Alexander De Croo: “Priorité à l’économie”

Marc De Vos en Alexander De Croo, Brussel, 21/11/2023
Olivier Mouton Chef news
Stijn Fockedey Stijn Fockedey est rédacteur de Trends

Le Premier ministre expose ses priorités pour une Europe plus forte dans un entretien à Trends-Tendances: renforcement du marché intérieur et réindustrialisation. Il plaide en faveur d’une défense continentale et à nouveau pour une pause environnementale afin de ne pas accabler les entreprises.

Alexander De Croo, Premier minis­tre, publie en cette fin d’année un livre qui se veut optimiste pour
la Belgique: Waarom het beste nog moet komen (Pourquoi le meilleur reste à venir) aux éditions Pelckmans. Le locataire du 16 rue de la Loi a également préfacé le livre du professeur Marc De Vos, L’Europe, superpuissance / Europa Groot macht (éditions Erstberg), qui évoque la vertigineuse évolution de la construction européenne ces dernières années.

Alors que la Belgique présidera l’Union à partir du 1er janvier 2024, Trends-Tendances a longuement interviewé Alexander De Croo en compagnie de Marc De Vos, fondateur du think tank Itinera et doyen de l’Université Macquarie à Sydney. Un entretien exclusif au cours duquel le Premier ministre expose longuement sa vision de l’Europe, sa préoccupation pour l’avenir de notre économie et sa détermination à initier des réformes pour la protéger. Il confronte ses idées avec Marc De Vos dans un dialogue fécond.

Notre économie et notre marché ne sont plus rien sans une puissance militaire.” – Marc De Vos

L’Europe, superpuissance: “Vers un leadership politique”

TRENDS-TENDANCES. Marc De Vos, vous publiez un livre dans lequel vous évoquez l’évolution de l’Europe vers une superpuissance. Est-ce souhaitable et est-ce tenable?

MARC DE VOS. J’ai hésité à mettre un point d’exclamation ou d’interrogation après le terme “superpuissance” et finalement, je n’ai mis aucun des deux. C’est simplement un constat et c’est sans doute l’évolution politique la plus significative de notre époque: l’Europe grandit et se dirige vers une Union fédérale. Est-ce souhaitable? Je pense surtout que c’est inévitable et que c’est un besoin. Après la guerre froide, l’Europe suivait son cours avec le libre marché, les droits humains et la démocratie. Mais le monde a changé et ce modèle est menacé. Pour résister face à la Chine, la Russie ou d’autres, on ne pourra le faire que via cette Union. Faute de quoi, le risque est grand que l’on s’affaiblisse ou se divise. La pandémie fut un bel exemple de cette nécessité de s’unir. Cette évolution est un besoin, mais elle se passe pas à pas, en une sorte de “mission creep” (fuite en avant, Ndlr) à force de conseils et de réunions. Mon livre est également une ode à cette créativité qui permet à l’Europe de rester pertinente dans cette accélération de l’histoire.

Monsieur le Premier ministre, depuis le cockpit de décision, comment avez-vous vécu ce processus?

ALEXANDER DE CROO. Ce que Marc expose est correct. Vous évoquez la créativité européenne, c’est vrai, partiellement. J’ajouterai à cela une ode à la population européenne. Si l’on regarde en arrière, on constate que les progrès importants pour l’Europe sont souvent venus d’esprits éclairés: Jacques Delors et le marché unique, l’euro: autant d’évolutions au sujet desquelles les Européens se posaient la question de savoir si cela était vraiment nécessaire. Aujourd’hui, ces évolutions viennent davantage d’une pression de la population qui réclame plus d’Europe. On l’a vu avec la pandémie, la guerre en Ukraine ou la crise énergétique: les citoyens demandent aux gouvernements nationaux de faire en sorte que l’Europe apporte une solution. C’est à nous de capter cela.

Ceux qui critiquent l’action commune aujourd’hui sont souvent ceux qui l’ont bloquée.” – Alexander De Croo

Est-ce une réaction aux menaces qui pèsent sur notre modèle?

A.D.C. Tout le monde a compris aujourd’hui que si vous n’avez pas des amis dans ce monde chahuté, vous ne vous sentez pas bien. On le voit aussi avec le recours au parapluie de l’Otan. Au sujet de cette mission creep… oui, c’est comme ça, ces sommets européens peuvent en effet donner l’impression que c’est trop lent ou insuffisant, mais on arrive chaque fois à effectuer des progrès et à rester unis. Certains ont cultivé l’idée d’Etats-Unis européens, mais ce projet ne se réalisera pas, selon moi, à la façon américaine avec un système unitaire, un pouvoir central et une culture dominante. Nous conserverons pendant longtemps notre diversité, tout en allant de l’avant. Il y a peu de domaines dans lesquels l’Europe n’est pas numéro un: nous sommes le premier bloc commercial dans le monde, personne n’investit autant que nous dans la coopération au développement ou la lutte contre le réchauffement climatique, personne n’a autant de leviers diplomatiques que nous… Mais nous ne nous comportons pas suffisamment en tant que tels et nous devrions avoir davantage de leadership politique. Nous ne sommes sans doute pas encore prêts pour cela, mais je ne doute pas que cela va arriver, dans 10 ou 20 ans.

Elargissement de l’Union: “Nous ne sommes pas prêts”

Jusqu’où doit s’élargir l’Union européenne? L’Ukraine et la Turquie ont-elles vocation à devenir membres? Le rêve de Charles de Gaulle, une Europe “de l’Atlantique à l’Oural”, est-il d’actualité?

A.D.C. Tout d’abord, il ne peut pas y avoir de fétichisme de date: nous n’en n’avons d’ailleurs pas fixées dans les négociations qui sont ouvertes. Aujourd’hui, nous ne sommes pas prêts pour accueillir de nouveaux membres. Si l’on s’ouvre à l’Ukraine, la Géorgie ou les Balkans occidentaux, nous passerions soudain de 27 Etats membres à plus d’une trentaine: c’est impossible. Il ne s’agit pas d’un processus politique, mais bien d’un processus administratif et nous ne sommes pas prêts. Je ne suis pas de ceux qui affirment qu’un élargissement aura lieu dans les prochaines années d’ici 2030. Ce serait prématuré: nos processus de décision doivent encore être réformés. Mais il faut que ce processus se déroule de façon graduelle, tant du point de vue du marché que de la sécurité. Nous avons tout à y gagner.

L’Europe a perdu une partie de sa compétitivité, et c’est une très mauvaise chose.” – Marc De Vos

M.D.V. Je suis d’accord avec cela. Fondamentalement, l’Union européenne est une communauté de valeurs communes avant d’être un ensemble géographique. Aujourd’hui, la question est de savoir quel est notre intérêt dans ce monde en mutation. Pour la première fois dans l’histoire, cette dimension géographique devient importante pour déterminer qui deviendra membre et qui ne le sera pas. Je regarde de façon très différente la perspective d’une adhésion de la Turquie de ce point de vue géostratégique plutôt qu’en posant simplement la question de savoir si la Turquie est un pays européen ou pas. La réponse se situe à mes yeux dans différentes couches: une Communauté politique européenne a d’ailleurs été décidée, au sein de laquelle se trouvent ces différents pays.

Personnellement, je suis favorable au retour des Communautés, je plaide pour cela dans mon livre: on pourrait en avoir une pour la sécurité et la géostratégie, une pour l’économie et le marché intérieur, une autre pour la démocratie et les droits humains. Un pays pourrait être ancré à un premier niveau, pour ensuite progresser. Comme le Premier ministre le dit, l’Europe n’est absolument pas prête pour aller aussi vite mais, de mon point de vue, c’est un besoin. Et cela, tout de même, se fait rapidement. Si l’on affirme que l’on doit attendre que l’Ukraine soit tout à fait prête pour devenir membre, on risque d’attendre que l’on soit mort. Et le risque serait trop grand d’avoir une deuxième Turquie. Cette évolution est impérative du point de vue géostratégique. Mais cela demandera des décisions importantes, y compris au niveau financier.

Marc De Vos en Alexander De Croo, Brussel, 21/11/2023

L’Ukraine ou la Turquie sont des pays importants sur le plan démographique. Est-ce un objet de préoccupation pour la Belgique?

A.D.C. La discussion sur la Turquie concerne surtout les Turcs eux-mêmes. Je ne sens guère d’envie aujourd’hui, de leur côté, de franchir encore ce pas. En ce qui concerne le poids de la Belgique, nous étions un des six pays fondateurs de l’Europe et nous sommes aujourd’hui un des 27. Le tout est de savoir ce que l’on en retire. A chaque élargissement de l’Union, quand ce fut le cas de l’Espagne ou du Portugal par exemple, des inquiétudes se sont exprimées au sujet de l’impact sur notre prospérité. Mais à chaque fois, ces pays sont arrivés à notre niveau et nous avons continué notre croissance. Pour un pays comme la Belgique, la valeur du marché intérieur est gigantesque. Si l’on regarde les statistiques, on constate que les pays qui bénéficient le plus de ce marché intérieur sont le Danemark, les Pays-Bas, la Belgique et l’Autriche. Pour l’Autriche, c’est une évolution récente née de l’élargissement de l’Union vers l’Est. Sur le plan économique, nous avons tout à y gagner. Nous ne pourrons pas attendre que l’Ukraine soit complètement prête avant de l’accueillir, je suis d’accord avec Marc, c’est une façon de la stabiliser. Mais ne sous-estimons pas le fait que politiquement, cela reste un parcours du combattant. On le voit avec les pays de l’Est qui nous ont rejoints.

L’Europe commet une erreur en disant à son industrie ce qu’elle ne peut pas faire.” – Alexander De Croo

Budget: “Un impôt européen”

Vous évoquez des décisions difficiles sur le plan financier. C’est-à-dire?

A.D.C. Le budget européen représente 1% de notre PIB. Ce sont en réalité des cacahuètes si l’on se rend compte de la plus-value que l’on en retire. De mon point de vue, le fait que cette contribution augmente est une non-discussion. Mais je suis aussi un grand partisan du fait que l’Union européenne puisse prélever elle-même ses propres moyens.

Via sa propre fiscalité?

A.D.C. Oui.

M.D.V. Je suis d’accord, je plaide également pour cela dans mon livre. Faute de quoi, elle ne pourra pas assumer le rôle qu’elle doit assumer, et c’en sera fini de la grande puissance. Ou alors on transfère l’application des politiques aux Etats membres, comme on le voit au niveau économique. Mais personnellement, pour une raison démocratique, je suis favorable à cet impôt européen.

Quel type d’impôt préconisez-vous?

M.D.V. Je suis favorable à un impôt européen, le principe me semble fondamental, mais je ne suis pas fiscaliste. D’un point de vue démocratique, la façon dont l’exercice budgétaire s’accomplit aujourd’hui en Europe n’est pas satisfaisant.

Nous devons fixer des normes en tant que marché le plus important du monde. Il faut cesser d’être naïfs.” – Alexander De Croo

Europe de la défense: “Une intégration opérationnelle et industrielle”

Dans son livre, Marc De Vos plaide en faveur d’une Europe de la défense. Est-ce la prochaine étape importante?

A.D.C. Marc plaide en faveur d’une Europe qui devienne un bloc et une puissance politique. Le commerce aide à ce que ce soit le cas, c’est vrai, mais la défense est le moyen le plus direct pour y arriver. Les Etats-Unis continuent de contribuer à notre défense, l’Otan joue un rôle fondamental mais cela ne continuera à fonctionner que si chacun prend sa part, et ce doit être notre cas également. Nous avons tous intérêt à une plus grande intégration, tant opérationnelle qu’industrielle. Sur le plan industriel, la défense reste un intérêt national en première instance. Et nous ne sommes certainement pas un exemple car qui est l’actionnaire de la FN Herstal? La Région wallonne, à 100%. L’opérationnalité est mauvaise car notre production est complètement fracturée. Si nous devions mettre en place une économie de guerre, sorry, mais les Russes le font beaucoup mieux que nous.

Il y a du chemin à parcourir. Ce point de l’opérationnalité est en encore plus sensible parce que les politiques insisteront pour garder leur souveraineté nationale. Là, par contre, la Belgique est un contre-exemple du fait de nos collaborations avec les Pays-Bas ou la France. J’ai toujours été un partisan d’une Europe de la défense, mais je pense que ce ne sera pas simple. Cela m’intéresse de savoir ce que Marc en pense…

M.D.V. J’ai personnellement un grand sentiment d’urgence parce qu’en 2024, il y aura les élections européennes et les élections américaines. Si l’on n’y prend garde, nous aurons bientôt un nouvel occupant à la Maison Blanche et nous risquons de nous retrouver seuls face à la Russie. Si cela devait arriver, ce serait un wake-up call. Or, nous y serons rapidement. Ce que j’essaie d’exprimer dans mon livre également, c’est qu’il n’y a plus de différence entre puissance forte et soft power. Notre économie et notre marché ne sont plus rien sans une puissance militaire. En matière de technologies, d’énergie, d’industrie, on ne peut plus distinguer les deux dans le contexte international actuel. Je ne vois qu’une option: une intégration plus grande. La seule question reste de savoir quel mécanisme adopter pour y arriver. Nous
pourrons peut-être profiter de la reconstruction de l’Ukraine pour accélérer un certain nombre de choses en les coordonnant au niveau européen. On pourrait en faire de même au niveau spatial, par exemple. Le civil et le militaire ne sont plus distincts comme c’était le cas auparavant, on devrait pouvoir accélérer les choses en dépassant le côté émotionnel lié à la notion de souveraineté. Si on ne parvient pas à le faire, je crains que le futur de l’Europe ne soit pas très rose, du moins dans le monde actuel.

A.D.C. Je vous suis lorsque vous dites que géopolitique, géoéconomie et géomilitaire forment un tout. Et j’ai aussi ce sentiment d’urgence. Nous devons faire des pas en matière militaire comme nous l’avons fait en matière de santé ou d’énergie. A côté de cela se pose la question de notre voix politique et diplomatique dans le monde. Et cela, c’est encore autre chose. On fait souvent une caricature de nos relations internationales, mais on peut en effet se demander avec qui l’on doit
parler: Ursula Von der Leyen? Charles Michel? Emmanuel Macron? Les Espagnols? Nous devrions nous entendre pour clarifier les choses: le G7, c’est toi; les relations bilatérales, c’est toi, etc. En soi, ce ne devrait pas être compliqué. Mais c’est fondamental que l’on se sente à l’aise à ce sujet, certainement si l’on met sur pied un pilier européen au sein de l’Otan. Si l’Ukraine devient un jour membre de l’Otan, ce sera un élément important.

Economie: “Priorités: le marché commun et la politique industrielle”

Faut-il renforcer l’intégration économique européenne?

A.D.C. Il y a deux priorités pour la présidence belge de l’Union européenne, qui débute le 1er janvier. Tout d’abord, une extension du marché commun européen. Jacques Delors a fait un travail incroyable à ce sujet, mais c’était il y a 30 ans: le monde et l’économie ont changé depuis lors. La deuxième priorité, c’est la politique industrielle. Sur ce point-là, beaucoup de choses se passent, notamment aux Etats-Unis.

M.D.V. A mes yeux, ce sont deux excellentes priorités. Je suis très heureux que le marché commun revienne sur la table parce que c’est le point cardinal de la construction européenne. Sur le plan interne, c’est un élément qui permet d’accommoder les Etats membres sans qu’il y ait trop de frictions politiques. Sur le plan extérieur, l’Union européenne reste le plus grand marché de consommateurs et l’on peut espérer qu’il continue à croître. C’est le principal atout géopolitique de l’Europe et on a eu tendance à le laisser de côté en raison de la pression de ce nouvel ordre mondial impliquant que l’on se protège, que l’on développe son autonomie… La Commission européenne actuelle a en outre priorisé le climat et la biodiversité par rapport à la prospérité et à la croissance. Le marché a été sous-estimé et instrumentalisé à cet usage. Quant à la réindustrialisation et à la relance, on commence à la mettre en œuvre, mais ce n’est pas suffisant face à la stratégie mise en place par les Etats-Unis et la Chine. L’Europe a perdu une partie de sa compétitivité, et c’est une très mauvaise chose. Nous devons réutiliser le marché comme moteur pour l’industrie de la défense, la politique spatiale, l‘intégration poussée du marché européen des capitaux pour faciliter les investissements… Avec moins de bureaucratie et davantage de souplesse pour les entreprises.

Climat: “Priorité à la réduction du CO2, pause pour le reste”

Comment mettre cela en pratique? La transition de l’économie doit avoir lieu, mais nous sommes confrontés à nos limites, en Belgique…

A.D.C. Nous sommes confrontés aujourd’hui à l’Inflation Reduction Act (IRA) décidé aux Etats-Unis, et la réponse que nous apportons est le contraire de ce que l’on devrait faire: on autorise les aides d’Etat. En d’autres termes, on brise le marché intérieur au lieu de le renforcer! Nous, en Belgique, avons beaucoup à perdre parce que nous avons moins de capacité que les grands pays et je l’ai déjà dit à mes amis allemands et français: on lance une course du plus fort dans laquelle nous serons tous perdants. Notre réponse ne devrait pas être de travailler sur un système de subsides. Nous sommes un continent de régulation et nous ne le faisons pas si mal que cela, mais le Green Deal que nous avons mis en place ne travaille pas assez sur les incitants. Nous devons prévoir à la fois le bâton et la carotte.

Le problème, évidemment, c’est que les Etats membres se réservent la capacité de jouer au niveau de la fiscalité. Ceux qui critiquent l’action commune aujourd’hui sont souvent ceux qui l’ont bloquée. Tout ce qui peut aider les Etats membres à mettre en place des incitants pour les investissements dans la transition sera toujours mieux à mes yeux que des subsides purs. Mais il est clair que si la désindustrialisation de l’Europe se poursuit, cela nous coûtera cher en bien-être, en emplois, mais aussi en poids géopolitique. Voilà: à côté du Green Deal, nous devrions avoir une sorte de Clean Industry Act pour aider notre industrie à atteindre ses objectifs. Je serai le dernier à dire qu’il faut réduire nos objectifs en matière d’émissions de CO2. Mais pour le reste…

J’ai eu l’occasion de dire il y a six mois qu’il fallait faire une pause dans les autres domaines: tout le monde a été fâché sur moi. Mais je persiste à le dire. L’Europe doit définir ses priorités. Aujourd’hui, notre industrie, nos PME, notre population ont compris qu’il fallait tout faire pour diminuer radicalement nos émissions. Mais si vous ajoutez à cela la biodiversité, la suppression de produits chimiques ou la restauration de la nature, vous allez mettre votre priorité sous pression. Il faut choisir.

M.D.V. Je suis d’accord. L’Europe doit à nouveau devenir neutre technologiquement et laisser le choix le plus adéquat pour atteindre cette neutralité en carbone, pas seulement avec des obligations et des quotas mais aussi avec des incitants pour le marché. N’oublions pas non plus les permis et les investissements en infrastructures, pour lesquels l’Europe est en retard et pourrait jouer un rôle important. Cela permettrait de réaliser davantage d’investissements.

A.D.C. Je partage à 100% cette volonté d’être neutre technologiquement. Nous devons fixer les objectifs, mais en ce qui concerne les choix à effectuer pour y arriver, il faut laisser autant de liberté que possible. Nous, politiques, sommes bons pour fixer des priorités pour la société, nous le sommes moins pour identifier les innovations. Les entreprises privées le sont davantage et elles peuvent expérimenter pour atteindre la meilleure formule. Pour donner un exemple, je suis un fan absolu des voitures électriques et je pense que ce sera la technologie dominante, mais nous devons fixer un objectif et ne pas déterminer une date à laquelle on ne pourra plus produire de véhicules à énergie fossile. Nous devons collectiviser les objectifs mais pas les méthodes. L’Europe commet une erreur en disant à son industrie ce qu’elle ne peut pas faire.

Vous évoquiez la protection du marché, notamment face à la Chine. Comment cela va-t-il évoluer?

M.D.V. C’est difficile de répondre sans évoquer de dossier concret. Mais en terme général, c’est la logique dans laquelle nous nous sommes plongés. Dans le passé, nous avons laissé la Chine détourner la globalisation au détriment de nos industries.
De ce point de vue, nous savons que la Chine ne joue pas le jeu à la régulière. Je comprends et je supporte que nous ne pouvons plus accepter cela, mais cela demandera une Union très homogène ralliant commerce et géopolitique, qui restreindra également les opportunités de marché pour les entreprises européennes. En ce qui concerne ce “nationalisme économique”, l’Europe doit se manifester en bloc, oui, mais cela a un prix.

A.D.C. Nous devons être plus beaucoup plus durs dans ce domaine. Je suis en faveur du principe de réciprocité. Nous produisons par exemple à Gand l’acier le plus vert du monde. Mais nous faisons face à la concurrence de produits moins chers qui ne répondent pas aux normes. Cela ne va pas! On ne peut pas envisager que 11 millions de Belges contribuent à une vie 100% durable et que cela n’ait aucun effet sur les températures en raison de l’inaction d’autres. Nous devons fixer des normes en tant que marché le plus important du monde. Il faut cesser d’être naïfs.

M.D.V. Je ne crois pas tant que cela au principe de réciprocité. Je veux encore croire à l’esprit de la globalisation et à la volonté d’intégrer peu à peu la Chine dans ce marché. Si on veut fixer les mêmes règles, on risque de voir beaucoup de pays opter pour le protectionnisme. Ce n’est pas un choix facile et ces questions commerciales ne peuvent pas être tranchées en noir et blanc, cela se situe davantage dans une zone grise.

Chips Act: “Pour la Belgique, de la haute valeur ajoutée”

En matière de technologies, un des plus gros paquets décidés par l’Europe est le Chips Act, le règlement européen sur les semi-conducteurs. Il s’agit d’un dossier crucial. Pour un acteur belge clé comme l’Institut de microélectronique et composants (Imec), il offre des perspectives, mais le gros de la production se situe tout de même dans les grands pays.

A.D.C. J’ai eu l’occasion de parler au CEO d’Intel (second fabricant de semi-conducteurs dans le monde, Ndlr), il est intéressé par la Belgique mais il a besoin de 600 hectares – ce qui est quasiment impossible chez nous – et de milliards de subsides. Par contre, ce que l’on peut lui offrir, ce sont 500 docteurs en micro­électronique, les meilleurs du monde. Il a très bien compris dans quelle direction la Belgique veut aller. En termes de plus-­value, l’accueil de cette production n’était pas une bonne chose pour nous au vu de ce que l’on en retirerait. La Commission va investir plus d’un milliard dans l’Imec pour faciliter sa recherche, notamment en matière de design des puces électroniques. C’est bien plus important que le fait d’accueillir une méga-usine de puces. Un pays comme la Belgique ne peut être compétitif que s’il offre une très haute valeur ajoutée. Par ailleurs, sur le plan géopolitique, ces subsides massifs au niveau européen sont importants parce que notre dépendance à l’égard de Taiwan est trop importante.

M.D.V. J’écoute le Premier ministre et j’espère qu’il a raison. L’Imec est en quelque sorte un enfant de la globalisation, un port de recherche et développement dans une chaîne globale de production. La question est de savoir si l’on pourra conserver à l’avenir cette île en Europe. Je ne sais pas mais nous devrons veiller à maintenir nos investissements en matière de R&D.
Par ailleurs, en parlant de la Belgique, il sera indispensable de mettre en place des synergies entre petits pays, avec les Pays-Bas, notamment.

Alexander De Croo, “Waarom het beste nog moet komen”, éditions Pelckmans, 240 pages, 27 euros.

Marc De Vos, “L’Europe, superpuissance”, éditions Erstberg, 160 pages, 17,5 euros.

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