La débâcle du carburant durable pour les avions

Ni Ryanair ni le groupe Lufthansa ne figurent dans le top 10 des compagnies qui mettent en place le plus d’actions pour réduire les émissions de CO2, affirme T&E.​
Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Les compagnies aériennes doivent voler, depuis cette année, avec un kérosène contenant du biocarburant. Elles demandent à revoir ces contraintes en avançant le coût élevé de ces fuels durables et leur disponibilité aléatoire. Ce que contestent les producteurs.

Comme certains constructeurs automobiles, le monde de l’aérien cherche à revoir les obligations environnementales qui le touchent. Depuis cette année, une directive européenne, ReFuelEU, oblige les fournisseurs de carburant à distribuer du kérosène contenant au moins 2% de carburant durable, ou SAF (sustainable aviation fuel), pour tous les vols partant de l’UE.

La directive prévoit une proportion de 6% en 2030, et de 70% en 2050. En outre, elle impose qu’une part minimale de 1,2% de carburant de synthèse, ou e-fuel, fabriqué au départ d’hydrogène produit avec de l’électricité renouvelable, soit incorporée à partir de 2030, pour monter à 35% en 2050.

Pas d’autres solutions que les carburants durables

Les carburants durables sont la seule manière de réduire les émissions des vols. Avec l’achat d’avions de dernière génération dont les émissions peuvent être 15% inférieures à celles d’avions plus anciens. Les projets de vols électriques, avec des batteries ou via la production d’électricité au moyen d’hydrogène, sont lointains et improbables. Les autres solutions consistent à restreindre fortement les vols.

Les avions représentent environ 5% des émissions globales de CO2, un niveau qui pourrait doubler d’ici 2050.

Si l’on en croit les déclarations des compagnies aériennes et des aéroports, de grands efforts sont fournis. Ryanair multiplie les communiqués sur les achats de carburants durables. En janvier dernier, la compagnie Wizzair et l’aéroport de Charleroi conviaient la presse pour parler des vols recourant à ces carburants au départ de Gosselies. Déjà, en janvier 2023, Brussels Airport et Brussels Airlines avaient annoncé la première livraison de carburant SAF via un pipeline de l’Otan.

En coulisse, les transporteurs sont plus réticents. Ils avancent que l’offre est insuffisante et les prix trop chers. Le carburant SAF à base de biocarburant coûte 2,5 fois le prix du kérosène. Les carburants synthétiques, qui ne sont pas encore produits industriellement, pourraient arriver à 10 fois.

“La Commission européenne et les États membres doivent désormais prendre leurs responsabilités : les fournisseurs de carburants ne tiennent pas leurs engagements, écrit l’association A4E. Sans action urgente dans les mois à venir, la crédibilité du mandat sera gravement compromise, et une réévaluation des mandats sera nécessaire.” Soit, en fait, une révision des obligations imposées par la directive ReFuelEU. L’A4E met en avant une étude du Boston Consulting Group qui parle d’un déficit de l’offre à l’horizon 2030 (- 30% pour les SAF, – 45% pour les carburants synthétiques).

Neste regrette la timidité des compagnies

Les fournisseurs de carburants durables parlent plutôt d’une demande insuffisante, qui n’encourage pas à investir. L’an dernier, Shell a ainsi gelé un projet dans une usine qui devait produire 800.000 tonnes de SAF par an, à Rotterdam. Le raffineur finlandais Neste, champion européen des carburants durables, se plaint que la demande soit trop tiède. “La demande volontaire de SAF de la part des compagnies aériennes fixant leurs propres objectifs ou en offrant aux passagers la possibilité de payer plus pour compenser le coût supplémentaire du vol avec SAF ne s’est pas matérialisée en 2024 comme prévu, à l’exception de quelques compagnies”, explique Alexander Kueper, vice-président renewable aviation business. Neste ne réduit pas ses investissements mais traverse une période de restructuration pour devenir plus compétitif.

Les producteurs de carburants durables espéraient que les achats “volontaires” donneraient un coup de pouce à la demande et réduiraient davantage les émissions, car les 2% obligatoires cette année n’ont encore qu’un impact environnemental symbolique.

Les carburants durables sont la seule manière de réduire les émissions des vols, avec l’achat d’avions de dernière génération.

Les illusions des “green fares”

Officiellement, de nombreuses compagnies, comme Brussels Airlines, proposent un “green fare“, un supplément via lequel le passager finance l’achat volontaire de carburant SAF, en plus du minimum réglementaire. Souvent, la majorité de la somme va à une compensation d’émissions par le biais du financement de projets visant à capter du CO2 (notamment par des plantations d’arbres).

“La part de ces achats volontaires de SAF est très modeste. Quand on dissèque les accords annoncés par les compagnies, les volumes ne sont pas là”, confirme Camille Mutrelle, aviation policy officer au sein de l’ONG Transport&Environment.

Même quand une aide publique est fournie, les compagnies ne se précipitent pas forcément. Brussels Airport avait annoncé un petit budget de 1,345 million d’euros, financé par le gouvernement fédéral, pour contribuer à l’achat de carburants durables pour des vols au départ de Bruxelles. “Il n’a pas été entièrement dépensé en 2024, nous continuons à proposer l’aide cette année avec l’argent qui reste”, affirme Ihsane Chioua Lekhli, porte-parole de l’aéroport.

Transport&Environement a établi un classement des compagnies qui prend en compte les actions qu’elles accomplissent pour réduire les émissions de CO2. Ni Ryanair ni le groupe Lufthansa ne figurent dans le top 10. Le groupe le plus “vertueux” est Air France-KLM. “Leurs vols s’opèrent avec 5% de carburant durable sur la base des accords conclus”, relève Camille Mutrelle. Elle précise qu’au sein de la fédération A4E, “Ryanair et Lufthansa figurent parmi les compagnies qui sont les plus demandeuses d’un report des contraintes de la directive ReFuelEU.”

Les passagers payent des surcharges

À court terme, pourtant, les 2% de carburant SAF imposés ne représentent pas un coût énorme. Plusieurs transporteurs font payer une surcharge à leurs passagers. Le groupe Lufthansa, auquel appartient Brussels Airlines, facture, depuis janvier dernier, un supplément de 1 à 72 euros par ticket, selon la destination et la classe, à ne pas confondre avec le supplément “green fare” proposé en option. Air France-KLM facture, depuis 2022, 2 à 24 euros par ticket.

Les compagnies pensent à long terme, quand les obligations seront plus importantes et impacteront davantage le prix du billet. Le carburant constitue généralement une part substantielle des coûts, de 25% à plus de 30%.

Alors, les arguments avancés pour revoir les objectifs se multiplient. Outre le prix, il y a la difficulté à trouver des matières premières pour les biocarburants SAF. Neste, l’un des producteurs les plus importants, dément. “Il existe suffisamment de SAF disponible à l’échelle mondiale pour atteindre l’ensemble des objectifs annuels de ReFuelEU de 2025 à 2029, ainsi que suffisamment de bio-SAF pour respecter l’objectif de 6% de SAF fixé par ReFuelEU en 2030, affirme Alexander Kueper. Par exemple, la capacité de production de SAF de Neste atteindra 1,5 million de tonnes en 2025, ce qui suffirait à respecter l’objectif de 2% de SAF dans l’UE et au Royaume-Uni, estimé à environ 1,1 million de tonnes de SAF par an.”

Il existe suffisamment de SAF disponible à l’échelle mondiale pour atteindre l’ensemble des objectifs annuels de ReFuelEU de 2025 à 2029. – Alexander Kueper

Et Neste n’est pas le seul fournisseur. Il est même mis sous pression par la concurrence chinoise, qui propose des carburants durables moins chers. Une concurrence qui fait reculer les tarifs, sans toutefois rejoindre celui du kérosène.

“Ce qui préoccupe le plus les compagnies aériennes, ce sont les carburants synthétiques, dont l’incorporation sera obligatoire à partir de 2030”, pointe Camille Mutrelle. Leur surcoût, plus élevé que pour le biocarburant, les effraye.

“Le secteur pétrolier est aux abonnés absents”

L’experte de Transport&Environment convient, avec les compagnies aériennes, qu’il y a un souci pour les e-carburant. Qui va les produire ? “Le secteur pétrolier est aux abonnés absents, il porte une lourde responsabilité dans le manque d’investissements, ce sont surtout des start-up qui s’intéressent à ce marché en devenir, ainsi qu’Engie ou EDF”, poursuit Camille Mutrelle.

Pour produire à grande échelle, ces start-up ont besoin de contrats fermes à long terme. Mais les compagnies aériennes n’en signent guère. “Hormis IAG (British Airways), qui a signé des accords d’achat à long terme, et Norwegian. Aucune compagnie ne s’est vraiment engagée”, regrette l’aviation policy officer de T&E. Il est vrai que pour l’achat de carburant, les accords sont plutôt annuels. Les compagnies répugnent à signer des accords à long terme, à 10 ans. Avec un prix fixé, sans savoir si elles bénéficieront de la meilleure technologie.

La Commission européenne est consciente de ce problème d’œuf et de poule et cherche des solutions. Sinon, le secteur risque le même scénario que pour les voitures électriques et les batteries, les Chinois étant très actifs. “Ils ont de gros projets de production de carburants synthétiques dans le cartons”, confirme Camille Mutrelle.

Cela étant, même si des solutions étaient trouvées pour respecter les objectifs de la directive ReFuelEU, son impact resterait limité. La croissance attendue du trafic aérien, de 3,6% par an jusqu’en 2043, selon Airbus, devrait effacer les gains d’émissions qu’apporteraient les obligations d’incorporation de carburants durables, même avec l’achat d’avions dernier cri.

Pour obtenir une véritable réduction des émissions, il faudrait encore augmenter significativement la part des carburants durables, non pas la diminuer, et développer leur production. Les avions peuvent, en effet, voler avec 50% de carburant durable, sans doute davantage d’ici 10 ans…

Les deux catégories de carburants durables

Il y a deux catégories de carburants durables, ou SAF (sustainable aviation fuel), qui peuvent être dilués dans le kérosène des avions pour réduire le bilan carbone des vols.

Les bio-SAF. Ce sont les seuls carburants durables utilisables actuellement. Ils sont généralement produits à base d’huile de cuisson et de déchets d’animaux. La directive ReFuelEU exclut les SAF à base d’huile de palme.
Les e-SAF. Ce sont des carburants synthétiques. Ils sont produits à l’aide d’électricité renouvelable (éoliennes, photovoltaïque), utilisée dans des électrolyseurs qui produisent de l’hydrogène. Ce dernier est transformé en carburant liquide.

L’utilisation de ces carburants produit du CO2, comme le kérosène, mais leur bilan carbone est favorable si l’on tient compte du carbone capté dans le processus. Ainsi pour les bio-SAF, le carbone capté par les plantes à l’origine des huiles de cuisson donne une réduction jusqu’à 80% des émissions de CO2.

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