Au-delà du slogan, il faut des actes: les clés de nos CEO pour réindustrialiser la Belgique

Oil gas refinery or petrochemical plant. Include arrow, graph or bar chart. Increase trend or growth of production, market price, demand, supply. Concept of business, industry, fuel, power energy. © Getty Images
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Coût de l’énergie, décarbonation, métiers en pénurie, indexation des salaires, intelligence artificielle, matières premières, etc. : les écueils sont nombreux pour concrétiser cet objectif que tous appellent de leurs vœux. Des CEO de haut vol nous disent leurs préoccupations. Et leurs espoirs.

“Ce ne doit pas être qu’un slogan, il faut des actes.”

“L’Europe est fortement en retard par rapport à la Chine et aux états-Unis.”

“Je suis modérément pessimiste.”

À l’occasion d’un grand colloque consacré à la nécessité de réindustrialiser la Belgique et le continent, organisé par le Centre Jean Gol et le Cercle de Wallonie-Bruxelles, de nombreux CEO de haut vol ont exprimé leur désir d’avancer, mais aussi leurs inquiétudes au sujet de cette priorité qui fait consensus. Les écueils sont nombreux, certains pris à bras-le-corps par nos dirigeants, mais il est indispensable de passer à la vitesse supérieure. Voici un état des lieux.

Énergie : une “situation de guerre”

Tom Claerbout (TotalEnergies) – “En Belgique, l’espace disponible délimite le potentiel d’énergies renouvelables. Nous ne serons jamais autonomes, nous devrons importer.”

Tous les industriels le martèlent à longueur de temps : le besoin d’une énergie décarbonée, abondante et bon marché est crucial pour sauvegarder la compétitivité. Or, la Belgique souffre d’un mix énergétique incomplet, handicapé par l’abandon de la filière nucléaire durant 20 ans et l’obsession d’un 100% renouvelable utopique.

“En tant que premier fournisseur d’énergie du pays, nous élargissons notre offre à toutes les sources possibles, souligne Tom Claerbout, directeur belge de TotalEnergies. Notre activité historique est le raffinage, mais nous sommes désormais le premier opérateur de bornes de recharge dans le pays et nous sommes un acteur majeur de la décarbonation à mener à bien avec la population et les politiques.”

Stockage, flexibilité, biomasse, hydrogène, etc. : tout doit être envisagé. “Mais en Belgique, l’espace disponible délimite le potentiel d’énergies renouvelables, prolonge-t-il. Nous ne serons jamais autonomes, nous devrons importer.” D’où l’importance du port d’Anvers pour devenir un hub européen. “En Belgique, tout est là, mais il est urgent d’agir si l’on veut éviter les problèmes majeurs”, appuie Denis Dumont, CEO de Tractebel.

Le responsable de la société d’ingénierie rappelle l’importance de la filière nucléaire, qui occupe encore 20.000 personnes aujourd’hui. Elle doit être revitalisée par l’abrogation de la loi de sortie qui avait été votée en 2003, mais elle dépend désormais des nouvelles orientations qui seront prises par le gouvernement De Wever. “Il ne faut, par ailleurs, pas opposer les énergies. Nous aurons besoin de toutes les sources possibles”, prolonge Denis Dumont. Le développement des infrastructures de demain est vital, cela devra se faire main dans la main avec les industriels.

Denis Dumont (Tractebel) – “Il ne faut pas opposer les énergies. Nous aurons besoin de toutes les sources possibles.”

Mais attention ! “Nous sommes face à une crise énergétique digne de la crise covid”, met en garde Damien Ernst, professeur à l’ULiège. Entrepreneur également, il souligne l’absurdité de la situation actuelle. “Je reçois les témoignages d’industriels et de PME me disant : ‘Damien, on a construit un bâtiment, on nous impose des bornes électriques, mais on ne peut même pas avoir accès au réseau !’.” La situation est aberrante et les politiques actuels “héritent d’une situation historiquement difficile”, souligne-t-il, faute d’action de la part des gouvernements précédents.

Damien Ernst évoque l’importance d’un dossier comme la Boucle du Hainaut, qui doit assurer le transfert de l’énergie éolienne produite en mer du Nord vers l’intérieur des terres. Pour l’instant, tout est bloqué en raison de l’absence de permis et de certaines résistances citoyennes. “La législation actuelle ne permet pas de surmonter une crise d’une telle ampleur, insiste-t-il. Il faut passer en mode guerre pour régler cette crise énergétique.”

Décarbonation : “Les technologies existent”

La transition énergétique vise à rencontrer les objectifs de décarbonation ambitieux fixés par l’Union européenne. L’innovation sera cruciale pour y arriver. Vincent Michel, directeur de Go4Zero et membre de la cimenterie Holcim, sait de quoi il s’agit : il y a 17 ans de cela, déjà, il a initié un programme visant à capturer le CO2 émis par cette industrie qui ne peut éviter de l’émettre.

Vincent Michel (Go4Zero et Holcim) – “Notre projet pionnier de décarbonation du process cimentier ouvre une large voie dans l’ambition de réindustrialiser nos régions.”

“Notre projet pionnier de décarbonation du process cimentier ouvre une large voie dans l’ambition de réindustrialiser nos régions, souligne Vincent Michel. Il montre aussi comment les politiques européennes – Innovation Fund, CBAM (Mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, ndlr), Just Transition Fund – peuvent constituer des leviers efficaces pour positionner nos industries dans la compétition mondiale, à armes égales.”

“Pour réussir notre ambition, qui porte sur la réduction de nos émissions de CO2 de plus d’un million de tonnes par an, d’autres pas doivent encore être posés, précise-t-il. La mise en place de mécanismes de réduction des risques liés à la chaîne de valeur du carbone, de la capture à Obourg, jusqu’à la séquestration en mer du Nord. Et la confirmation de l’accompagnement mixte Europe- Région à travers l’intervention du Just Transition Fund, indispensable à réaliser vu notre engagement à réduire de 40% notre consommation d’énergie dès la mise en service de la nouvelle usine Go4Zero, au premier trimestre 2027.” C’est un combat permanent.

François Michel (John Cockerill) – “Pour avoir une industrie forte, il faut une économie avec des normes souples, moins de bureaucratie et un coût du travail modéré.”

François Michel, CEO de John Cockerill, ne manie pas la langue de bois lorsqu’il s’exprime sur le sujet. La Belgique, et la Wallonie en particulier, constitue un écosystème de premier choix dans le monde pour réussir ce double défi de la décarbonation et de la réindustrialisation, souligne-t-il. “Mais pour avoir une industrie forte, il faut une économie avec des normes souples, moins de bureaucratie et un coût du travail modéré. Chaque fois que l’on indexe les salaires, on taxe l’industrie et on la rend moins compétitive.” Ce dispositif doit être réformé, réclame régulièrement le patronat, mais le sujet est politiquement explosif.

Le coût de l’énergie est également en cause et met à mal des projets de réindustrialisation. L’hydrogène vert, que John Cockerill développe au niveau mondial, avec de gros projets en Inde notamment, ne trouve pas (encore ?) sa place dans notre pays car il réclame des besoins trop importants. On l’importera essentiellement, dit-il.

L’hydrogène, ce sera un des moyens pour décarboner l’aviation, prolonge Stéphane Burton, CEO d’Orizio Group et de Sabena Engineering. Un avion régional sera notamment testé dès 2026. “L’optimalisation opérationnelle est importante également, Ryanair consomme moins de fuel grâce à cela”, dit-il.

Assumant travailler pour des secteurs souvent pointés du doigt, la défense et l’aéronautique, Stéphane Burton insiste sur la nécessité de s’adapter, mais aussi de se réinventer si l’on veut sauver nos industries. “Il n’y a plus eu de politique industrielle dans ce pays depuis 30 ans, regrette-t-il. Il n’y a plus eu d’intérêt pour le long terme. Les solutions technologiques existent, le savoir-faire existe, il faut développer cette vision globale pour soutenir un modèle économique viable.”

Formation et emploi : “La bataille des talents”

Stéphane Burton (Orizio Group et Sabena Engineering) – “Les solutions technologiques existent, le savoir-faire existe, il faut développer cette vision globale pour soutenir un modèle économique viable.”

Tout est dans tout. Il faut de l’énergie, des technologies, mais aussi des bras et des cerveaux. En Wallonie, ce n’est pas forcément gagné avec ce contraste hallucinant : 270.000 chômeurs et 146 métiers en pénurie. “Dans certains secteurs de l’industrie, 46% déclarent qu’il y a un problème de recrutement contre 2% dans d’autres, souligne Bruno Van der Linden, professeur à l’UCLouvain. Les problèmes qui se posent concernent la formation des salaires, les profils de compétences inadéquats et d’autres soucis connexes.”

En Belgique, les coûts salariaux sont très rigides. Or, une souplesse et une capacité à adapter les salaires seraient nécessaires. “Une question me taraude depuis des années, dit Bruno Van der Linden. Les employeurs, dans le cadre de la norme salariale, ont-ils assez de marge pour ajuster les rémunérations afin d’attirer certains métiers en pénurie ? Si la réponse est négative, on a un argument pour rouvrir la discussion sur la norme salariale.” En retour, on rouvrirait une autre boîte de Pandore concernant l’indexation des salaires, qui a déjà été évoquée.

“J’insiste sur un autre constat majeur : il y a beaucoup trop peu d’emplois privés en Wallonie, complète Frédéric Panier, CEO d’AKT for Wallonia, organe représentant les entreprises. Il y a 21 emplois privés sur 100 habitants contre 29 en Flandre. L’enjeu consiste à développer cette proportion. Le coût du travail est important : un chef d’entreprise faisant face à une hausse de 10% et confronté à de la concurrence internationale, il est mort. Je sais que c’est politiquement délicat, mais il faut trouver des solutions techniques intelligentes pour changer cela, ne fut-ce que dans la façon dont on mesure l’index.”

Le climat social est un autre élément important, prolonge Frédéric Panier. “Je n’ai pas envie de faire du syndicat bashing, cela ne sert à rien. Il y a des endroits où cela se passe très bien avec eux. La tension capital-travail est normale, mais on doit recréer un vrai dialogue et un climat positif où les syndicats comprennent leur intérêt à créer de la richesse et de la flexibilité. Quand on leur dit que l’on doit faire des gains de productivité, ils ne doivent pas nous regarder comme des méchants. Nous avons envie d’avoir un nouveau pacte social avec les syndicats.”

Julien Compère (FN Browning) – “Après des dizaines d’années de désinvestissement et de mauvaise image, on doit retrouver le chemin de la croissance.”

Lorsque l’on parle de réindustrialisation, la FN Herstal, devenue Groupe FN Browning, est devenue une référence. Son CEO, Julien Compère, s’en réjouit, mais pose l’enjeu : “Le secteur de la défense est confronté à plusieurs défis. Le premier, c’est celui de l’augmentation des capacités, mais il ne faut pas oublier le second qui est l’innovation : la guerre en Ukraine a démontré que la manière dont les conflits sont réalisés est fondamentalement différente d’avant. Après des dizaines d’années de désinvestissement et de mauvaise image, on doit retrouver le chemin de la croissance et cela nécessite d’apporter de nouvelles réponses.”

La FN arrive-t-elle à trouver de la main-d’œuvre pour y parvenir ? “Oui, mais c’est extrêmement compliqué. Il y a, en Wallonie, toute une série de métiers techniques qui ne sont plus formés ou de façon marginale. Nous y arrivons encore parce que nous sommes une grande industrie avec des conditions de travail positives, mais toutes les PME avec lesquelles nous travaillons ont plus de mal. Comme il n’y en a pas assez, on doit les former nous-mêmes. Nous sommes soutenus par la Région, mais cela fait reposer sur l’entreprise des actions qui ne lui reviennent pas. En ce qui concerne l’innovation, on cherche des cerveaux pour, par exemple, mener la lutte anti-drones. Nous avons renoué avec les universités : il y a un énorme travail à faire en commun.”

Cécile Domecq (Volvo Cars) – “Le plus compliqué consiste à donner des perspectives de carrière et à obtenir les talents les plus qualifiés.”

Dans un autre secteur en mutation, l’automobile, Céline Domecq, director government affairs – head of EU office chez Volvo Cars, et Frank Van Gool, CEO de la Febiac, font face à un autre défi, celui de transformer le personnel existant en lien avec les virages de l’électrification et de la digitalisation. “Volvo à Gand a été la première usine à faire le virage de l’électrique, cela nous a pris trois ans pour reformer nos ouvriers, souligne Céline Domecq. Nous pouvons le faire nous-mêmes. Mais le plus compliqué consiste aussi à donner des perspectives de carrière et à se battre avec les industries pour obtenir les talents les plus qualifiés qui ne sont pas assez nombreux sur le marché. Une équipe fait le tour des écoles pour les recruter, mais il faudrait inciter les jeunes à aller vers ces filières.”

Le chantier est crucial : Volvo emploie encore 6.500 personnes à Gand.

Intelligence artificielle : “On ne peut pas ne pas agir”

Le combat par la réindustrialisation passe, encore, par la transformation digitale et l’intelligence artificielle. “L’impact de cette révolution sera bien plus considérable que les innovations technologiques précédentes, insiste l’économiste Geert Noels, CEO d’Econopolis. Cette bataille est peut-être la dernière occasion pour l’Europe de regagner sa place au niveau mondial. Depuis 2008, j’ai écrit quelques rapports sur l’importance de l’industrie et des secteurs créateurs. Mais il y a eu une école d’économistes affirmant que ce n’était pas important dans une économie de services. On en revient aujourd’hui. Les États-Unis ont été les premiers à le comprendre. En Europe, et surtout en Belgique, on s’en rend compte fort tard.”

L’IA, une opportunité pour relever la productivité ? Une étude du prestigieux MIT (Massachusetts Institute of Technology) a illustré cet été que les gains n’étaient pas nécessairement aussi importants qu’attendu. “C’est surprenant. Et cela va à l’encontre de quelque chose d’intuitif, souligne Nicolas Neysen, spécialiste de la transformation digitale à HEC Liège. Calmons-nous et respirons ! Quand il y a des problèmes dans la mise en place de solutions IA, la raison n’est ni liée à la technologie ni à la maîtrise de données. Il s’agit plutôt d’une question de stratégie et de gouvernance. Cela doit se préparer. Et ce n’est pas parce que l’on parle de l’IA en permanence qu’il faut en mettre partout.” Autrement dit, les entreprises doivent bien déterminer leurs besoins avant de se lancer. Elles ne doivent pas se contenter de reproduire des cas existants. Et… l’humain reste déterminant pour le faire.

L’IA, une opportunité pour relever la productivité ? Une étude du MIT a illustré cet été que les gains n’étaient pas nécessairement aussi importants qu’attendu.

L’arrivée de l’IA ne sera pas forcément un tsunami pour l’emploi et, utilisée judicieusement, elle peut contribuer à la réindustrialisation. Bart Steukers, CEO d’Agoria, la fédération de l’industrie des technologies, nuance. “Cela fait des années que l’on suit la construction et la destruction des emplois, dit-il. Jusqu’ici, en Belgique, pour chaque emploi disparu, trois autres se créent. Cela sera-t-il différent demain ? Je ne sais pas. Mais les études disent qu’il y aura peut-être 6% de disparitions d’emplois, mais jusqu’à 70% d’emplois qui seront modifiés. Il faut faire la différence entre avoir peur et être prêt à s’adapter.”

Laurence Mathieu, CEO de NRB – “Stratégiquement, il est fondamental de se demander pourquoi on a besoin de l’IA.” © PG

Sommes-nous prêts ? “Si l’on se compare aux autres pays européens, cela se passe bien, ajoute Bart Steukers. Nous sommes le troisième pays au niveau de l’intégration de l’IA, surtout au niveau des grandes entreprises. Bien sûr, nous sommes moins loin que la Chine et les États-Unis, mais je veux rester positif. Est-ce une réponse à nos soucis de productivité ? C’est évidemment un débat en cours. Mais je sais une chose : si on ne le fait pas, nous serons perdants, c’est sûr.”

Laurence Mathieu, CEO de NRB, qui accompagne cette mutation au quotidien, confirme. “Stratégiquement, il est fondamental de se demander pourquoi on a besoin de l’IA, prolonge-t-elle. Après, de facto, c’est une évolution obligatoire. C’est Darwin ! Cela dit, l’humain ne va pas disparaître, les tâches vont être modifiées.”

Pour autant, soutient-elle, il faut être conscient des enjeux éthiques. Deux points d’attention, à ses yeux: la cybersécurité et la souveraineté des données. “Les données, c’est crucial pour les entreprises, et elles doivent être protégées, insiste-t-elle. En les situant en Europe, gérée par des acteurs européens, on fait déjà un pas important.”

S’il y a bien un secteur où l’innovation est importante et les enjeux éthiques délicats, c’est la pharma. “Nous investissons 30% de notre chiffre d’affaires en recherche et développement, souligne Xavier Hormaechea, managing director d’UCB. Notre mission de base, c’est de trouver des solutions uniques et qui font le différence pour les patients. Les chemins pour y arriver en Belgique, c’est un écosystème favorable, un dialogue avec les autorités, et la question des taxes en fait partie. Cela se travaille en permanence, en regardant l’action des autres pays. Ce qui ne changera pas, c’est de travailler constamment sur la compétitivité et de veiller à avoir suffisamment de talents.”

“Arrêter de s’infliger de la souffrance”

Enfin, Solvay, pilier de l’industrie dans notre pays, insiste sur l’importance de veiller au développement de l’autonomie stratégique et à des chaînes de valeur viables, intégrant notamment les matières premières et les terres rares. “Nous sommes une industrie de chimie essentielle pour l’industrie, déclare son CEO, Philippe Kehren. Nous sommes fiers car sans nos produits, il n’y aurait pas d’industrie. Mais la question des matières premières est vitale. En Europe, elles sont toutes disponibles, mais on a fait le choix de ne pas les exploiter. Cela ne dépend que de nous. Si l’on veut changer les choses, il suffit qu’on le décide. Nous avons les compétences nécessaires, il suffit que l’on arrête de s’infliger de la souffrance.”

Que l’on arrête de s’infliger de la souffrance… Avec ces mots, tout est dit : il est urgent de réagir.

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