Le transport fluvial voit grand
La majorité des entreprises au nord du sillon Sambre et Meuse se trouvent à moins de 10 kilomètres d’une voie navigable. La navigation intérieure offre des possibilités infinies en tant qu’alternative plus écologique au transport routier. Pourtant, jusqu’à présent, le secteur n’a réussi à séduire que peu d’entreprises. Et lui aussi est confronté à la pénurie de main-d’œuvre.
Chaque semaine, la Johanna H navigue entre le port d’Anvers et Jemeppe-sur-Sambre. La péniche de 110 mètres de long transporte du sel industriel, un ingrédient de base de l’eau de javel. Johan Hartmans est batelier indépendant depuis l’âge de 19 ans, comme le furent ses parents et ses grands-parents. “Le travail est devenu beaucoup plus stressant, déclare Johan. Enfant, je vivais avec mes parents sur l’eau. S’ils transportaient du métal à Liège, c’était tout. Mais moi, à peine chargé, je reçois immédiatement un appel pour le job suivant. Pourtant, la navigation intérieure a considérablement diminué. Pour l’instant, nous pouvons encore faire face car les navires sont plus grands et nous pouvons transporter davantage. Mais nous sommes beaucoup moins nombreux qu’il y a 30 ans à être patrons de bateau.”
Les nombres de navires et de bateliers ne sont pas les seuls à avoir diminué. Le personnel aussi. La recherche de marins est de plus en plus difficile. Johan Hartmans travaille avec deux marins, un Tchèque et un Polonais. “Nous devons aller chercher du personnel étranger. Si quelqu’un part, c’est difficile de le remplacer. La navigation intérieure reçoit peu de soutien de la part des gouvernements.”
Pénurie de travailleurs sur l’eau
La guerre des talents fait également rage dans la batellerie. Les exploitants de barges ne parviennent pas à trouver du personnel. Si le métier se transmettait autrefois de père en fils, ce n’est plus le cas depuis un certain temps. Frank Hellebosch, qui enseigne à l’école de batellerie d’Anvers, compte aujourd’hui 14 élèves. Seuls quatre d’entre eux sont issus d’une famille de bateliers. Comme pour les chauffeurs de poids lourds, la majorité des marins viennent des pays de l’Est (République tchèque, Pologne, Roumanie, etc.). “Et pourtant, près de la moitié des postes vacants ne sont toujours pas pourvus”, précise le professeur.
Le secteur recrute même au-delà des frontières européennes. “Depuis peu, il est aussi possible de recruter des Philippins, explique Philippe Govers, du KBV. Mais ce n’est pas encore suffisant. La législation est trop complexe.” Le secteur plaide dès lors en faveur d’un statut spécial pour la navigation intérieure.
La charge de travail a également fortement augmenté. Pour les “terriens”, naviguer jour après jour semble un travail formidable. “C’est ce que j’entends souvent, s’amuse Johan. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Je travaille facilement 18 heures par jour alors que mes grands-parents se contentaient de naviguer et de rédiger une facture sur un coin de table. Naviguer, aujourd’hui, c’est une véritable entreprise soumise à de nombreuses réglementations. Cela implique davantage d’administration, de comptabilité, de planification… Le nombre d’inspections a aussi considérablement augmenté et il faut y être attentif.”
Fin 2022, 176 compagnies de navigation intérieure belges étaient encore actives. Elles emploient quelque 450 personnes, selon les chiffres de l’Institut royal pour le transport par batellerie (ITB). Mais la flotte totale, avec les compagnies étrangères et les bateliers indépendants, compte 1.137 bateaux, pour une capacité totale de plus de 2 millions de tonnes. Au total, 90.033 millions de tonnes de marchandises ont été chargées et 03.987 millions déchargées sur les voies navigables belges l’année dernière, soit une baisse de 4,8% et de 3,88% respectivement par rapport à l’année précédente.
Mais de plus en plus de bateaux naviguent sous pavillon étranger. La pression fiscale sur les bateliers indépendants est élevée. Au cours des 20 dernières années, un certain nombre d’entre eux ont donc immatriculé leurs navires ailleurs pour des raisons fiscales. La plupart des pavillons étrangers actuels ont été enregistrés au Luxembourg, aux Pays-Bas, en France ou en Allemagne.
En pleine mutation
Un camion classique peut transporter au maximum 48 tonnes en Belgique, tandis que les plus grandes péniches peuvent accueillir jusqu’à 4.400 tonnes de marchandises. “Chaque péniche retire donc un nombre important de camions de la route, explique Bart Van Rossen, vice-président de la Fédération belge d’organisateurs de transports fluviaux (FBOTF) et directeur commercial d’une entreprise de transport fluvial. La navigation est excellente et durable car elle peut transporter de gros tonnages sur des longues distances en consommant relativement peu d’énergie.”
Pourtant, de nombreux défis se profilent: l’automatisation et la numérisation, la sécheresse, qui influe sur la navigabilité, et la nécessité de renouveler les infrastructures et verdir la flotte. Ce dernier point en particulier suscite des inquiétudes. Environ 70% des péniches belges ont plus de 20 ans. La plupart d’entre elles naviguent encore au diesel.
“Les nouvelles normes environnementales sèment la panique chez nous, avoue le capitaine Johan Hartmans. Nous devons installer des moteurs plus écologiques, mais il s’agit d’investissements importants. Pour un 1.200 chevaux, on parle de 500.000 euros…”
De plus, il n’y a pas encore de consensus sur le type de carburant vert qui serait utilisé, ajoute Bart Van Rossen: hydrogène, méthanol, ammoniac, moteurs électriques…? “Pour les entrepreneurs, il est important de disposer d’un cadre législatif stable afin de pouvoir prendre les bonnes décisions d’investissement.” Fédérer les différents opérateurs et parler d’une seule voix n’est pas facile non plus.
“Dans le transport routier, il y a une dizaine d’acteurs majeurs, comme Essers ou Van Moer, explique Philippe Govers, du centre flamand des voies navigables KBV. Ils sont responsables d’environ 80% du transport par route. Cela n’existe pas sur l’eau. La plupart des entrepreneurs possèdent un ou deux bateaux.” Le centre milite dès lors pour une meilleure représentation du secteur.
Philippe Govers pointe aussi la densité du réseau belge, particulièrement en Flandre: “80% de nos entreprises sont situées à moins de 10 kilomètres d’une voie navigable”, explique l’expert du centre qui promeut les voies navigables comme moyen de transport alternatif. Car il ne s’agit en effet pas de remplacer bêtement le transport routier. Le fret rapide a toujours sa place sur la route. En revanche, le fret lent, comme les matériaux de construction, peut être transporté par voie d’eau. Ce n’est que pour le dernier kilomètre qu’il faut sans doute encore recourir au camion.
A qui la faute?
La fragmentation du secteur est l’héritage du passé. Les bateliers étaient autrefois des travailleurs indépendants, le plus souvent une famille. Lorsqu’une cargaison était déchargée, le capitaine allait à la bourse fluviale et son nom était inscrit sur le tableau. Quand une nouvelle cargaison se présentait, celui qui avait attendu le plus longtemps était prioritaire. “Ce système présentait de nombreux avantages, notamment la sécurité de revenus pour toutes les familles, explique Frank Hellebosch, directeur général de la société d’affrètement Barging Solutions et directeur de la coopérative de navigation CBO. Cela a pris fin avec le Traité de Rome qui depuis 1998, garantit la libre circulation des biens et services en Europe. Il n’y a plus de bourse fluviale, seulement la loi de l’offre et de la demande.”
La concurrence qui en a découlé a poussé bon nombre de bateliers à quitter la profession, faute de rentabilité. Mais selon Frank Hellebosch, il y a deux autres raisons: les personnes ont été remplacées par des feuilles Excel et les ports ont donné la priorité aux grands porte-conteneurs. “Les compagnies portuaires ne regardent plus que les chiffres sur le papier, sans aucune considération pour le secteur. Les bateliers en ont fait les frais en se lançant dans une guerre des prix qui a fini par avoir la peau de beaucoup. De plus, sur l’eau, les bateaux sont toujours plus grands, pour un espace à terre de plus en plus limité. Les grands porte-conteneurs priment sur tout et la navigation intérieure est reléguée au second plan. C’est un très mauvais choix. La navigation intérieure est au cœur de l’économie portuaire. Sans les bateliers pour acheminer les marchandises plus loin, tout s’arrête.”
Un canal remis en service
En termes d’automatisation et de numérisation, de grands progrès ont été réalisés. Il existe des applications et d’autres logiciels qui facilitent la gestion de la paperasserie et le suivi des cargaisons, ainsi que des projets pilotes visant à gérer les navires de manière autonome. “C’est une bonne évolution, affirme Franck Hellebosch. Ils allègent le travail. Mais il y a encore des points à améliorer, comme mieux gérer l’espace dans les ports, le partage des cargaisons, une meilleure relation client…”
Evidemment, point de vue compétences, en Belgique rien n’est simple: le gouvernement fédéral est responsable de la mobilité et du transport sur les voies navigables, les Régions le sont pour les infrastructures. Et elles ne restent pas inactives. “En Flandre, on a donné la priorité à des travaux d’infrastructure afin que les plus grandes péniches puissent naviguer sur les principales voies, telles que le canal Albert et l’Escaut”, explique Bart Van Rossen, de la FBOTF. Les ponts ont été surélevés, par exemple, pour permettre le transport de conteneurs de plus grande capacité.
La Wallonie n’est pas en reste. Après avoir rehaussé le fameux Pont aux Trous sur l’Escaut à Tournai pour permettre le passage de plus grosses péniches, voilà qu’on remet en service le canal Pommerœul-Condé qui fait la jonction entre le canal Nimy- Blaton et la frontière française pour retrouver le canal Mons-Condé, ce qui fera gagner une demi-journée aux bateliers qui remontent de France vers le nord. Le canal Pommerœul-Condé avait été mis hors service en 1992 pour cause d’ensablement.
Les voies navigables ont beaucoup de potentiel. La chaîne doit être performante, du batelier à l’affréteur en passant par la compagnie maritime et le transporteur.
Il aura fallu un budget de 80 millions d’euros (dont 20% pour préserver la biodiversité) et sept ans de travaux pour rendre ces quelques kilomètres à nouveau navigables, et ce pour des bateaux pouvant transporter jusque 3.000 tonnes. L’entente entre les pays pourrait également être améliorée. “Par exemple, les Pays-Bas ont des mesures de soutien à la navigation différentes des nôtres, explique Bart Van Rossen. Cela crée des conditions de concurrence inégales. C’est pour cela que nous voyons autant d’opérateurs néerlandais sur les canaux belges. Nous devons également clarifier rapidement la question du futur carburant. Enfin, nous devons veiller à ce que la réglementation ne soit pas trop tatillonne afin que le transport fluvial ne soit pas évincé du marché pour cause de surcharge de formalités.”
La solution co-modalité
Reste à convaincre les entreprises belges… “Notre mode de consommation a changé, analyse Bart Van Rossen. Nous voulons commander aujourd’hui et être livrés demain, ce que le transport fluvial ne peut pas faire. D’autre part, il y a le dernier kilomètre jusqu’aux quais de chargement et de déchargement. Les esprits doivent encore mûrir pour comprendre que la co-modalité est la solution, d’autant plus vu la congestion et l’augmentation des coûts de notre réseau routier.”
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C’est précisément là que réside la force de la navigation intérieure. Les routes sont pleines. Les embouteillages sont imprévisibles. Les entreprises doivent chercher d’autres modes de transport. “Mais nous ne devons pas nous contenter de cela, déclare Philippe Govers. J’aspire à ce que notre secteur continue de se professionnaliser et de croître. Les voies navigables ont beaucoup de potentiel. La chaîne doit être performante, du batelier à l’affréteur en passant par la compagnie maritime et le transporteur.”
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