Crise du coronavirus: le monde politique osera-t-il “faire comme avant”?

Sophie Wilmès le 17 mars, demandant la confiance au Parlement. © BELGAIMAGE

Sans le Covid-19, la Belgique ne disposerait pas d’un gouvernement de plein exercice. Après un premier mois de gestion de crise, peut-on déjà tirer des enseignements utiles pour le fonctionnement politique du pays ? Décodage avec les directeurs politiques de quatre partis francophones.

“Ensemble, nous devons désormais prouver chaque jour que nous dépassons les querelles idéologiques stériles dans lesquelles nous nous sommes trop perdus ces derniers mois “, déclarait Sophie Wilmès le 17 mars dernier en demandant la confiance du Parlement. Ces querelles idéologiques reviendront peut-être avec la mise en place concrète du déconfinement et, plus encore, avec l’élaboration d’un éventuel plan de relance. Mais, pour l’heure, elles restent largement en sourdine.

En des circonstances classiques, les débats sur l’absence de réserves stratégiques de matériel sanitaire ou l’étonnante éviction de 45 laboratoires agréés des plans de testing auraient connu des tonalités nettement plus houleuses. Les réunions ministérielles, y compris en associant les entités fédérées, ne s’éternisent plus des nuits entières et les décisions se prennent assez vite. ” Depuis des années, on martèle que notre système ne fonctionne plus, relève Mohssin El Ghabri, directeur politique d’Ecolo. Cette séquence nous montre que notre système peut fonctionner, à certaines conditions. C’est un socle sur lequel ceux qui voient un sens et une utilité à la Belgique pourront s’appuyer dans les prochains mois et les prochaines années. ” Plusieurs éléments composent ce socle, passons-les en revue.

1. Les experts occupent le devant de la scène

Les groupes de travail et les rapports d’experts servent trop souvent de chambre d’encommissionnement des dossiers politiquement sensibles. Au mieux, le politique en extrait deux ou trois mesures ponctuelles ; au pire, l’étude arrive en fin de la législature et est renvoyée au gouvernement suivant, lequel préférera bien sûr commanditer sa propre étude… Le scénario est tout autre avec cette pandémie. Non seulement la décision politique s’appuie ouvertement et quasi intégralement sur les recommandations des experts mais, en outre, ce sont les experts eux-mêmes qui expliquent les mesures chaque jour dans les médias.

Conserver cette habitude de recourir aux scientifiques dans la politique mais aussi dans les médias, cela enrichirait notre démocratie.” Mohssin El Ghabri, directeur politique d’Ecolo

Quand on parle de vie ou de mort, d’un virus inconnu et de dispositifs de lutte inédits, battant en brèche notre système économique autant que nos libertés individuelles, le monde politique doit plus que jamais s’appuyer sur des aides externes pour tenter d’apporter des réponses efficaces. Le recours aux experts était indispensable et leur mise en lumière peut, in fine, se révéler bénéfique pour le monde politique. ” Celui-ci doit reconquérir une forme de légitimité dans l’opinion, souligne Laurent de Briey, pilote de l’opération ” Il fera beau demain “, initiée par le cdH pour faire émerger un nouveau mouvement politique. Ecouter les scientifiques peut être l’un des ressorts de cette reconquête car cela induit une forme de dépolitisation du processus. Cela a toutefois des limites car une expertise n’est jamais purement technique. ”

Pour Axel Miller, chef de cabinet du président du MR et directeur du centre Jean Gol, la prise de parole des experts fut ” une nécessité pour bâtir l’acceptabilité sociale de mesures quand même très fortes comme le confinement et la fermeture des écoles “. ” Leur mise en scène très tôt dans le processus fut, je pense, salutaire, dit-il. S’appuyer en toute transparence sur des avis d’experts, c’est un réflexe très sain et qu’il faudra prolonger… à condition toutefois que cela ne dégénère pas en cacophonie et en manque de leadership. ” Pourquoi une cacophonie ? Parce que, à côté des vérités scientifiques irréfutables, il y a toujours des marges d’interprétation et parce que chaque professeur d’université possède son champ d’expertise. Les pédagogues et les virologues n’avançaient, par exemple, pas les mêmes recommandations quant à la fermeture des écoles. Et le débat risque de gagner en intensité quand des économistes et des épidémiologistes parleront du déconfinement… ” La neutralité absolue n’existe pas, insiste Thomas Dermine, chef de cabinet du président du PS et directeur de l’institut Emile Vandervelde. L’idée d’une expertise neutre me semble même intellectuellement fallacieuse. La recherche de la vérité scientifique, c’est aussi reconnaître l’existence du doute. Et c’est plus vrai que jamais quand nous sommes face à un virus qu’on ne connaissait pas. ”

Les experts occupent le devant de la scène.
Les experts occupent le devant de la scène.© BELGAIMAGE

Le politique doit alors arbitrer entre des logiques aussi légitimes que contradictoires. ” Cette gouvernance éclairée par l’expertise scientifique, c’est quelque chose que nous devons conserver de cette crise, propose Mohssin El Ghabri. Avec des scientifiques dans le cockpit, des décisions fortes en matière climatique et de biodiversité auraient été prises depuis longtemps. Mais il ne faut pas mélanger les rôles : le politique doit arbitrer entre les différentes recommandations, au nom de principes qui dépassent les domaines d’expertise des uns et des autres. Il doit prendre les décisions et, ensuite, les assumer devant l’opinion. ” ” Le politique doit bien entendu consulter des experts pour se forger une opinion, abonde Thomas Dermine, mais la décision doit toujours lui revenir. La responsabilité politique doit toujours rester entre les mains de celles et ceux qui y sont habilités par la légitimité démocratique. Il ne faut jamais déroger à cela. ”

Les partis de gouvernement doivent prendre conscience qu’ils ont un ennemi commun, un autre virus : le populisme.” Laurent de Briey, pilote de l’opération ” Il fera beau demain

L’arbitre est d’autant plus nécessaire que les groupes d’experts se multiplient, pour éclairer sur la gestion de la crise, le déconfinement, la relance, etc. ” Si cela permet de mettre l’ensemble des éléments de l’équation sur la table, c’est certainement une bonne chose pour la qualité des décisions “, avance Axel Miller. ” Cela peut sembler un peu confus mais les missions de ces groupes de travail sont bien délimitées pour que, justement, elles ne se chevauchent pas, précise Mohssin El Ghabri. Je pense que si l’on pouvait conserver cette habitude de recourir aux scientifiques dans la politique mais aussi dans les médias, cela enrichirait notre démocratie. J’espère que les JT continueront à inviter des scientifiques après cette crise. ” D’une pierre, deux ou trois coups : cette mise en lumière des experts, surtout si elle se prolonge, contribuera peut-être à doper l’attractivité des études scientifiques.

Mohssin El Ghabri
Mohssin El Ghabri© PG

2. Le programme gouvernemental est ramassé sur des projets ciblés

Le gouvernement Wilmès a obtenu la confiance et des pouvoirs spéciaux autour d’une mission unique : organiser la lutte contre le Covid-19. A voir la popularité actuelle de la Première ministre, l’opération est politiquement porteuse. Pourrait-on, dès lors, la prolonger sur d’autres thèmes ? ” Ce qui est unique avec le Covid-19, c’est l’immédiateté et l’ampleur de la menace à très court terme, répond Thomas Dermine. Cela permet de concentrer une action politique forte sur un seul enjeu. Sur d’autres enjeux tout aussi importants, comme le climat ou la lutte contre les inégalités sociales, reproduire ces conditions, et notamment ce sentiment d’urgence, est un vrai défi et doit être le coeur de notre action. ”

Cela n’exclut cependant pas l’hypothèse de voir cet attelage, qui a obtenu la confiance du Parlement, poursuivre sa vie jusqu’à la fin de la législature, quitte à faire monter des ministres d’autres partis. ” Le programme sera de toute façon limité parce que le temps de la législature sera limité, précise Mohssin El Ghabri. Les conditions de la discussion sont bien meilleures qu’il y a deux mois. Il y a tout à fait moyen de conclure une série d’accords assez forts et lisibles par la population qui permettront au pays d’aller de l’avant. ” Il s’appuie notamment sur le fait que les arbitrages budgétaires au détriment de la santé ne passeront plus la rampe dans l’opinion. ” C’est un changement structurel, insiste-t-il. Les décideurs politiques sont souvent un peu myopes et ne voient pas les effets à long terme des décisions qu’ils prennent. Ici, chacun a pu voir les effets d’un financement insuffisant pour un secteur crucial. ”

Nous avons négocié des arrêtés de pouvoirs spéciaux à 10 en moins de 24 h. C’est un apprentissage hyper-rapide d’un fonctionnement collégial.” Thomas Dermine, directeur de l’Institut Emile Vandervelde.

Axel Miller était à l’oeuvre dans le monde de la finance lors des crises de 2008 et 2011 (dettes souveraines) et dans celui de l’automobile lors du dieselgate. Il s’y connaît donc en navigation sous la tempête. ” Lors des crises précédentes, nous n’avons pas pris la mesure de ce qui se passait, nous avons agi sur les symptômes plutôt que sur les causes, dit-il. Mais à chaque fois, le choc est un peu plus rude. Nous ne pouvons pas nous contenter de repartir comme avant. ” Pour bâtir le monde d’après, cet éternel optimiste (c’est lui qui le dit) est convaincu que ” des points de convergence se forment ” entre les différentes composantes de la large coalition Wilmès. Il cite le souhait de relocaliser une partie de l’industrie en Belgique ou en Europe, le relâchement de la bride budgétaire, la nécessité de mesures de relance, le rôle de la puissance publique pour ” structurer durablement le monde “. Avec cela, il y a matière à un épais programme de gouvernement. ” Si chacun montre une capacité de conversation intelligente, d’écoute, il doit y avoir moyen de développer des chemins de convergence sur au moins 80% des dossiers “, assure le directeur du Centre Jean Gol.

Laurent de Briey
Laurent de Briey© PG

Depuis les élections de mai dernier, les discussions butaient notamment sur l’écueil budgétaire : personne n’avait trop envie de se brûler les ailes dans un gouvernement qui devrait économiser une dizaine de milliards d’euros. ” A partir du moment où l’on parle de relance et d’un relâchement de la bride budgétaire, cela facilite les choses, pointe Laurent de Briey. Il y a sans doute moyen de concevoir des politiques plus intéressantes et innovantes que de seulement parler d’assainissement des finances publiques. ”

3. Le Fédéral agit en chef d’orchestre

Sous le gouvernement Michel, les comités de concertation entre l’Etat fédéral et les entités fédérées ont souvent été un outil de blocage de dossiers et un ring de boxe pour politiciens en mal de notoriété. Dans la lutte contre le Covid-19, l’échelon fédéral a clairement pris le lead, sans pour autant marcher sur les compétences des Régions. ” Le fédéralisme de coopération a souvent été avancé comme concept ; là, nous le voyons dans les faits, se réjouit Mohssin El Ghabri. Les circonstances et le style de Sophie Wilmès, qui dirige les débats tout en écoutant vraiment les entités fédérées, nous montrent la recette de ce fédéralisme de coopération. Pour que cela fonctionne, il faut un ou une cheffe d’orchestre, ce qui pose peut-être la question de la hiérarchie des normes dans notre organisation institutionnelle. Et il faut une véritable concertation où chaque entité est respectée mais toujours en lien avec une prise de décision claire. Il ne s’agit pas d’avoir des discussions qui s’éternisent. ” ” Le fédéral s’est imposé de facto et nous devons effectivement nous en inspirer, ajoute Laurent de Briey. Le vrai test, ce sera cependant avec le déconfinement et la relance. L’éventail des choix sera alors beaucoup plus large et les débats idéologiques pourront reprendre en plein. ”

Au-delà de la concertation et du rôle de chacun, la crise révèle aussi des incohérences de l’organisation institutionnelle belge. ” Nous devons attendre une décision fédérale pour procurer des masques aux maisons de repos qui dépendent des Régions, est-ce bien cohérent ? , interroge Thomas Dermine. En matière de santé, nous avons sans doute été trop ou pas assez loin dans la défédéralisation. Il faudra pouvoir discuter de cela, sans prisme idéologique, et regarder si cette division des compétences a du sens du point de vue de l’efficacité. ” ” C’est clair qu’entre le fédéral et les Régions, il y a des trous dans la raquette, résume Axel Miller. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le modèle belge n’a pas été pensé pour une prise de décision rapide et efficace. Nous le voyons très bien avec la politique de l’énergie. Tout le monde sait très bien, je pense, que nous ne pourrons pas fermer les centrales nucléaires à partir de 2025… mais les décisions sont sans cesse reportées. Il faudra à nouveau décider dans l’urgence en dernière minute. Est-ce ce type d’Etat dont nous voulons ? ”

Thomas Dermine
Thomas Dermine© BELGAIMAGE

4. Les partenaires ont appris à se faire confiance

Une lutte commune face à un tel ennemi, cela soude évidemment les liens. Des hommes et des femmes qui se regardaient hier en chiens de faïence ont appris à travailler ensemble. ” Nous avons négocié des arrêtés de pouvoirs spéciaux à 10 en moins de 24 heures, concède Thomas Dermine. D’ordinaire, cela prendrait au moins quatre jours. C’est un apprentissage hyper-rapide d’un fonctionnement collégial. Des automatismes de fonctionnement sont en train d’être créés. Mais attention, ça ne veut pas dire que nous sommes d’accord sur tout, loin de là. ”

Entre le fédéral et les Régions, il y a des trous dans la raquette. Le modèle belge n’a pas été pensé pour une prise de décision efficace.” Axel Miller, directeur du Centre Jean Gol

” Négocier un programme de gouvernement avec des réunions jusqu’à 4 h du matin pendant un ou deux mois ne donne pas de pareils résultats, renchérit Axel Miller. J’ose espérer que la confiance interpersonnelle est désormais bien présente. Cela ouvre des perspectives intéressantes. Si nous voulons bâtir des choses ensemble, il est indispensable que chacun entre dans la conversation en étant prêt, le cas échéant, à changer d’idée en court de chemin. Cela implique de la confiance, de l’écoute, du respect et je pense, oui, que les choses ont bougé sur ce plan. ”

Mohssin El Ghabri estime aussi qu’un ” espace de collaboration ” s’est ouvert entre les partis, et cela même dans la manière de gérer les points de désaccord. ” Nous venons de très loin, les relations entre les partis étaient vraiment délétères il y a quelques semaines encore “, souligne le directeur politique d’Ecolo. C’est un peu moins vrai avec la N-VA qui a un pied dedans et un pied dehors. ” Son attitude est peu constructive et je pense qu’elle perd des points vis-à-vis de ceux qui militaient pour qu’elle fasse partie de l’attelage “, analyse-t-il. Voir le gouvernement Wilmès se souder dans l’action au point de durer toute la législature, c’était effectivement la grande crainte des nationalistes.

Plus qu’une majorité, c’est un système politique qui doit survivre, estime Laurent de Briey. ” Les partis de gouvernement doivent prendre conscience qu’ils ont un ennemi commun, un autre virus : le populisme “, analyse-t-il. Et ce virus, ils le combattront en rendant le fonctionnement politique structurellement plus efficace, en misant sur des objectifs à moyen et long terme plutôt que sur les petites polémiques faciles, comme ils l’ont montré dans ce premier mois de lutte contre le Covid-19. ” Les gains à court terme ont constitué un affaiblissement à long terme pour tous les partis, conclut-il. Il faut changer le logiciel politique et médiatique pour entrer dans de nouvelles dynamiques. ”

Axel Miller
Axel Miller© BELGAIMAGE

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