Damien Ernst: “Sans le gaz russe, ce sera une misère colossale en Europe”
En cas de coupure du robinet, “les prix vont exploser et une part entière de l’industrie européenne va devoir fermer, dit le professeur de l’ULiège. Au niveau domestique, on arrive à une zone de prix où il est impossible que les gens puissent suivre.” Et l’Etat ne peut plus compenser.
Damien Ernst, professeur à l’université de Liège et spécialiste de l’énergie, met en garde depuis de longs mois sur les risques pour l’approvisionnement et les prix. “Nous voilà désormais dans le scénario du pire”, dit-il à Trends Tendances.
Le risque est-il important en matière énergétique ?
Cela se présente très très mal. L’Europe dépend énormément de la Russie : 46% pour nos importations de charbon, 26% pour nos importations de pétrole et 40% pour nos importations de gaz. Pour le gaz et le charbon, c’est impossible d’aller compenser par des importations d’autres pays.
Je dénonce depuis des mois le fait que nous sommes beaucoup trop court au niveau des énergies fossiles. On ne sait pas remplacer 1500 TWh de gaz russe comme cela, en utilisant des importations de gaz liquéfié avec nos terminaux qui sont principalement sur la façade atlantique de l’Europe. On a un gros problème.
Or, on parle en outre, soit d’un embargo décidé par les Occidentaux, soit de la Russie qui pourrait couper les robinets…
Je ne crois pas à un embargo des Occidentaux parce que celui qui serait le plus touché, ce ne serait pas la Russie. Bien sûr, elle gagnerait un peu moins d’argent, mais ce n’est plus cela qui compte aujourd’hui à partir du moment où l’on a déjà saisi une partie des avoirs de sa Banque centrale. Les Russes sont passés en mode d’économie de guerre alors que nous sommes toujours un dans un mode d’économie normal.
Si de telles sanctions sont prises, l’Europe va souffrir énormément parce qu’il va nous manquer 1500 TWh de gaz. On peut peut-être aller chercher 500 TWh ailleurs, mais certainement pas plus. Les prix vont exploser et une part entière de l’industrie européenne va devoir fermer. Au niveau domestique, on arrive à des zones de prix où il est impossible que les gens puissent suivre.
Déjà aujourd’hui, avec le prix du gaz que l’on observe, on est, pour un ménage moyen, à des factures de l’ordre de 5000 ou 6000 euros par an. Même la classe moyenne ne peut pas le supporter.
Et ça, c’est sans que le robinet soit coupé ?
Sans avoir coupé le robinet, en effet. Maintenant, les prix sont très élevés parce que beaucoup de traders anticipent déjà sur le fait qu’il y aura un problème d’approvisionnement venant de Russie.
Au niveau du pétrole, ce que l’on remarque déjà, c’est que les majors comme Total ne veulent plus acheter du pétrole russe pour des raisons relationnelles. Voilà pourquoi on se trouve dans la zone des 130 dollars le baril. Sans embargo, ce sont déjà des sanctions, dans les faits.
Parle-t-on d’un impact pour l’hiver prochain ?
On parle d’avril, le problème va se sentir à court terme. On a une “chance”, c’est qu’en avril, la charge du chauffage aura pratiquement disparu en Europe, ce qui représente 50% du volume de gaz. Mais les réserves sont très basses et l’on devra absolument remplir des réserves pour l’hiver, ce que l’on ne pourra pas faire.
Nous sommes emmêlés dans un problème qui va durer très longtemps. Chaque jour qui passe, ce sont aussi des consommateurs qui ne sont plus protégés par leur contrat fixe et qui vont passer dans des contrats variables qui seront exposés à ces prix très élevés que l’on connaît depuis le mois d’août.
Et l’électricité va suivre ?
L’électricité suit, évidemment, elle est complètement indexée sur le prix du gaz et elle atteint aussi des records. On attend parfois un prix de 500 euros par MWh, ce qui représente une augmentation de 400 euros, soit une hausse de la facture potentielle de près de 1500 ou 2000 euros par an. C’est beaucoup trop pour les ménages !
Le politique se dit prêt à revoir les taxes, le cliquet sur l’essence, la TVA sur le gaz et l’électricité…
C’est minime. Même si l’on applique toutes les mesures prises ou annoncées par le monde politique – le chèque de 100 euros, la diminution de la TVA…-, on met seulement un peu de baume sur des plaies qui sont très profondes.
Pour faire passer la pilule pour les gens et revenir à un prix du niveau d’avant la crise du Covid, on devrait être dans un niveau d’interventionnisme de l’Etat qui est trop élevé, qui serait de l’ordre de plusieurs dizaines de milliards par an – entre 20 et 50 à mon sens.
Vous avez publié un message disant que la solution serait de fermer sa chaudière et de mettre un gros pull.
C’est une partie de la solution. A très court terme, à part diminuer la consommation de manière drastique, je ne vois pas ce que l’on peut faire. A moyen ou à long terme, il y a d’autres mesures à prendre pour corriger cette très mauvaise trajectoire prise au niveau de la politique énergétique que je ne cesse de dénoncer.
Nous avons une politique énergétique européenne qui était enfantine. Les enfants considèrent toujours que les autres sont gentils et que l’on peut faire confiance. Or, l’énergie est une arme géostratégique redoutable, utilisée ici par Poutine. On paye le prix de trente ans d’une politique énergétique dogmatique verte et naïve. Elle était pleine de bonnes intentions, mais en refusant de confronter ça avec le réel.
Vous le dénonciez en temps normal, mais ce n’est plus un temps normal…
On sentait que quelque chose de mauvais allait se passer. Depuis cet automne, je le criais. Maintenant, nous sommes dans le pire des scénarios catastrophes. J’avoue que je n’avais pas anticipé que cela tourne si mal.
Les gens n’ont pas bien compris que si l’on perd l’approvisionnement fossile de la Russie, c’est la misère en Europe. Une misère colossale ! On va redevenir très pauvre parce qu’il s’agit d’une denrée essentielle pour un fonctionnement normal d’une société. Notre PIB va chuter de 10 à 20% et l’Etat ne pourra plus compenser.
Le revirement d’Ecolo sur la sortie du nucléaire est une étape intéressante, mais futile?
Pour moi, c’est une étape importante. Cela ne va rien changer à très court terme, mai c’est quand même la reconnaissance par ce parti qu’il a foiré dans son approche.
Il ne faut pas se tromper, ils ont été très influents: ce sont les verts européens qui ont donné le ton de la politique énergétique européenne. Tout n’était pas mauvais, mais ils ont induit cette grande naïveté: tuer le nucléaire trop rapidement et ne plus le développer, pas de gaz de schiste ni de pétrole de schiste, plus d’exploitation des énergies fossiles en Europe… On a fait le choix de dépendre d’importations américaines et russes pour des raisons écologiques.
Le fond était bon, même si sur le nucléaire, il n’y avait pas vraiment de raison de le faire.
L’objectif du 100% renouvelable en 2050 est bienvenu, mais difficile à tenir?
Ce n’est pas une solution évidente et cela pollue aussi, ne fut-ce que pour construire des éoliennes. Le nucléaire ne pollue pas plus.
Ce revirement d’Ecolo est important, c’est une reconnaissance de leur faute, mais les autres partis sont aussi très coupables de ne pas avoir su contrecarrer les verts avec un discours alternatif. Il y a eu une hégémonie de ce discours et les autres partis ont suivi dans leurs erreurs. La politique est le souvent le compromis entre différentes philosophies pour trouver une autre solution, cela n’a pas été le cas ici.
Nous avons suivi les politiques vertes jusqu’à l’abîme et nous y sommes.
Ce qu’il faut espérer, c’est désormais une baisse des tensions géopolitiques, sans coupure du robinet du gaz, et le retour à une rationnalité énergétique en Europe?
Oui, vous avez tout à fait raison: ce serait ça le meilleur scénario.
Mais je vais ajouter deux commentaires, dont le premier ne va pas vous faire plaisir.
Il y a eu un soutien beaucoup trop important de la presse européenne – en particulier en Belgique – à ces idées d’Ecolo. La presse porte une lourde responsabilité quand je vois le différence de traitement entre les politique vertes et celles qui sont plus rationnelles, c’est du blanc au noir. Ecolo reconnaît son erreur aujourd’hui et on les encense: quand même!
Deuxièmement, c’est effectivement un scénario de rêve, mais il reste un problème structurel très dangereux. Admettons que Poutine redevienne un gros nounours très gentil, il va rester un problème d’investissements dans l’énergie fossile. Les champs développés par la Russie dan le gaz et le pétrole sont des champs difficiles, qui nécessitent une technologie avancée. Or, la Russie dépend essentiellement des majors américains qui ont annoncé leur départ. On était déjà trop juste, mais il y aura un retard plus grand encore en matière d’investissements. Pendant quatre ou cinq ans, on va connaître un manque d’énergie qui ne pourra pas être compensé par le renouvelable.
Dans le meilleur des cas, on va quand même avoir de l’énergie très chère très longtemps.
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