Comment notre économie se prépare-t-elle au défi climatique?

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

La tempête Boris a ravagé l’Europe centrale ces derniers jours et laisse derrière elle désolation et interrogations. Comment sommes-nous préparés au changement climatique ? Coup de sonde dans trois secteurs en première ligne : l’agriculture, la construction et les assurances.

Une vingtaine de morts, des torrents de boue et des inondations dévastant l’Autriche, la Slovaquie, la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, le Nord de l’Italie… La tempête Boris, d’une ampleur inédite, a laissé une marque terrible.

Ces événements sont des drames humains, mais aussi des catastrophes économiques. Selon le réassureur Munich Re, les inondations ont coûté à l’économie mondiale environ 330 milliards de dollars entre 2018 et 2023. Les cyclones tropicaux sont encore plus dévastateurs : ils ont causé pour 2.100 milliards de dollars de dégâts depuis 1980.

Notre pays n’est évidemment pas épargné. Les statistiques des assureurs montrent que ces cinq dernières années, ils ont dépensé 4,4 milliards d’euros pour rembourser les sinistres causés par les catastrophes naturelles, avec, bien sûr, une facture énorme pour les terribles inondations de l’été 2021.

Alors, comment peut-on se préparer au changement climatique ? Nous avons effectué un coup de sonde auprès de trois secteurs particulièrement impactés : la construction, l’assurance et l’agriculture.

Saut dans l’inconnu

Les assureurs, par exemple, planchent sur de nouveaux produits. “Ce sont des assurances paramétriques où les assureurs interviennent à partir de certains paramètres définis à l’avance, explique Hein Lannoy, CEO d’Assuralia, la fédération professionnelle des assureurs. Par exemple, si l’on constate que le vent a soufflé au-delà d’une certaine vitesse ou que l’eau a dépassé un certain seuil, il y a automatiquement une intervention pour un montant fixé à l’avance. Ces produits se développent aux États-Unis. Certains assureurs européens commencent à les proposer. Ce sont surtout des assurances complémentaires, qui s’adressent aux entreprises.”

Mais le grand sujet de discussion, en Belgique, concerne notre système d’indemnisation pour les catastrophes naturelles, un système dont la défaillance avait été révélée lors des inondations de 2021. Le sinistre avait dépassé 2,5 milliards d’euros et il avait fallu dépasser la loi afin d’indemniser intégralement les 70.000 victimes. Les assureurs avaient accepté de rembourser exceptionnellement plus d’un milliard, alors que la loi ne fixait leur quote-part qu’à 360 millions. À l’été 2023, le ministre de l’Économie Pierre-Yves Dermagne avait porté le plafond des assureurs à 1,6 milliard. Mais cela ne résout pas le problème : au-delà de ce montant, c’est à nouveau le saut dans l’inconnu.

“Pour les catastrophes de grande ampleur, il y a une réelle incertitude quant à la possibilité d’indemniser tout le monde, s’inquiète Hein Lannoy. J’espère qu’il se passera des années avant de revoir un sinistre dont les dégâts dépasseront 1,6 milliard, mais cela viendra un jour. Si un désastre comme celui que vient de connaître l’Europe centrale s’abattait sur la Flandre, la facture pourrait s’élever à six ou sept milliards.”

Si un désastre comme celui que vient de connaître l’Europe centrale s’abattait sur la Flandre, la facture pourrait s’élever à 6 ou 7 milliards.” – Hein Lannoy, CEO d’Assuralia

Assurances multirisques

Dans le mémorandum réalisé pour les élections du mois de juin dernier, Assuralia soulignait d’ailleurs qu’entre 2019 et 2022, dans le domaine des catastrophes naturelles, le nombre des sinistres avait augmenté de 49% et les dommages de 93%. “Outre les sinistres causés par des tempêtes et des inondations, la sécheresse entraîne également pas mal de dommages ces dernières années”, avec pour conséquence que “tant les assureurs que les réassureurs en tiennent pleinement compte dans leurs modèles et leur tarification”.

Et cette évolution est générale : “Le réassureur Swiss Re a constaté une augmentation annuelle de 8% des dommages causés par les catastrophes naturelles entre 2008 et 2023, observe Hein Lannoy. Une bonne partie s’explique par l’inflation, une autre par la croissance économique (augmentation des constructions, des véhicules), mais il y a aussi un impact direct du changement climatique, que Swiss Re estime à 1% par an. Nous espérons donc que quand le nouveau gouvernement sera constitué, nous pourrons ouvrir le débat. Nous sommes redevables vis-à-vis du citoyen de trouver des solutions. Et l’on voit, avec ce qu’il s’est passé en Europe centrale, que c’est nécessaire”, souligne le CEO d’Assuralia.

Une meilleure couverture assurantielle est également une préoccupation des agriculteurs. “L’une de nos demandes importantes est la mise en place d’assurances multirisques climatiques, car actuellement, le système d’intervention au niveau régional est très lourd, très lent, les indemnisations n’arrivent pas assez vite, et elles ne couvrent pas tous les sinistres, souligne Lucie Darms, conseillère pour le climat auprès de la Fédération wallonne de l’agriculture (FWA). Nous aimerions que les agriculteurs puissent souscrire à un produit d’assurance qui couvre l’ensemble des risques climatiques et que le gouvernement prenne en charge une partie de la prime. Selon les estimations de notre expert, si une telle assurance avait déjà été en place cette année, 80% des agriculteurs auraient pu en bénéficier”, ajoute-t-elle.

Une telle assurance existe déjà du côté flamand. “Quelques assureurs offrent en effet ce type de produits, explique Hein Lannoy. Mais, et c’est spécifique à la Flandre, il y a un subside de la Région parce que le risque est difficile à couvrir.” Une note devrait être adressée ces jours-ci à Anne-Catherine Dalcq, la nouvelle ministre de l’Agriculture de la Région wallonne, pour étendre ce modèle à la Wallonie.

D’une ampleur inédite, la tempête Boris a durablement touché l’Europe centrale. © REUTERS

Un message parfois antinomique

Mais évidemment, le défi climatique est bien plus vaste. “Il faut avoir une réflexion globale sur la palette d’outils et de mesures qui sont à notre disposition, embraye Bernard Decock, responsable environnement au sein de la FWA : l’évolution des espèces, les techniques de conservation du sol ou encore la mise en place par les agriculteurs de mesures agroenvironnementales, qui permettent d’avoir davantage de couverts (végétaux semés ou spontanés qui occupent le sol entre deux cultures, ndlr) et donc de stocker davantage de carbone.”

“L’agriculture relève du domaine du vivant et tout est interconnecté, souligne Lucie Darms. Et dans les discussions sur le climat, il faut par exemple penser à la nécessité de garder des structures d’élevage suffisantes au niveau de la Région. Car le message est parfois antinomique : on dit qu’il faut diminuer la consommation de viande, mais derrière la consommation de viande, il y a des exploitations mixtes, avec des présences de prairies qui jouent un rôle au niveau de la fixation du carbone et peuvent aussi ralentir les phénomènes climatiques extrêmes. L’élevage est également important pour la fertilisation organique, nécessaire pour remplacer la fertilisation minérale qui joue un grand rôle en termes d’émission d’azote.”

Une réflexion doit également être menée sur la contribution des agriculteurs à l’énergie verte, via l’installation de panneaux solaires, mais aussi le biométhane, gaz produit à partir des déchets agricoles. “Les filières de biométhanisation ne sont malheureusement pas financièrement autoportantes : il faut pouvoir compter sur des aides à l’installation et des soutiens, observe Bernard Decock. En Région wallonne, c’est surtout le système des certificats verts qui a été mis en place, mais il arrive à sa fin et d’autres modèles sont apparus dans des pays voisins. Il y a aujourd’hui une opportunité pour créer des filières intéressantes.”

Mais cela demande de réfléchir à un modèle rentable. “Doit-on injecter directement le biométhane dans les réseaux de distribution de gaz ou faire de la cogénération, avec un moteur qui produit de la chaleur et de l’électricité ? Mais pour cela, il faut pouvoir vendre son électricité à bon prix et pourvoir utiliser la chaleur produite, pointe le responsable environnement. C’est cela qui fait qu’il est souvent difficile d’avoir un système rentable.” C’est pour cette raison que les agriculteurs demandent la création de communautés d’énergie. “Ils pourraient être des fournisseurs d’énergie pour leur village”, souligne Bernard Decock.

Un million de jours d’intempérie

L’impact climatique concerne aussi la construction. “Il se fait sentir de deux manières, explique Hugues Kempeneers, directeur général d’Embuild Wallonie. Il y a l’impact de l’augmentation du phénomène climatique, intense mais limitée dans le temps, et il y a l’effet beaucoup plus large sur l’organisation du secteur en tant que tel. Par exemple, il n’arrête pas de pleuvoir depuis un an. Nous avons enregistré au premier semestre plus d’un million de jours chômés pour cause d’intempéries.”

Et c’est une augmentation de 34% par rapport à 2023 et de 117% par rapport à 2022. “Des entreprises accusent des retards : 40% d’entre elles n’ont d’autre choix que de repousser le délai de livraison de leurs chantiers ou accumulent un retard qui dépasse parfois plus d’un mois. Les couvreurs et les entreprises de terrassement sont particulièrement impactés.”

Il y a cependant des solutions qui pourraient réduire l’impact des intempéries. “Je pense à la construction hors site, qui permet de nous rendre un peu moins dépendants des conditions climatiques parce que de plus en plus de travail et de valeur ajoutée de l’entreprise s’effectue en atelier”, poursuit Hugues Kempeneers.

Le problème est toutefois que ce type de construction n’est pas encore entré dans les mœurs. “Il y a un traditionalisme, un ‘on a toujours fait comme ça’ qui explique la réticence à changer, chez nous, de mode de construction. Les pouvoirs publics, dans l’octroi de permis, ont parfois tendance à s’immiscer dans les techniques de construction”, poursuit le directeur général d’Embuild Wallonie, alors que ce n’est pas leur rôle.

Et puis, ces mêmes pouvoirs publics ne jouent pas de rôle moteur. “Dans les cahiers des charges des commandes publiques, il y a encore trop peu de demandes pour des constructions hors site, ce qui pourtant mettrait le pied à l’étrier à une industrie qui ne demande que ça. Les entreprises belges spécialisées dans le hors site sont obligées de se tourner vers l’étranger parce que la demande n’existe pas en Belgique”, regrette Hugues Kempeneers.

On le voit, les acteurs ne restent pas passifs face au défi climatique. Mais les solutions sont parfois longues à mettre en place.

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