintenant toutefois une perspective stable. La Cour des comptes, dans son rapport de novembre dernier, estimait qu’il s’agissait d’une forme de sursis, expliquant que cette perspective stable anticipait “une amélioration des performances budgétaires (…) à la suite des élections régionales de juin 2024”. Sauf qu’aucun gouvernement n’a vu le jour.
Une mise en garde
Pour l’heure, cette mise sous tutelle tient plus de la mise en garde qu’autre chose. S&P ne remettra d’ailleurs pas de note avant le 13 juin, selon son nouveau calendrier. Cela laisse encore de la marge pour former un gouvernement.
Alexia Bertrand (Open Vld), secrétaire d’État au Budget, à l’échelon fédéral, nous explique aussi qu’il n’y a “pas de limite formelle qui détermine si une Région a besoin d’une garantie d’une autre agence gouvernementale, d’une autre Région ou du fédéral pour continuer à se financer”. Comment Frédéric De Gucht arrive-t-il au chiffre de 240%, alors ? “Il s’agit d’une évaluation potentielle des réactions du marché et de leurs exigences, en cas de dérapage de la situation à Bruxelles”, ajoute la libérale.
Actuellement, “le seul levier de l’État fédéral sur Bruxelles est le financement de Beliris”, complète le cabinet de Sven Gatz. Il s’agit d’un fonds fédéral qui cofinance des projets d’envergure dans la capitale. Ils concernent la mobilité, le développement d’infrastructures ou encore le patrimoine. Songeons, par exemple, à la future ligne 3 du métro ou la restauration des parcs de Forest, du Cinquantenaire, Duden et Jupiter. Pour 2023-2024, on parlait quand même d’une enveloppe non négligeable de 771 millions d’euros.
Dans ses précédents rapports, la Cour des comptes formulait une série de recommandations qui concernaient justement la gestion des chantiers en voirie (Beliris, Stib, Bruxelles Mobilité) et les mesures de soutien aux entreprises et aux particuliers durant la crise sanitaire. Deux postes de dépenses très importants. Dans le premier cas, sur 18 recommandations, le rapport de novembre dernier nous apprend que seules cinq ont été rencontrées, six sont en cours de mise en œuvre et sept n’ont pas été suivies. Dans le second cas, sur 15 recommandations, trois ont été rencontrées, neuf sont toujours en cours et trois n’ont pas du tout été suivies.
Pour maintenir Bruxelles aux Bruxellois, écarter les présidents de parti des négociations et empêcher une quelconque tutelle, il paraît judicieux de commencer à négocier un gouvernement autour d’une table et de mettre fin à l’hémorragie budgétaire sans tarder. Tous les responsables politiques bruxellois ne l’ont visiblement pas compris.
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