Alain Minc: “Le métier de banquier est le plus bête du monde”

Alain Minc
Alain Minc. © belgaimage
Amid Faljaoui

Il est l’un des meilleurs cerveaux de France. Conversation à bâtons rompus avec Alain Minc, écrivain, économiste, banquier d’affaires, proche de quasi tous les présidents de la République de ces 30 dernières années.

Alain Minc tutoie la plupart des patrons du Cac 40 et parler avec lui, c’est être certain d’avoir un autre regard sur l’actualité. Le plus souvent, décapant.

TRENDS-TENDANCES. Vous êtes connu pour être de nature optimiste, c’est même votre marque de fabrique. Néanmoins, comment pouvez-vous l’être pour l’Union européenne alors que les manquements sont criants, il n’y a qu’à regarder l’actualité récente?

ALAIN MINC. Vous êtes un journaliste, vous êtes trop collé à l’actualité immédiate, avec le nez dans le guidon. Prenez le cas de nos alliés britanniques, ils ont découvert qu’il était très difficile de quitter l’Union européenne et que le prix à payer n’est pas accessoire. Ce constat est pour moi la démonstration de l’efficacité et de l’utilité de l’Union européenne. S’il est si difficile de quitter l’Union, qu’en sera-t-il si un pays voulait quitter la zone euro? Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce serait encore plus compliqué. L’exemple du Brexit démontre au monde entier que l’Europe ne peut pas être techniquement défaite! Mieux encore, après le marché unique, après l’instauration de l’euro, l’Europe a fait un autre pas: elle a instauré la mutualisation de la dette publique. Or, vous le savez comme moi, les Etats-Unis ne sont devenus ce qu’ils sont qu’après avoir mutualisé leur dette publique.

D’accord avec vous, mais les Allemands sont les premiers à dire que cette mutualisation de la dette est une exception…

C’est ce qu’ils disent officiellement. Mais en cas de nouvelle crise, de type covid, le tabou transgressé hier le serait à nouveau demain ou après-demain. L’Europe est plus forte que jamais, elle a même hérité au fil du temps de nouvelles compétences. Pensez à ce qu’elle a fait pour les vaccins pendant la pandémie.

“Nous sommes dans un monde où l’influence s’est imposée par rapport au pouvoir.”

– Vous avez tendance à chausser des lunettes roses pour lire l’actualité. Mais que penser de l’échec de la politique migratoire européenne?

Ce n’est pas un échec. Là encore, regardez l’attitude de Mme Meloni en Italie. Lorsqu’elle est arrivée au pouvoir, son discours a consisté à dire “laissez-moi faire, je vais gérer moi-même ma politique migratoire”. Le résultat, c’est qu’un an après son élection, elle n’a pas eu d’autre choix que d’aller sur l’île de Lampedusa avec Mme Von der Leyen, la présidente de la Commission européenne. Je sais que le pacte migratoire n’est pas parfait, mais contrairement aux idées reçues, l’Union européenne fonctionne mieux que les Etats-Unis.

– C’est étonnant de vous entendre dire cela. Vous vous souvenez de la phrase mémorable d’Henry Kissinger: “L’Europe, quel numéro de téléphone?”, manière polie de dire qu’à l’inverse des Etats-Unis ou de la Chine, le pouvoir y est morcelé.

Mais ça ne marche plus de la sorte. Nous sommes dans un monde où l’influence s’est imposée par rapport au pouvoir. Quand on disait “à qui téléphoner?”, cela signifiait qu’il faut que quelqu’un ait le pouvoir. Une sorte de décideur final. Mais le monde ne fonctionne plus de cette manière. D’ailleurs, quand vous parlez avec des initiés américains, ils envient le fonctionnement collégial de l’Europe.

– A vous écouter, tout va bien en Europe?

Non, là vous tombez dans la caricature, je suis évidemment bien conscient des énervements ici ou là, et je ne suis pas en train de décrire un paradis. Mais si l’on quitte l’écume de l’actualité immédiate, vos lecteurs se rendront compte que l’Europe a enfin trouvé un grand allié. Et c’est Poutine! N’oublions jamais que le père de l’Union européenne n’est ni Jean Monnet, ni Robert Schuman, mais bien Joseph Staline. L’Europe a démarré avec un ennemi. Hier encore, le demi-ennemi, c’était Donald Trump. N’est-ce pas lui qui a fait comprendre à Mme Merkel que l’Europe devait désormais compter sur elle-même sur le plan de la défense? Et aujourd’hui, notre ennemi, notre fédérateur, c’est Vladimir Poutine. C’est lui aussi qui pousse à l’élargissement de l’Union européenne.

Mais justement, Poutine aura beau jeu de dire que l’Union européenne est en train de l’encercler…

Il se sent encerclé, mais la belle affaire! C’est le grand syndrome de l’encerclement qui date de l’empire soviétique. Il n’y a qu’à regarder une mappemonde, qui encercle qui? Mais c’est la Russie qui encercle le monde. Il ne faut jamais l’oublier. Et même si une bonne partie de leur territoire est vide, c’est une réalité.

“Méfions-nous des discours définitifs, ils sont souvent démentis par l’histoire.”

Revenons à des aspects plus économiques. L’Europe accuse un retard en matière d’intelligence artificielle. Les sociétés actives dans ce secteur sont majoritairement américaines ou chinoises. Ne me dites pas que nous ne sommes pas à la traîne sur un secteur clé pour notre avenir?

D’abord, dire qu’un secteur est clé, ça n’a aucun sens, ça n’existe pas en économie. Pareil discours me rappelle ce que j’entendais lorsque Simon Nora et moi-même avions publié dans les années 1970 le rapport sur l’informatisation de la société. En fait, c’est toujours le même discours qui consiste à surestimer la rapidité du changement et l’ampleur d’une révolution technologique. Méfions-nous des discours définitifs, ils sont souvent démentis par l’histoire.

Et notre dette publique européenne, qu’en faites-vous? Vous la passez aussi par pertes et profits?

Pas du tout. Mais s’il y a un Etat qui croule davantage sous l’effet de sa dette publique, ce sont bien les Etats-Unis. S’ils avaient le taux d’endettement de l’Allemagne, alors oui, l’euro serait terriblement affaibli, mais c’est loin d’être le cas. Regardez d’ailleurs les taux d’intérêt. Un prêt immobilier aux Etats-Unis est rédhibitoire puisqu’il est autour de 7 ou 8%. Chez nous, en France ou en Belgique, le taux est moitié moindre!

Merci d’évoquer les taux d’intérêt: n’est-ce pas un jeu dangereux que joue la BCE en gardant des taux d’intérêt aussi élevés en zone euro? Ne va-t-on pas provoquer une récession que nous avions pu éviter jusqu’à présent?

Nous pouvons débattre à l’infini sur la politique des taux d’intérêt des banques centrales européenne ou américaine. Moi je constate simplement que nous devrions dire merci à nos autorités monétaires. Elles ont très bien réagi en 2008 pendant la crise financière et de manière excellente durant la crise du covid. Je ne pense pas qu’il soit exagéré de dire que si nos gouvernements et nos banques centrales avaient réagi de la même manière en 1930, quelqu’un comme Hitler n’aurait jamais pu prendre le pouvoir!

“La crise immobilière à laquelle nous assistons est fabriquée par la pusillanimité des banquiers.”

Vous semblez minorer l’impact de la hausse des taux d’intérêt, pourtant, l’actualité montre qu’il y a des craquements dans le secteur de l’immobilier et que bien des promoteurs sont en train de boire la tasse.

Le malaise des promoteurs n’est pas imputable à une panique sur les taux d’intérêt mais à une panique sur la distribution de crédits. C’est un problème lié aux banques. Quitte à froisser certains, je dis souvent que banquier est le métier le plus bête du monde. C’est un métier où vous amplifiez tout. Vous amplifiez les périodes de laisser-aller et vous amplifiez les périodes de resserrement des taux d’intérêt.

A vous écouter, les banquiers seraient de grands trouillards?

Exactement. Le resserrement du crédit est né pour partie de la trouille des banques. Les banques ont aujourd’hui des politiques de taux disproportionnées par rapport à la réalité. D’ailleurs, il n’y a qu’à regarder leurs provisions pour le risque: elles sont en baisse. Donc, oui, pour une part, la crise immobilière à laquelle nous assistons est fabriquée par la pusillanimité des banquiers.

Parlons un instant de la transition énergétique. Les citoyens découvrent chaque jour qu’elle va coûter beaucoup d’argent, et que le “vert, c’est cher”. Qui devrait financer, selon vous, cette transition environnementale: les riches comme le préconisent certains économistes ou partis politiques?

La fiscalité sur les riches me fait sourire. Plus précisément, elle me fait penser à ce que mon vieux maître Simon Nora me disait à l’époque: “c’est comme une infirmière, elle donne une petite claque sur la fesse droite au moment où elle pique la fesse gauche”.

Vous êtes comme Colbert, vous pensez qu’il faut taxer les pauvres car ils sont plus nombreux?

Je ne parlais pas des pauvres bien entendu, mais c’est clair que la seule fiscalité efficace, c’est la fiscalité sur la classe moyenne.

Avec le risque d’une révolte sociale, car cette transition énergétique obère le pouvoir d’achat d’une classe moyenne qui est déjà asphyxiée?

Quitte à passer pour un cynique, je dirai que le souci du lendemain va retrouver de la vigueur par rapport au souci de l’éternité. Le climat va devoir attendre. Vos lecteurs vont faire des sauts de cabri en me lisant, mais c’est, hélas, la réalité.

Vous défendez beaucoup l’Europe mais aussi le bilan de Joe Biden: vous semblez même être épaté par ce président américain?

Pour la simple raison que je considère que c’est le meilleur président démocrate depuis Truman. Il suffit de regarder l’incroyable réaction de Biden à l’invasion de l’Ukraine. Alors que Donald Trump disait que l’article 5 du traité de l’Otan ne serait plus automatique, avec Biden, il est redevenu automatique.

“Quand on parle de la Chine, il me semble prudent de dire qu’on ne sait pas, qu’on ne sait rien.”

En Europe, les médias et le grand public semblent apprécier davantage un Obama qu’un Biden…

Les Européens sont comme les journalistes: un beau mec de 50 ans leur paraît plus attirant qu’un octogénaire même si ce dernier est beaucoup plus efficace. C’est, hélas, la règle médiatique actuelle. Mais si je suis un fan de ce président, je pense et espère aussi qu’il retirera sa candidature au dernier moment, car son âge et sa vice-présidente seront autant d’handicaps pour sa réélection.

Exit donc Biden et vive les Républicains?

Absolument pas. Les primaires chez les Démocrates ont toujours dégagé de très bon candidats. Clinton venait de nulle part et il a été élu. Carter venait aussi de nulle part et il a aussi été élu. Et même chose pour Obama. Je fais donc confiance aux Démocrates pour imposer un candidat de valeur face aux Républicains.

La Chine vous étonne-t-elle? Voilà le deuxième moteur de l’économie mondiale qui est en cale sèche. Pourtant, après la sortie de trois ans de politique de “zéro covid”, la plupart des observateurs s’attendaient à une belle reprise économique qui se fait attendre….

Il y a des mystères en Chine. Quand on parle de la Chine, il me semble prudent de dire qu’on ne sait pas, qu’on ne sait rien. Même les Américains qui sont les mieux informés au monde ne savent pas ce qui se passe en ce moment en Chine. Jusqu’au dernier président, les choses étaient claires: l’économie prédominait sur la politique pour autant que le parti communiste n’était pas menacé. Mais le président actuel a chamboulé cette grille de lecture. Il donne l’impression que le politique l’emporte sur l’économie. Sinon comment expliquer les mesures prises par le parti et qui ont fait perdre des centaines de milliards de capitalisation boursière à des sociétés aussi emblématiques qu’Alibaba ou Tencent? Or, l’actuel président est tout sauf un imbécile. Et pourtant il l’a fait. Pourquoi? Personne ne le sait.

– Les CEO de ces entreprises prenaient-ils sans doute trop de place. Après tout, Poutine n’a-t-il pas emprisonné un oligarque qui lui faisait de l’ombre pour montrer aux autres oligarques de se tenir à carreau et démontrer que la politique prédominera toujours le business?

Je n’y crois pas. Ici, vous parlez d’un immense pays capitaliste et pas d’un pays sans capitalisme. Le capitalisme russe est d’une autre nature, c’est un capitalisme de prévaricateurs. Le grand Karl Marx appelait cela l’économie “comprador”. Donc, tout ce que nous pouvons faire, c’est constater, mais personne n’a d’explication plausible. La Chine reste un mystère. C’est un brouillard.

Profil

74 ans.

• Diplômé de l’Ecole des Mines (1971), de Sciences Po (1971) et de l’Ena (1975).

• Inspecteur des Finances puis directeur financier de Saint- Gobain, il devient ensuite n°2 du groupe Carlo de Benedetti. Participe donc à la saga de la Générale de Belgique.

1991: fonde AM Conseil.

1994 à 2008: préside le conseil de surveillance du journal Le Monde.

• Administrateur de nombreuses sociétés

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