Paradigm, le nouveau raté dans la gestion publique bruxelloise
Les 70.000 euros de frais de golf et le management autoritaire de Nicolas Locoge, CEO de Paradigm, ont récemment fait le tour de la presse. Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg, pointent du doigt le député de l’opposition, Christophe De Beukelaer (Les Engagés), et d’autres sources en interne. Paradigm, le nouveau CIRB, bras informatique de la Région bruxelloise, est en train de rater sa mutation, au prix d’une mauvaise gestion politique et managériale, entend-on. En déficit depuis plusieurs années, Paradigm s’ajoute à la liste des échecs publics dans la capitale.
L’idée de départ était louable et émerge dès le début de la législature : optimiser les plateformes IT et les services IT de la Région bruxelloise. En 2020, le ministre Bernard Clerfayt (DéFI), qui a la tutelle du CIRB, le Centre d’informatique pour la Région bruxelloise, fait appel à Gartner Consulting, qui réalise un audit sur la stratégie informatique régionale. Le consultant fait une recommandation : globalement, il y a de l’argent à économiser au sein des administrations, qui comptent chacune leur propre service informatique. Il faut un effort de mutualisation. On parle de plusieurs dizaines de millions d’euros d’économies, voire davantage.
“Toutes les OIP étaient occupées à faire leur petite cuisine interne, alors qu’il fallait voir grand et penser solutions communes. Certains sujets comme la sécurité informatique ne peuvent qu’être traités de manière mutualisée vu les investissements qu’ils nécessitent”, résume un initié. Le plan pour faire du CIRB le puissant Paradigm prend forme. On lui demande de jouer le rôle de chef d’orchestre en complément de son rôle historique de fournisseurs de services. Plus personne ne doit développer sa stratégie informatique dans son coin.
En parallèle, le gouvernement veut mutualiser les services informatiques des administrations publiques pour faciliter l’accès numérique des Bruxellois. Pour le moment, l’usager doit faire face à plus de 200 canaux différents pour accéder à l’information dont il a besoin. Là encore, Paradigm pouvait réaliser ce travail d’orchestration. Pour mettre en commun l’expertise, mais aussi les budgets.
Mais très vite, le projet patauge. Car une telle transformation implique forcément de profondes mutations. À l’époque, en 2021, Locoge, CEO du CIRB, réalise une note décrivant l’objectif à atteindre. Une note qui est critiquée : elle serait peu précise au niveau opérationnel, sur la manière de mettre en place la transformation. Mais Locoge se lance dans le projet, en sous-traitant un ensemble d’activités. C’est alors qu’une résistance s’organise en interne. Les fournisseurs de services au sein du CIRB depuis des années ne voient pas forcément le projet de transformation d’un bon œil. Les directeurs opérationnels émettent leurs réserves. Comment organiser ce virage ? Quelles en sont les conséquences organisationnelles et financières ? Comment faire évoluer leurs équipes ? Toutes des questions restées pendant des mois sans réelle réponse. Mais Locoge s’assied sur ces réticences. Après tout, il a le soutien du cabinet et donc du ministre, se dit le CEO, la stratégie ayant été validée en amont.
“Le ministre a poussé une stratégie dont le manque de préparation et de capacité a précipité Paradigm droit dans le mur”
La responsabilité politique
Mettre en place un projet ambitieux avec une résistance en interne n’est pas simple. À cet égard, Locoge en serait le premier responsable : “En termes de coaching des équipes, il ne fait rien. Il est dans les tribunes, mais il n’est pas l’entraîneur. C’est le président du club. Il veut un résultat, mais les chefs de départements sont livrés à eux-mêmes.” En résumé, le CEO décide de son côté et veut forcer la main de son comité de direction.
Le management autoritaire ? “Bien réel”, assurent nos sources. Des frais de golf non justifiés ? “Discutables, certes, mais similaires à d’autres actions de relations publiques avec des représentants d’OIPs ; il ne s’agit que d’un simple détail à côté des véritables enjeux”, ajoute-t-on. L’élément, jusque-là oublié, est la responsabilité du monde politique : “Le ministre a poussé une stratégie dont le manque de préparation et de capacité a précipité Paradigm droit dans le mur.”
Dès le départ du projet, “il y a un problème de structure et d’organisation”, explique-t-on. Mais le cabinet ne dit rien, car à l’époque, il ne sait rien des tensions internes du centre informatique, se défend Bernard Clerfayt. Il en est visiblement de même pour les déficits récurrents de Paradigm. La Cour des Comptes fera état d’un déficit cumulé de 9 millions d’euros pour 2022. Un déficit cumulé qui aurait atteint 16 millions d’euros en 2023, selon nos sources. “Et un autre dépassement de 6 à 7 millions est attendu pour cette année”, nous fait savoir le député Christophe De Beukelaer (Les Engagés), qui s’est saisi du dossier. “Pourtant, avant le changement de stratégie, le CIRB réalisait chaque année des bénéfices”, s’étonne le député de l’opposition. C’est que quelque chose ne fonctionnait pas ?
“Dans les faits, le ministre n’a jamais accepté le coût politique de sa stratégie. Que ça allait coûter des emplois et de l’argent.”
Christophe De Beukelaer (Les Engagés)
Depuis quand le ministre savait-il ?
Alors, depuis quand le cabinet du ministre était-il au courant ? Au niveau des déficits, pas avant le rapport de la Cour des comptes qui est publié à l’été 2023. A cette époque, le cabinet dit avoir envoyé une “note verte”, selon le jargon politique, pour que la direction générale corrige le tir.
Au niveau de la mauvaise gestion et des problèmes de management, pas avant décembre 2023, après une rencontre avec les syndicats, nous explique le ministre, qui, depuis lors, a décrété un gel des recrutements et la mise en place d’une task force pour réaliser une enquête au sein de Paradigm. Quelques semaines plus tard, le ministre est mis au courant des frais de golf et d’autres pratiques plus que douteuses. Il décide de geler les dépenses de sponsoring et marketing.
Mais les problèmes de gestion, on l’a vu, apparaissent bien plus tôt. Dès le départ, en fait. Les problèmes financiers, eux, sont connus de beaucoup, en interne. Le cabinet, et par extension le ministre, n’ont-ils rien entendu ou rien vu venir ?
Bernard Clerfayt se retranche derrière l’administration. Oui, son cabinet est bien représenté au Conseil d’administration, mais pas au sein de Paradigm, où seuls deux directeurs généraux sont en activité, Locoge et son adjoint. C’est dû à la structure complexe de Paradigm, qui pour pouvoir offrir des salaires concurrentiels, sous-traite ses services à une ASBL, IRISteam, où travaillent environ 500 personnes et d’où opère le Conseil d’administration. Un type de structure que l’on retrouve d’ailleurs à tous les niveaux de pouvoir, explique le ministre. “Dès lors, nous ne recevons que les informations que nous transmet la direction générale. Et nous n’avons aucune responsabilité de gestion quotidienne, sur telle facture ou telle gestion du personnel“, ajoute-t-il.
Bref, selon le ministre, la mauvaise gestion ne lui remonte pas durant des mois, voire des années. Or, selon Christophe De Beukelaer, plusieurs rapports, notamment du cabinet, apparaissent depuis au moins mars 2023. Ils font état de “graves problèmes de gestion et de pratiques douteuses”, dans plusieurs dossiers, explique le député. Au-delà des déficits et du management autoritaire, il est question de conflits d’intérêt, de frais de consultance injustifiés et d’appels d’offres boiteux, avec IDECSI, KPMG ou encore ATOS. “Ce sont toujours les mêmes acteurs auxquels Paradigm fait appel”, constate le député.
Le cabinet pouvait-il ignorer la multitude de problèmes, le CA se réunissant une fois par mois ? “Les déficits s’accumulent depuis 2022 et la personne du cabinet à la tête du Conseil d’administration est toujours la même aujourd’hui“, entend-on. En d’autres mots, se retrancher derrière la complexité de Paradigm et l’autonomie de l’administration n’est pas crédible. Les gens se parlent et les connexions entre Paradigm et IRISTeam sont constantes.
Le sort de Nicolas Locoge ? Il semble scellé. “Il devra entre autres m’expliquer ce que faisait son abonnement personnel de golf sur le compte de Paradigm. J’ai quelques doutes”
Bernard Clerfayt (DéFI), ministre bruxellois de la Transition numérique.
Un manque de moyens ?
“En fait, l’ambition de départ se heurte aux petits enjeux politiques des uns et des autres, quelle que soit la couleur politique”, poursuit un initié. Pourquoi ? “Parce que créer des synergies nécessite que l’on impose des choix. Et aujourd’hui, aucun politique n’a accepté d’imposer quoi que ce soit”. C’est également l’information qui remonte au député bruxellois : “Dans les faits, le ministre n’a jamais accepté le coût politique de sa stratégie. Que ça allait coûter des emplois et de l’argent.”
Il n’en reste pas moins que la Région “a besoin d’un acteur de coordination, de pilotage, d’harmonisation et de synergies pour aller chercher des bénéfices”, entend-on en interne. Le problème est que le projet n’aurait pas les moyens de son ambition : “Les activités d’orchestration ont un coût ; elles doivent être financées. Mais le monde politique donne (dans le meilleur des cas) de l’argent pour imaginer un projet, pas pour financer la structure. La dotation actuelle de Paradigm est insuffisante pour financer correctement à la fois les activités d’orchestration et de fourniture de services, ce qui génère des déficits structurels qui sont logiquement apparus à partir du moment où on a démarré le projet de transformation.”
Un argument qui peut toutefois être difficile à entendre, alors que les caisses de la Région bruxelloise sont vides. “Il y a un manque de bonnes pratiques de gouvernance”, rétorque l’une de nos sources. “Par exemple, il peut y avoir des écarts très importants entre le budget initial accordé et celui réellement nécessaire pour mettre en œuvre la solution. On est alors obligé de réduire la portée du projet. L’absence de mécanisme d’ajustement ne fait qu’aggraver les problèmes financiers actuels de Paradigm“.
Le ministre nuance. Les budgets ne sont pas extensibles à souhait. Qui plus est quand le client d’un projet – une administration bruxelloise – n’est pas le payeur final. Cela laisse place à des ajustements constants et à des débordements. Le cabinet nous précise que Paradigm a disposé d’un budget de 11,4 millions d’euros supplémentaires pour mettre en place la nouvelle stratégie informatique.
Trouver une porte de sortie
Mais comment sortir de l’impasse, alors que la législature se termine d’en à peine deux mois ? “De ce que j’entends, de nombreuses sources en interne, cela passe par le remplacement des directeurs opérationnels qui sont opposés depuis le départ à la réforme, explique De Beukelaer. Le problème est que le ministre bloque pour le moment les recrutements. En d’autres termes, il bloque la solution.” Un moyen de mettre le couvercle sur Paradigm jusqu’aux élections, insinue le député.
“Je veux d’abord savoir ce qui se passe. On arrête tout pour le moment”, répond le ministre, qui attend tous les retours de son enquête à propos de la gestion interne. “Et si on restructure, en changeant du personnel, cela aura un impact budgétaire. Je dois l’assumer politiquement, alors que le gouvernement a décrété un moratoire sur les recrutements supplémentaires, dans le cadre du dernier conclave budgétaire, en novembre dernier.”
Le sort de Nicolas Locoge ? Il semble scellé. “Il était sous certificat médical, mais il est revenu au travail en début de semaine. Il devra entre autres m’expliquer ce que faisait son abonnement personnel de golf sur le compte de Paradigm. J’ai quelques doutes…”, commente le ministre, qui sera, lui aussi, la cible de nombreuses questions, en séance plénière, vendredi, au Parlement bruxellois.
À terme, il faudra éviter de faire de cette bonne idée de départ un nouvel échec financier à la sauce publique bruxelloise.
Paradigm
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