Bruno Colmant et Herman Craeninckx: “Le socle du Royaume, c’est la protection sociale, pas le gouvernement”
Bruno Colmant, économiste et membre de l’Académie royale, fait face à Herman Craeninckx, grand expert en droit du travail et spécialisé dans les restructurations. Ils confrontent leurs points de vue et analysent les faiblesses de la Belgique à l’heure où l’Arizona prépare de vastes changements dans le monde du travail et où les restructurations sont légion.
Au lendemain des élections de juin, la Belgique s’est collectivement retrouvée à droite. Les gouvernements afférents déjà en place ou en préparation entendent profiter de cet alignement des planètes pour mener à bien une série de grandes réformes économiques, fiscales et sociales. Il est question de limitation des allocations de chômage, d’une plus grande flexibilité du travail, d’une lutte plus poussée contre l’absentéisme, de l’indexation des salaires sur le net et pas sur le brut, etc. Ces dossiers charrient le risque d’une troisième mi-temps sociale menée par les syndicats et les mutuelles. Des mouvements sociaux d’importance sont-ils à craindre alors que la Belgique est en proie, depuis le début de l’année, à de grandes restructurations (Audi Forest, Van Hool, etc.) ? Pour analyser cette situation ainsi que les forces et les faiblesses de notre pays dans une économie mondialisée, nous avons mis deux experts face à face. D’un côté, Bruno Colmant, économiste et membre de l’Académie Royale. De l’autre, Herman Craeninckx, avocat droit du travail au cabinet Simmons & Simmons et spécialiste des restructurations d’entreprises.
TRENDS-TENDANCES. Faut-il s’attendre à une rentrée sociale chaude ?
BRUNO COLMANT. Non. J’ai lu la super note de Bart De Wever. On essaie d’atteindre cinq ou six cibles avec la même flèche. A ce stade, cela demeure trop imprécis pour en mesurer vraiment l’impact. Il faudra attendre la fin de l’année.
HERMAN CRAENINCKX. Mon sentiment est double. La note de De Wever contient des mesures plutôt pro-entreprises mais, comme Bruno, je pense qu’il est trop tôt pour tirer des conclusions. A côté de cela, des restructurations sont prévues, d’autres sont en préparation. Ces restructurations se préparent des mois à l’avance et cela laisse augurer d’un automne chaud au niveau social.
D’autres restructurations aussi violentes que VW Forest ou Van Hool vont-elles être annoncées ?
H.C. Violentes, je ne sais pas. Mais il y en aura. Des restructurations ont lieu partout dans le monde actuellement, pas que chez nous. La question qu’il faut se poser est celle-ci : peut-on prendre des mesures afin d’inciter les multinationales à rester ou à investir chez nous ?
B.C. Dans une économie mondialisée, le choix d’implantation se fait à un niveau planétaire ou continental. La Belgique est un tout petit pays entouré par ses trois principaux partenaires commerciaux. Pourquoi venir chez nous plutôt qu’en France, en Allemagne ou aux Pays-Bas ? Or, il est fondamental, pour créer de l’emploi, de capter le capital des multinationales. Mais nous sommes dans une phase européenne de désindustrialisation. Ce déclassement industriel est aggravé par le coût de l’énergie, 50 % plus élevé qu’en Chine ou aux Etats-Unis.
Le cas dramatique d’Audi Forest est-il symptomatique des problèmes belges ?
H.C. En grande partie, oui. Les multinationales quittent la Belgique à cause des coûts salariaux élevés, dit-on. Ce n’est qu’une partie de la vérité. D’autres pays avec des coûts salariaux élevés ne vivent pas cela. En outre, nous avons le bonheur d’avoir des travailleurs très bien formés. Alors pourquoi ? D’autres phénomènes jouent en notre défaveur. Je vais en épingler trois. D’une part, les jours de grève et d’absence. Plus de 164 jours de grève par 1.000 travailleurs en 2022 ? C’est beaucoup trop ! Ajoutez-y l’absentéisme très prégnant et vous avez une catastrophe.
D’autre part, la complexité administrative du pays. Un seul exemple : la migration économique dont ont besoin certaines multinationales. En apparence, la Belgique a simplifié le processus avec le single permit, soit une demande qui couvre à la fois le permis de travail et celui de séjour. L’intention est excellente mais dans les faits, c’est devenu plus complexe qu’avant. Le séjour, c’est fédéral, le travail, c’est régional. Cela ne suit pas et en moyenne, il faut cinq à six mois, c’est beaucoup trop long !
Enfin, la flexibilité du travail. On oublie trop souvent que la loi de base date de mars 1971 ! Depuis, il y a eu des CCT, des adaptions comme les grande et petite flexibilités, le travail de nuit, etc. Mais la base reste inchangée. Et tout changement prend beaucoup trop de temps. La Belgique a raté le train de l’e-commerce au profit des Pays-Bas qui avaient adapté leur législation. Il y a un gros travail à faire sur la flexibilité des horaires et des jours de travail et sur son fonctionnement même. Mais on ne peut pas bouger sans l’accord des syndicats.
B.C. Pour moi, la réponse à la question, c’est non. Tous les constructeurs allemands ont des problèmes. Face à une concurrence axée sur l’électrique, ils doivent, en plus, entretenir des modèles thermiques et hybrides. Il n’y a pas d’économie d’échelle possible. C’est pour cette raison que les Mercedes vendues en Belgique sont désormais construites au Mexique. Les groupes adaptent les coûts salariaux et la logistique à un niveau planétaire. Audi Forest n’est pas un cas isolé et VW parle même de fermer deux usines en Allemagne. C’est tout dire.
Par contre, je suis d’accord avec Herman sur la non-adaptabilité de la Belgique aux nouveaux modes de travail comme la gig economy et le remote working. Le droit du travail n’a pas été adapté et c’est une grave erreur. Nous n’avons pas un cadre stabilisé pour des gens qui sont multi-employeurs, multi-activités et multi-statuts.
Et comme le dit Herman, il y a un souci de flexibilité. On n’est pas plus préparé à la façon moins obéissante et plus bilatérale dont les gens envisagent le travail. La nature du travail ouvrier quitte malheureusement nos contrées et est en train d’être remplacé par quelque chose pour lequel nous ne sommes pas prêts.
Dans ce contexte, les syndicats sont-ils devenus trop conservateurs ?
B.C. Une série de choses ont été stabilisées en Belgique pour éviter les remous sociaux. Comme l’indexation des salaires. Ce qui a permis d’éviter des grèves d’anticipation d’inflation comme l’Allemagne en a connu il y a 30 ans. Cette stabilisation extrait le conflit social des relations de travail. Au prix, certes, d’une certaine rigidité. C’est mon explication. Mais il y a clairement un mouvement à faire tant du côté des syndicats que du patronat. Enlever l’indexation, c’est ôter un socle de stabilité. Et donc, cela raidit tout le monde. Mais il faut admettre que les syndicats ont parfois des demandes excessives ou irréalistes. Nous sommes dans un pays de droits acquis ou stabilisés. Reconnaissons tout de même que nous ne sommes plus dans le contexte des années 1970 où nous avons eu trois semaines de grève nationale.
H.C. Je suis d’accord avec Bruno mais nous n’avons pas assez évolué. Nous demeurons dans cette logique des droits acquis au siècle dernier. A l’époque, l’Union européenne n’était que balbutiante et l’économie n’était pas mondialisée. Il n’est plus possible de vivre dans un relatif isolement et tous les droits doivent, à cette aune, pouvoir être remis en question. Nous sommes dans un modèle de concertation sociale d’un ancien temps. Les droits y sont opposés. Mais aujourd’hui, employeurs comme syndicats ont des droits alignés ! Il faut vivre et survivre ensemble. Et cela nécessite des concessions des deux côtés. Les syndicats doivent s’adapter. Ce n’est pas en freinant ou en ayant peur ou en faisant peur à leurs affiliés que les choses ne vont pas arriver.
B.C. C’est oublier que la concertation sociale, c’est le gage de la protection sociale. Le système belge est fondé sur une protection sociale de revenus différés : pensions, soins de santé, etc. Ces revenus proviennent de prélèvements sur le travail. Je me méfie donc grandement d’une flexibilité extrême. Si tout le monde devient indépendant à titre principal, le système est en faillite.
“Nous demeurons dans cette logique des droits acquis au siècle dernier.” – Herman Craeninckx
Vous évoquez des droits opposés entre patronat et syndicats. Faut-il dès lors regretter que la Belgique n’ait pas adopté la cogestion à l’allemande ?
B.C. Voir l’employeur comme un ennemi est une erreur syndicale. J’aime beaucoup le système allemand. Mais il ne plait pas à certains qui trouvent incestueux de mêler sang patronal et syndical. Dans une économie mondialisée qui demande agilité, vitesse et modernité, la cogestion semble avoir une certaine logique. Quand tout le monde fait montre d’une écoute intelligente, pourquoi cela ne fonctionnerait-il pas ?
H.C. Je suis le premier à dire que si une entreprise va bien, les travailleurs doivent en profiter. Je suis aussi le premier à dire que si une entreprise ne va pas bien, cela ne sert à rien de venir avec des droits acquis ou des demandes d’augmentation. On ne connaît pas la cogestion chez nous et je ne sais pas si elle peut fonctionner. Mais partager les bénéfices, cela oui.
B.C. On appelle cela le système de participation. Charles de Gaulle l’a inventé en 1946…
H.C. Chez nous, les travailleurs sont surprotégés. Je pense notamment aux personnes candidates aux élections sociales ou qui ont déposé plainte que l’on ne peut pas licencier pour des raisons économiques ou techniques. Cette surprotection à la belge ne plaît pas aux multinationales qui ont l’impression de ne plus pouvoir gérer leur entreprise. Ils sont quand même les mieux placés pour savoir ce qui est bon ou pas pour la bonne marche de leur société.
B.C. C’est partir de l’idée que tous les patrons gèrent bien ou sont de bons visionnaires. Faut-il rappeler les banques en 2008 ou Van Hool cette année ? La situation actuelle appelle aussi à la responsabilisation des patrons. Fermer et partir sans assumer ? C’est trop facile. Il y a des abus de chaque côté, c’est clair. Le socle du Royaume, c’est la protection sociale, pas le gouvernement. Le Groupe des Dix est plus important que le gouvernement. C’est dommage qu’il ne fonctionne plus très bien.
H.C. Il faut se faire confiance mutuellement. Il y a des entreprises qui ne sont pas de bonne foi mais dans ma longue carrière, j’ai rencontré très peu de brebis galeuses.
B.C. Je suis d’accord : il y en a peu. Il faut faire confiance à l’intelligence collective. Tout le monde a intérêt à ce qu’une entreprise fonctionne. J’ajouterais que les meilleures idées viennent souvent du bas de l’échelle.
“La situation actuelle appelle aussi à la responsabilisation des patrons. Fermer et partir sans assumer ? C’est trop facile.” – Bruno Colmant
La Belgique peut-elle encore espérer être une terre d’accueil pour les multinationales ?
H.C. Mais évidemment ! La Belgique est géographiquement bien située avec des accès logistiques aisés et le Port d’Anvers. On peut les attirer mais il va falloir faire des choix. Le Groupe des Dix est trop conservateur car il veut maintenir la paix. Si on veut attirer des groupes qui n’ont pas la même culture que nous, il va falloir se montrer plus créatif et plus innovant. C’est le choix qui se trouve aujourd’hui devant le gouvernement et le Groupe des Dix.
B.C. La Belgique a besoin de ces groupes pour demeurer centrale par rapport à nos trois partenaires commerciaux. Sans cela, nous ne serons plus qu’un pays de consommation et plus de production…
Avec le résultat des élections, sommes-nous dans la meilleure configuration possible pour mener à bien les indispensables réformes ?
B.C. L’équation sur la table, c’est flexibiliser le travail mais diminuer la protection sociale. C’est jouable si on ne touche pas à cette dernière.
H.C. Je ne suis pas d’accord avec toi. Personne ne dit qu’on va toucher à cette protection. Mais oui, on veut plus de flexibilité et on reparle aussi des heures supplémentaires défiscalisées à la Sarkozy.
B.C. Ça, c’est bien. Mais limiter les allocations de chômage à deux ans alors qu’aucune étude n’a démontré son efficacité ? Cela va juste pousser les gens vers les CPAS alors que les finances communales ne sont déjà pas bonnes. J’avais espéré un truc plus inventif : garder les allocations mais augmenter, au fur et à mesure, les exigences, notamment en termes de formation. Rendre le Forem plus actif et plus proactif, ça aussi c’est bien. Il est impératif de recycler la population et prendre contact très vite avec un chômeur, c’est essentiel !
H.C. Selon moi, long préavis ou pas, grosses indemnités ou pas, il faut commencer l’activation dès les premiers jours. Il faut un bien meilleur suivi qu’aujourd’hui et insister sur la formation. Il faut aussi travailler sur les mentalités. A un moment donné, il faut pouvoir accepter un travail qui est moins intéressant que ce qu’on avait avant.
Notre modèle socio-économique, parfois trop rigide, a aussi été mis à mal par la franchisation de Delhaize. Une récente étude française montre que seules les enseignes avec le même modèle, comme Intermarché et Leclerc, progressent. Peut-on supposer que ce mouvement va continuer en Belgique ?
B.C. C’est le sens de l’histoire, cette franchisation. C’est la combinaison entre une centrale d’achats efficace et le dynamisme des points de vente. Elle permet les économies d’échelle et de la flexibilité dans le rapport entre client et entrepreneur. C’est le modèle du futur. C’est inévitable.
H.C. La flexibilité encore et toujours. Ce débat autour de Delhaize a été biaisé. On a parlé de pertes d’emplois massives mais c’est faux. Le modèle ne plaît pas à certains mais à ce que j’en sais, les magasins vont mieux et des recrutements se produisent. Donc ce fut un choix pour le mieux. D’autres groupes vont suivre. Makro a disparu parce que son modèle était révolu. Cela a débouché sur autre chose. C’est le principe de destruction créatrice cher à l’économiste Joseph Schumpeter. Des systèmes ont disparu mais l’innovation a permis de créer autre chose.
Justement, pour conclure, parlons de la dernière innovation en date : l’IA. Quelle va être son impact, selon vous, sur la Belgique ?
B.C. La protection sociale ne peut être assurée sans notre système actuel. Il faut trouver un point médian entre statu quo et flexibilité. Aller vers cette flexibilité nécessite une transition qui peut prendre 10 à 15 ans. Je comprends que les syndicats soient rétifs à un changement trop rapide. Mais il faut aller vers cette flexibilité car, pour répondre à votre question, l’IA va modifier nos emplois. En supprimer et en créer d’autres. L’IA va engendrer une flexibilité accrue qu’il faut encadrer pour éviter que comme aux Etats-Unis, les gains de productivité ne profitent qu’au capital. La concertation sociale permet de baliser ce partage. Il est évidemment impensable qu’un travailleur complété ou remplacé à mi-temps par une machine ou un robot reçoive un salaire qui empêche d’avoir un projet de vie.
H.C. L’IA va faire muter le monde du travail. Mais je suis optimiste et pense qu’elle va créer, de façon nette, des emplois.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici