Les réformes de l’été ne sont qu’un tout premier pas sur le chemin de la remise en ordre socio-économique du pays, dans un contexte international difficile. Nos experts mettent en garde : la Belgique est un paquebot très difficile à faire changer de trajectoire. Il y a du pain sur la planche.
Avec la rentrée, les débats vont reprendre de plus belle autour de la machine à café. Georges-Louis Bouchez, président du MR, risque-t-il gros après sa conversation vive avec une journaliste de la RTBF ou la chaîne publique a-t-elle manqué de déontologie en la faisant fuiter ? En Alaska, le président américain, Donald Trump, a-t-il courbé l’échine en accueillant son homologue russe, Vladimir Poutine, sur le tapis rouge ? Faut-il reconnaître l’État de Palestine ? Les discussions animées sont garanties.
Les enjeux sont pourtant d’une nature plus profonde. Après les réformes socio-économiques décidées cet été par l’Arizona fédérale et critiquées par certains pour leur “brutalité”, le paquebot Belgique continue à faire face à quatre enjeux majeurs : le déficit budgétaire doit être corrigé dès cet automne, l’emploi doit être stimulé avec une attention particulière pour les jeunes, il faut maîtriser le coût du vieillissement de la population et notre armée doit être renforcée d’urgence. Réussir cette traversée nécessitera du courage politique. Et de la prévoyance, sous peine de voir les icebergs transformer le paquebot belge en Titanic.
Le mur budgétaire
“L’agenda de la rentrée va rapidement donner le ton du défi budgétaire, entame Philippe Ledent, senior economist chez ING. Le 10 octobre, Moody’s annoncera sa nouvelle notation pour la Belgique, avant S&P le 24 octobre et Fitch le 5 décembre. Le risque d’une dégradation supplémentaire est réel. Ce n’est pas rien, d’autant que nous faisons déjà l’objet d’une procédure en déficit excessif de la Commission européenne. Si l’on ne fait rien, on risque d’entrer dans une spirale négative.”
Cet automne, le gouvernement De Wever sera confronté à un contrôle budgétaire qui s’annonce serré : 4 milliards à trouver et 4 milliards “structurels” pour financer le réinvestissement dans la défense. “Pour l’instant, il n’y a pas encore trop de stress, le marché obligataire reste assez serein, prolonge Philippe Ledent. Mais cela pourrait ne pas durer. Avec la France, nous devenons l’un des mauvais élèves de la classe.”
“Avec la France, nous devenons l’un des mauvais élèves de la classe.”
“L’insécurité budgétaire et la dette restent des problèmes de taille, acquiesce Jean Hindriks, professeur d’économie à l’UCLouvain. S’il y a une flambée des taux d’intérêt, le poids de la dette peut se traduire par un coût du crédit qui explose. Très vite, on risque d’avoir un effet boule de neige. C’est vrai pour le gouvernement fédéral, mais également pour les entités fédérées. N’oublions pas que la Fédération Wallonie-Bruxelles, ne fut-ce qu’elle, a déjà 10% de déficit. C’est colossal ! Les Régions bruxelloise et wallonne sont également en grande difficulté financière.”
Les temps s’annoncent difficiles
Cet été, des groupes de travail ont notamment planché sur la situation d’urgence en Fédération Wallonie-Bruxelles pour trouver des pistes de mesures. Des experts ont déjà mis en garde contre une difficulté à payer les salaires des enseignants et plaidé pour des mesures douloureuses comme un éventuel gel de l’indexation des salaires. Pour ce niveau de pouvoir sans capacité fiscale, les temps s’annoncent difficiles.

“À court terme, nous avons la mission urgente de remettre de l’ordre au niveau budgétaire et de veiller à l’efficacité des institutions publiques, souligne Yvan Verougstraete. Il y a de l’argent public qui n’est pas bien utilisé, certainement en Région bruxelloise.” Mi-août, le président des Engagés a accepté une mission de “facilitation” pour tenter de trouver une solution au blocage persistant dans la capitale, plus d’un an après les élections. Une urgence, faute de quoi la Région risque une mise sous tutelle fédérale, a déjà annoncé le Premier ministre, Bart De Wever.
L’urgence de la compétitivité
“Face à ces difficultés financières, nous avons besoin de générer de la prospérité, d’avoir de la croissance et de créer de l’emploi, insiste Jean Hindriks. Nous devons aussi veiller à ce que toutes nos activités stratégiques ne soient pas délocalisées vers la Chine ou les États-Unis. Or, c’est ce que Donald Trump souhaite induire avec ses droits de douane : il cherche à ce que l’on installe nos entreprises chez lui…”
«Face aux difficultés financières, nous avons besoin de générer de la prospérité, d’avoir de la croissance et de créer de l’emploi. Et veiller à ce que toutes nos activités stratégiques ne soient pas délocalisées.”
Les mesures pour doper de la compétitivité en Belgique et en Europe restent insuffisantes, alors que les prévisions de croissance se situent autour des 1% dans notre pays. “C’est un point que l’on sous-estime grandement, clame Philippe Ledent. Les réformes initiées sur le marché du travail sont importantes, mais il convient d’ajouter une politique industrielle digne de ce nom et de faire des choix clairs en matière énergétique. Nous avons perdu du temps parce que la croissance économique n’était plus à la mode. Les adeptes de la décroissance ont oublié de nous dire que sans recettes fiscales, il était impossible de préserver notre modèle social.”
Si les décisions prises pour favoriser l’assouplissement des contraintes administratives et pour la relance du nucléaire, par exemple, sont salutaires, elles mettront du temps avant de générer des effets. “La Belgique est un paquebot, on ne la fait pas changer de direction avec un seul texte de loi ou une décision”, constate l’économiste d’ING.
“Nous vivons un moment historique, que ce soit au niveau géopolitique, climatique ou démocratique. C’est pourquoi nous devons aussi repenser le modèle économique dans lequel nous nous inscrivons.”
Repenser le modèle économique
“Nous vivons un moment historique, que ce soit au niveau géopolitique, climatique ou démocratique, insiste Yvan Verougstraete. C’est pourquoi nous devons aussi repenser le modèle économique dans lequel nous nous inscrivons. Quand les États-Unis disent qu’ils veulent assurer leur prospérité en sortant des accords de Paris sur le climat, ils nous déclarent une autre forme de guerre commerciale. Si notre seule réponse consiste à abaisser nos standards, nous passerons à côté de ce moment d’histoire.”
Il convient d’élaborer une stratégie différente, complète-t-il, en transformant ces contraintes en opportunités. “Je n’ai pas envie de vivre dans un monde où l’on mange de la merde sans le dire, où les entreprises font du greenwashing en permanence. D’une manière ou d’une autre, nous devons faire payer nos externalités pour protéger nos choix sociaux et environnementaux.”
C’est surtout au niveau européen que cela se joue. “Je ne prône pas le repli, insistait-il dans une carte blanche. Je ne prône pas la rupture. Mais je plaide pour une Europe lucide. Une Europe capable de voir venir les coups. Une Europe qui arrête de faire l’autruche. Nous devons repenser notre exposition au dollar, construire une stratégie commune sur les placements financiers sensibles, et commencer à penser comme un système, si nous voulons tenir tête à ceux qui agissent déjà comme des empires.”

Le nœud de l’emploi
Pour générer des recettes fiscales, le gouvernement De Wever entend doper le taux d’emploi. Objectif ? Atteindre les 80% en 2030. Un horizon qui sera difficile à atteindre car il nécessiterait la création de 550.000 emplois durant cette législature. En outre, le cap adopté ne tient pas compte d’une évolution majeure. “Pendant longtemps, on s’est concentré sur la prolongation de l’activité professionnelle, en essayant de laisser les seniors le plus longtemps possible sur le marché du travail, explique Jean Hindriks, auteur d’une étude approfondie sur le sujet. Dans l’accord de gouvernement, toutes les mesures visent encore à agir en ce sens. Or, ce n’est plus le problème principal.”
Son verdict, documenté : “Durant les 10 ou 15 dernières années, il y a eu une régression assez importante et structurelle de l’emploi des jeunes. Cela pose une série de problèmes inédits sur lesquels nous devons nous pencher. Il s’agit de comprendre les raisons pour lesquelles ils montent au travail si tardivement. Il faut aussi rappeler que travailler, c’est acquérir une certaine discipline et c’est structurant.”
Le renversement remonte à 2019 : cette année-là, le taux d’emploi des jeunes est passé pour la première fois sous le taux d’emploi des seniors de plus de 55 ans. “C’est tout à fait nouveau et c’est historique, analyse Jean Hindriks. Les acteurs économiques doivent réfléchir à la façon dont on pourrait mettre plus rapidement les jeunes à l’emploi. Ce serait un renouvellement et cela permettrait aussi de diffuser plus rapidement les nouvelles technologies dans le marché du travail. Cela pose la question de notre système d’enseignement, de formation, de stages… Aujourd’hui, les jeunes font des études après les études, puis un petit tour du monde, peut-être faut-il leur mettre le pied à l’étrier, quitte à reprendre des études ou une formation plus tard.”
La limitation dans le temps des allocations de chômage, un drame social annoncé ?
“Je comprends l’inquiétude parce que les chômeurs de longue durée sont, majoritairement, des personnes peu qualifiées, qui n’ont pas le diplôme du secondaire supérieur, rétorque-t-il. La question de la politique d’accompagnement se pose de façon aiguë. Si c’est simplement pour transférer sur les CPAS, on n’a rien résolu. Mon étude montre aussi que nous avons cinq fois plus de personnes en inactivité que de personnes au chômage. La vraie question, si l’on veut augmenter le taux d’emploi, c’est de réactiver tous ces inactifs. Il est impératif de mettre en place des formations très courtes et très ciblées sur des compétences techniques précises.” Reconnecter le monde des études et celui de l’économie, en somme : un enjeu qui ne date pas d’hier.
La montagne du vieillissement
À l’autre bout de l’échelle, le coût du vieillissement de la population reste une montagne que le budget de l’État peine à digérer. La réforme des pensions de cet été “va dans une bonne direction”, souligne Jean Hindriks, qui avait participé à la commission chargée de préparer des réponses à ce défi… voici 11 ans. “C’est difficile de contester qu’aller vers une harmonisation entre le régime des fonctionnaires et celui des salariés devient inévitable et même nécessaire, soutient-il.
Cela fera mal, mais progressivement, il n’y a rien de brutal, cela s’étale sur 40 ans. Et dans un monde où de plus en plus de fonctionnaires seront contractualisés. De même, l’idée de limiter les indexations sur les pensions les plus élevées – on parle de montants de plus de 5.500 euros par mois – n’est pas indécente. Cela concerne environ 65.000 pensionnés sur 2,5 millions. Enfin, l’introduction d’un malus pour ceux qui veulent partir de façon anticipée aura un réel effet. C’est une bonne décision.”
Le système à points faisait un peu peur
Un satisfecit, même si cela s’écarte de l’idée d’une “pension à points” qui était préconisée par les experts. “On va vers un système uniforme, organisé avec les mêmes règles pour tous, approuve toutefois l’économiste de l’UCLouvain. C’est ce que la commission des réformes des pensions avait proposé en 2014. Le système à points que nous préconisions faisait un peu peur. L’encouragement du second pilier me semble aussi souhaitable. Une pension légale, c’est finalement une pension politique, qui dépend des décideurs : on n’a pas nécessairement envie que notre pension soit exposée à des changements de règles en cours de route.”
“De manière générale, les réformes structurelles initiées par l’Arizona visent à mettre en adéquation, à terme, les recettes et les dépenses, complète Philippe Ledent. Mais il s’agira aussi de gagner en efficacité, de prester les mêmes services publics avec moins de moyens. Cela ne me semble pas impossible en comparaison avec d’autres pays.” Forcément, cela risque toutefois d’être douloureux…
La bombe de la défense
Pour compléter ce tableau, le contexte géopolitique est une source majeure de préoccupation. La nécessité de réinvestir dans notre défense n’est plus contestée par personne, ou presque. “Cela demande d’aller vers les 5% du PIB, c’est-à-dire de doubler nos dépenses, précise Jean Hindriks. Il faut aller chercher cet argent. Pour l’instant, on se contente de passer de 1% à 2%, avec des mesures ad hoc, one shot : pour y arriver, on a pris 500 millions de dividendes chez Belfius ou un milliard dans les fonds européens. Mais ce n’est pas structurel. On compte aussi sur les intérêts des avoirs russes gelés, mais on ne sait pas combien de temps ils vont être gelés et quel sera le rendement. Ce sont des mesures temporaires censées financer un engagement structurel.” Traduction : c’est intenable.
Dans son équation, le gouvernement De Wever devra intégrer la nécessité de réorienter durablement des moyens. Ce ne sont pas les pourparlers de paix actuels qui risquent de rassurer. “Si Vladimir Poutine se sent pousser des ailes après sa réhabilitation par Donald Trump, cela risque encore de changer la donne plus fortement, prévient Philippe Ledent. Pour le moment, nos économies sont résilientes, les bénéfices des entreprises sont au rendez-vous et il n’y a pas de destruction massive d’emplois… C’est ce que l’on nomme le ‘capitalisme Téflon’. Mais le problème, c’est que cela masque les urgences. Les déséquilibres peuvent exploser à tout moment.”
“Nous, politiques, avons une responsabilité inédite, acquiesce Yvan Verougstraete. Il est temps d’ouvrir les yeux et de reprendre la main !” Mais il le sait, cela passera par des tensions d’envergure au sein des coalitions, lors de cette rentrée. Par-delà les discussions vives de Georges-Louis Bouchez et les poignées de main Trump-Poutine, la réorientation du paquebot Belgique nécessitera des marins soudés et vaillants.