Carte blanche

Conflit en Ukraine: les vautours volent en rond…à Moscou

Les sanctions font mal à la Russie, pas aux oligarques. Voici pourquoi.

Depuis Boris Eltsine, les oligarques russes ont transféré des milliards d’euros depuis leur pays pour les investir à Londres et dans d’autres grands centres financiers mondiaux. On pense que ces “kleptoligarques” détiennent jusqu’à mille milliards de dollars (environ 918 milliards d’euros (1)) de richesse à l’étranger, souvent cachés dans des sociétés offshore dont l’identité du véritable propriétaire reste difficile à déterminer.

A la suite des sanctions occidentales (en France le ministère des Finances a gelé 22 milliards d’euros d’actifs de la banque centrale russe), les obligations en roubles ne sont plus remboursées aux étrangers, la monnaie russe poursuit sa chute et Sberbank a fait faillite en Europe, et, désormais, le risque d’un défaut de paiement de l’Etat russe se profile. Le paradoxe c’est que cela rend les oligarques d’autant plus indispensables…

A titre de contre-sanction, la banque centrale russe a annoncé début mars une mesure très lourde : les étrangers qui détiennent des obligations d’Etat russes en roubles (dites OFZ dans le jargon) ne seront plus payés. Ils ne percevront pas les “coupons” qui leur sont dus, pour une période non définie. La mesure ne concerne pas les obligations en devises étrangères (dollars, euros…), qui est la définition officielle du défaut de paiement d’un pays, mais elle a jeté un sérieux froid sur le système financier.

En France, l’exécutif annonce avoir gelé près de 850 millions d’euros d’avoirs russes. Il s’agit d’actifs et de biens identifiés (par les agents des services de renseignement financiers (Tracfin), du Trésor, des douanes et de la direction générale des finances publiques, malgré les kyrielles de sociétés-écrans et autres montages financiers) des personnalités économiques ou politiques proches du président Vladimir Poutine, figurant sur une liste arrêtée par Bruxelles.

La belle affaire ! En fait, les oligarques et autres apparatchiks ne sont pas pour autant dépossédés de leurs biens car passer du gel à la saisie n’est toujours pas possible juridiquement pour le moment. Pour qu’il y ait saisie, il faut qu’il y ait une infraction pénale.

En outre, ce qui a été immobilisé individuellement pour chaque oligarque ne représente que de la roupie de Sansonnet pour des ultra-riches dont le patrimoine se chiffre en milliards d’euros. A moins de 2 milliards de dollars de patrimoine vous n’êtes pas éligible à la qualité d’oligarque (2). Tout oligarque qui se respecte gagne, bon an mal an, au minimum 200 millions d’euros.

Dès lors si pour un seul oligarque, Bercy immobilise pour 15 millions d’euros de comptes bancaires, de lignes de crédit en France, dans des établissements français, ainsi que pour 53 millions d’euros de biens immobiliers (un chalet à Courchevel, une villa sur la Côte d’azur, un hôtel particulier à Paris…) sur le territoire français et pour 32 millions de biens mobiliers (yacht, jet, hélicoptère, voitures de luxe, chevaux, etc.) : cela représente 100 millions d’euros, c’est-à-dire à peine la moitié de ce qu’engrange chaque année un ultra-riche russe, c’est tout au plus agaçant mais certainement pas handicapant, en tout cas pas à moyen terme. Même s’il s’agissait de véritable confiscation-dépossession, tout sera racheté sans difficulté un peu plus tard, lorsque les choses reviendront à la normale (cessation des hostilités), avec ou sans Poutine à la tête de l’Etat russe. 100 millions de perdus sur 2 milliards de patrimoine (c’est un minimum pour l’oligarque de base) et des revenus annuels récurrents de 200 millions : “même pas mal !” disent cyniquement les kleptomanes.

Mais le plus beau dans l’histoire, c’est le pactole que vont certainement se faire les oligarques russes, et ici ils battent à plates coutures leurs homologues ukrainiens et biélorusses dans un funeste concours de prédation économique et financière.

En effet, lorsque les Occidentaux gèlent les avoirs de la banque centrale russe, asphyxient l’économie du pays en bloquant son approvisionnement en devises, ces dernières deviennent de plus en plus rares et donc de plus en plus stratégiques pour la survie de l’Etat ; et voilà qu’interviennent les nouveaux sauveurs du régime : les oligarques. Ils ont les devises nécessaires à la continuation du régime russe. Elles sont bien cachées dans des fonds offshore, dans des paradis fiscaux, mais toujours mobilisables, par les mêmes circuits clandestins de transfert utilisés pour les détourner originellement de l’Etat russe. Et elles viennent à point pour qui sait négocier. Or, les oligarques sont des négociateurs rapaces, jamais rassasiés.

Rapatriez vos devises (mal acquises), en échange d’obligations de l’Etat Russe libellées en roubles : Les oligarques, comme les fonds vautour, achètent à bas prix des dettes souveraines émises par l’Etat russe en difficulté voire proche du défaut de paiement, par exemple à 20% de leur valeur nominale, avec pour objectif de réaliser une plus-value substantielle lors de la phase de restructuration de la dette en obtenant le remboursement de leurs créances à une valeur proche de la valeur nominale. Ainsi, lorsque les choses reviendront à la normale, avec ou sans Poutine, et que le rouble reprendra du poil de la bête et que l’économie se renforcera ces obligations (aujourd’hui de pacotille) reprendront de la valeur : ce que les oligarques ont payé 20 % de la valeur nominale, ils le revendent par exemple à 80 %, multipliant ainsi leur mise par 4 ! Et tous les petits désagréments du conflit avec l’Ukraine seront bien vite oubliés.

Tout bon oligarque fait serment d’allégeance à l’empereur Poutine, sans doute par peur, mais incontestablement aussi par goût, amour, passion du lucre…

Carl-Alexandre Robyn– Fondateur du Cabinet Valoro : (ingénierie capitalistique et financière de startups)

(1) “Le Monde” du 09 mars 2022, l’enquête “Pandora Papers” citée dans “Le Monde” du 06 octobre 2021, l’enquête “Swiss secrets” citée dans “Le Monde” du 20 février 2022.

(2) Le plus “pauvre” des oligarques possédant des biens en France, Pyotr Aven, n’a qu’une fortune estimée (selon Forbes, chiffres cités par France Inter le 02 mars 2022, et par le journal Libération du 07 mars 2022) de 5,3 milliards de dollars. Ses compagnons, plus chanceux ont des patrimoines se chiffrant à plusieurs dizaines de milliards de dollars : Vagit Alekprov, 21,6 milliards de dollars, Alexes Mordachov, 29,1 milliards de dollars…

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