Dette incontrôlable et chaos politique : Bruxelles est-elle condamnée ?
L’espoir de la formation rapide d’un gouvernent bruxellois a pris fin dès le lendemain des élections. Pourtant, les défis budgétaires sont plus importants encore qu’en Wallonie. Sur le plan politique, ça cale. Sur le plan économique, ça grince des dents.
Le raz-de-marée bleu azur n’a pas submergé la capitale avec la même intensité que dans le sud du pays. De sorte que le MR et Les Engagés, du côté francophone, n’ont pu former une majorité absolue à eux deux. Très rapidement, malgré les déclarations précoces du Hainuyer Paul Magnette, le PS apparaissait comme indispensable à Bruxelles.
Le chef de file local, Ahmed Laaouej, a d’ailleurs eu beaucoup de mal à cacher ses velléités, estimant que le PS bruxellois, lui, avait beaucoup mieux résisté que le PS wallon, qui s’était fait manger par la droite. Finalement, après s’être fait désirer un certain temps, le bourgmestre de Koekelberg donnait son accord au formateur libéral, David Leisterh (MR) : le 1er août 2024, le PS embarquait dans les négociations.
L’imbroglio politique
Et depuis lors ? C’est le calme plat ou presque. Quelques contacts entre sherpas, mais aucune rencontre officielle. Les négociations pataugent. A qui la faute ? Aux joyeusetés des institutions bruxelloises, principalement. Car en plus d’une majorité au Parlement bruxellois, le prochain gouvernement doit obtenir une majorité dans chaque groupe linguistique. Or, si la tripartite MR-Engagés-PS suffit largement du côté francophone, une quadripartite est nécessaire du côté néerlandophone. Groen, Vooruit et l’Open Vld ont besoin d’un quatrième larron. Le cd&v est leur souhait. La N-VA est leur contrainte. Un veto est en tout cas posé par certains partenaires à l’encontre de la Team Fouad Ahidar, vainqueur surprise du côté flamand, avec l’appui de nombreux votes francophones. Les joyeusetés des institutions bruxelloises, encore une fois.
La semaine dernière, les premiers soubresauts d’un début de négociation ont fuité. Rien d’officiel, encore une fois, mais les chefs de file de tous les partis concernés, à l’exception du cd&v (qui a refusé l’invitation), de la N-VA (qui n’a pas été invitée) et de la Team Fouad Ahidar (qui est boycottée), étaient présents autour de la table. Le but de l’opération ? Mettre la pression sur Benjamin Dalle, leader du cd&v à Bruxelles. Mais aussi montrer au monde extérieur qu’on arrêtait de perdre son temps. La dette n’attend pas et les budgets se vident à grande vitesse.
En soi, autre joyeuseté des institutions bruxelloises, cette équipe de six partenaires – trois francophones, trois néerlandophones – pourrait avancer au Parlement. Car la plupart des textes et ordonnances se votent à une majorité simple. Seules les ordonnances spéciales et bicommunautaires (Cocom) nécessitent une majorité dans chaque groupe linguistique. Avec une pirouette législative pour ces dernières : si un texte est rejeté par un des deux groupes, un second vote est possible avec un soutien d’un tiers des voix dans chacun de ces groupes. Juridiquement, ça passe. Mais politiquement, cette construction est beaucoup plus scabreuse. Après tout, le prochain gouvernement doit d’abord passer par un vote de confiance au Parlement. Il reste à convaincre le soldat Dalle, à qui on ne peut pas promettre de poste ministériel. Selon des bruits de couloir, il voudrait embarquer avec lui la N-VA, à la place de l’Open Vld. Mais Groen n’est pas très chaud.
La pression budgétaire
Voilà pour la tambouille politique. Economiquement, de longues explications sur l’état des finances publiques bruxelloises ne sont pas nécessaires. Voici quelques chiffres pour présenter l’ampleur du défi : fin juin, les experts du CERPE (UNamur) ont estimé que la dette bruxelloise basculerait de 14,7 milliards d’euros fin 2024 à 22,2 milliards d’euros en 2029, à la fin de la législature. Et encore, il s’agit d’une estimation plancher. Sans réforme d’envergure, la dette de la Région bruxelloise dérapera à 322% des recettes régionales contre actuellement 207%. En mars dernier, une première sentence était tombée avec la dégradation de la note bruxelloise par l’agence S&P, de AA- à A+. Soit un investissement de qualité moyenne.
Aux taux actuellement pratiqués, le montant des intérêts passerait de 334 millions par an, en 2024, à 548 millions par an, en 2029, selon le CERPE. Autrement dit : un demi-milliard d’euros par an, rien que pour rembourser les intérêts d’une dette insoutenable. Et sur les 28 milliards d’efforts budgétaires demandés par la Commission européenne à l’Etat fédéral, 3,3 milliards devraient provenir de la Région bruxelloise d’ici 2029, ont calculé les experts. Sur un budget d’environ sept milliards d’euros par an, c’est énorme. D’ores et déjà bonne chance aux partis qui gouverneront la capitale. Mais au moins, tous autour de la table semblent en être conscients, nous revient-il, après le premier tour de table en commun. “Les discussions sont constructives, mais on n’est pas encore entré dans le dur”, glisse un négociateur.
“Je suis effaré de voir la légèreté avec laquelle le budget a été géré sous la précédente législature.” – Christophe De Beukelaer (chef de file des Engagés à Bruxelles)
Renolution
Cette pression budgétaire a un impact très concret sur le terrain. Et l’absence de gouvernement de plein exercice ne permet pas de corriger le tir. Comme le montrent deux exemples récents : les primes Renolution et les aides à l’exportation.
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Le premier concerne la suspension des primes Renolution, jusqu’à nouvel ordre. Il s’agit d’aides mises en place par le gouvernement précédent pour soutenir la rénovation du bâti bruxellois, qui s’apparente à une grande passoire énergétique. Le principe était simple : les particuliers avançaient le coût des travaux de rénovation de leur logement pour se faire rembourser par après. Le succès a forcément été au rendez-vous : 42 millions d’euros versés en 2022, 52 millions en 2023 et 69 millions d’euros sur les six premiers mois de l’année 2024. De sorte que le budget alloué cette année est déjà épuisé.
En conséquence, Rudi Vervoort (PS) et Alain Maron (Ecolo), qui se disputaient la paternité du projet, ont été contraints d’annoncer, fin juillet, qu’aucune nouvelle demande de primes Renolution ne pourrait être introduite au-delà du 15 août. Résultat : panique à bord parmi les particuliers. Avec pas mal de questions en tête : un remboursement serait-il toujours possible pour des travaux qui n’ont pas été terminés avant la date butoir ? Les concernant, le communiqué des deux ministres précisait qu’ils ont “12 mois à dater de la dernière facture de soldes des travaux pour introduire leur demande”.
Bref, un sacré caillou dans la chaussure du prochain gouvernement, qui va se retrouver avec les arriérés d’une politique qu’il n’a pas choisie. Les libéraux se sont engagés à verser les primes pour les dossiers qui ont été déposés dans les temps. Pour les autres, c’est beaucoup plus incertain. David Leisterh, le formateur, dit plancher dessus et ne pas vouloir laisser dans la mouise les particuliers qui ont commencé des travaux.
Par contre, le sort de ce système de primes semble scellé. Le libéral, dans le contexte budgétaire actuel, dit privilégier une politique de prêts à taux zéro ou de financement par des tiers, issus du privé. Même son de cloche du côté des Engagés : “On veut clairement changer ce système, explique Christophe De Beukelaer, chef de file des Engagés à Bruxelles. Durant la campagne, on a toujours dit que ce système coûtait trop cher pour un résultat pas assez impactant, avec des effets d’aubaine. On va vers un changement.” Par contre, tempère le député bruxellois, “il faut effectuer ce changement de manière prévisible, avec une période de transition”.
En attendant, c’est le secteur de la construction et la transition énergétique qui en font les frais : les Bruxellois y réfléchissent désormais à deux fois avant de se lancer dans des travaux de rénovation.
Aides à l’exportation
Le même problème touche les primes à l’exportation à destination des entreprises. Là encore, le budget est déjà épuisé alors qu’il reste plusieurs mois dans l’année. “Le futur gouvernement bruxellois devra décider si des budgets supplémentaires devront être débloqués”, a botté en touche Ans Persoons (Vooruit), secrétaire d’Etat sortante au Commerce extérieur.”C’est très dommageable, regrette Thierry Geerts, CEO de BECI, la Chambre de commerce de Bruxelles. Parce que si vous voulez faire fonctionner une économie, l’export est la chose la plus rentable. Ça fait rentrer des sous dans les caisses de la Région.”
L’enveloppe de départ n’était déjà pas très importante. On parle en effet d’un montant de 3 millions d’euros. “On peut rediscuter de tous les mécanismes d’aide, mais il faut voir où sont les priorités, ajoute celui qui était à la tête de Google Belgique. D’autant que les deux autres Régions sont particulièrement actives et très généreuses. Trois millions d’euros, de quoi est-ce qu’on parle ? Ce n’est pas avec ça qu’on va régler la question budgétaire à Bruxelles.”
Et pour être tout à fait clair, cette enveloppe de 3 millions d’euros n’est pas à destination des grandes entreprises, mais des PME, rappelle Thierry Geerts. “Très concrètement, si un salon international se déroule à Singapour, on aide logistiquement une petite entreprise, ce qui lui permet d’avoir une grande visibilité.”
Créer un environnement favorable aux entreprises
Couper ce budget est dans tous les cas “un très mauvais message pour l’entrepreneuriat à Bruxelles”, déplore le directeur de BECI. Un de plus : “La mobilité, les impôts, et, au début de l’été, cette nouvelle taxe sur les recharges électriques. Ça fait beaucoup, et ça devient très tentant de déplacer son exploitation de quelques kilomètres, en dehors de la capitale.”
“Bruxelles a besoin d’être gérée. Au vu de la situation budgétaire de la Région, les affaires courantes ne fonctionnent pas.” – Thierry Geerts (BECI)
Bruxelles garde des atouts pour les grandes entreprises qui veulent s’assurer une place dans la capitale de l’Europe, “mais pour les PME, il y a cette impression que l’on veut les en chasser. Bruxelles a besoin d’un tissu économique et d’emplois sur place.” De quoi craindre un nouvel exode ? “On ne vise pas une mesure en particulier. C’est un tout. Un climat entrepreneurial qui n’est pas propice. Avec la taxe de trop ou la décision de trop.”
Le temps est compté : “Bruxelles a besoin d’être gérée, conclut Thierry Geerts. Au vu de la situation budgétaire de la Région, les affaires courantes ne fonctionnent pas. Le gouvernement sortant prend des décisions à la petite semaine. On ne peut pas continuer comme ça. C’est très inquiétant.”
Le nouveau gouvernement suscite-t-il plus d’espoir ? “Nous avons eu des contacts avec le formateur et les autres partis. Les entreprises et les indépendants doivent pouvoir bénéficier de plus d’attention, ce qui semble être plutôt le cas, à ce stade, mais nous verrons. Les discussions sont constructives, mais il faut atterrir.”
Pour sa part, Christophe De Beukelaer regrette l’ardoise laissée par le précédent gouvernement : “Je suis effaré de voir la légèreté avec laquelle le budget a été géré sous la précédente législature, conclut Christophe De Beukelaer. Ce n’est pas faute de l’avoir rappelé sur les bancs de l’opposition.” Ce qui contraindra, assure le député, à “revoir une partie des primes et des subsides accordés aux entreprises, mais il est clair que les primes à l’exportation font partie des plus utiles et des plus efficaces.”
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