A San Fransisco, le taxi-robot n’est plus une utopie
Après quelques années d’expérimentation, de tests, d’améliorations, certains véhicules autonomes ont atteint un bon degré de maturité. Voici quelques retours d’expériences et remarques d’experts sur ce nouveau service qui ne fait pas l’unanimité.
La voiture autonome? On avait fini par l’oublier. Hormis Tesla, les constructeurs d’automobiles s’épanchent moins sur le sujet. Depuis le 10 août, celui-ci est pourtant revenu dans l’actualité avec l’autorisation qu’a accordée la California Public Utilities Commission à Waymo (Alphabet) et Cruise (GM) de lancer un service payant de taxis-robots à San Francisco.
Des centaines de voitures sans chauffeur sont désormais autorisées à véhiculer des passagers payants. Après de nombreux essais et sept heures de discussions au sein de la commission en question, la voiture autonome a donc enfin été reconnue et validée.
“C’est un service qui tourne.”
Les opposants sont pourtant nombreux: taxis craignant pour leur travail ou activistes souhaitant moins de voitures dans les rues, même autonomes. Mais les partisans sont aussi légion et ont pour arguments les longs tests pendant lesquels ni Waymo ni Cruise n’ont provoqué d’accident ni fait de victime et l’apparition d’un service supplémentaire de mobilité.
“Ce n’est plus une utopie, mais un service qui tourne”, confirme Jean-François Gaillet, le directeur du centre de recherche de Vias Institute, qui est justement revenu fin août de San Francisco, voyage organisé par l’association des transports intelligents ITS Belgium.
Retour d’expérience
“Nous avons eu l’occasion d’essayer les taxis-robots de Waymo et de Cruise juste après l’autorisation. J’ai partagé quelques vidéos sur LinkedIn. Nous avons roulé sur des routes denses, en ville, et sur des voiries à haute vitesse. Les véhicules autonomes se déplaçaient sans problème et contournaient les véhicules de livraison garés en double file. Nous étions presque arrivés lorsque sur le bord de la route, un chien tenu en laisse par deux piétons a fait un mouvement pour traverser. Le véhicule a directement réagi et évité le chien. Si nous avions été nous-mêmes au volant, nous aurions freiné sec. Mais le taxi-robot a dû savoir grâce à ses capteurs qu’il n’y avait rien derrière lui et il a instantanément et automatiquement contourné l’obstacle”, raconte l’expert de Vias, encore impressionné.
Jean-François Gaillet note toutefois que lors d’un autre essai en situation réelle, le taxi-robot s’est arrêté net après avoir traversé un carrefour parce qu’il avait “vu” à sa gauche un véhicule de pompiers avec ses gyrophares… sauf que le véhicule d’urgence était à l’arrêt. Le taxi-robot a sans doute cru qu’il était en mouvement. “Mais hormis ce détail, la conduite fut tout à fait normale.” Le genre d’incident qui, typiquement, permet d’ailleurs de corriger les logiciels de conduite et qui rend les taxis-robots toujours plus intelligents.
“Nous ne sommes qu’au début de l’histoire des véhicules autonomes”, estime Franck Cazenave, auteur du livre La robomobile: un nouveau droit à la mobilité durable et solidaire. Cet expert français voit en la décision de la commission de San Francisco une validation dont la portée dépasse les Etats-Unis.
“C’est une décision cruciale qui concerne deux des acteurs les plus avancés dans la voiture autonome, Waymo et Cruise. Ils ne devront plus se limiter à rouler la nuit, en test et gratuitement, mais pourront se déplacer 24 h sur 24, sept jours sur sept, sans contrôleur au volant, avec des centaines de véhicules. Nous sommes pour la première fois sur un service à l’échelle, facturé, avec de vraies prestations.”
Waymo et Cruise visent l’Europe
Selon l’expert, San Francisco préfigure ce qui se passera en Europe. “San Francisco n’est pas une ville typique des Etats-Unis avec des rues se croisant toutes à angle droit. Elle est plus proche des cités européennes, avec une géographie compliquée, un port, des rues en cul-de-sac, des avenues très raides. Cela montre ce qui pourrait se faire chez nous.”
Les représentants de Waymo et de Cruise rencontrés par Jean-François Gaillet en Californie n’ont d’ailleurs pas caché leur intention de s’introduire en Europe… L’expert de Vias reste en tout cas impressionné par le niveau d’avancement des deux constructeurs. Leurs véhicules se déplacent avec moins de blocages que les navettes autonomes testées en Belgique par l’institut il y a quelques années, et contournent aisément les obstacles.
“Je m’interroge tout de même sur le comportement de ces voitures par temps de neige, de brouillard, de pluie ou face aux feuilles mortes. Il n’y a en effet pas de neige à San Francisco… J’ai posé la question mais je n’ai pas eu de réponse claire”, tempère Jean-François Gaillet, qui se souvient d’un test de navette autonome à Neder-Over-Heembeek qu’il avait fallu suspendre durant trois semaines pour cause de brouillard.
Cruise et Waymo ont des plans de déploiement partout aux Etats-Unis. “Cruise ambitionne de s’installer dans 100 villes d’ici 2030”, signale Jean- François Gaillet. Et avec New York, des climats plus rudes seront enfin testés. Les taxis-robots pourraient alors plus aisément arriver en Europe. “A San Francisco, il a fallu cinq ans pour passer de la phase test à la phase commerciale. Désormais, cela ira plus vite: il ne leur faudra que trois à quatre semaines pour lancer une nouvelle ville.”
Le marécage du Vieux Continent
Une transposition en Europe prendra cependant pas mal de temps. Le cadre législatif et réglementaire y est plus contraignant. Sur le Vieux Continent, avant toute commercialisation, les automobiles passent par un processus d’homologation valable pour toute l’Union. “Aux Etats-Unis, en revanche, il suffit au constructeur de montrer qu’il a utilisé les meilleurs outils pour concevoir son véhicule, explique Steven Soens, advisor regulatory affaires & technologies à la Febiac, la fédération belge de l’automobile. Mais il a une responsabilité: si un utilisateur démontre, après accident, qu’il y a eu des problèmes de conception, le risque de devoir payer de gros dédommagements est très élevé. En Europe, puisque les véhicules doivent d’abord être homologués, leurs constructeurs sont rarement mis en cause à la suite d’un incident.”
“L’Europe est encore réticente, au moins sur le plan légal.”
Dans l’Union européenne, une directive pour l’homologation d’un véhicule autonome a toutefois déjà été mise au point. “Mais elle comporte des parties vides que la Commission devra remplir après discussions avec des groupes techniques internationaux”, ajoute Steven Soens. Il faudra donc encore attendre quelques années avant une homologation pour des véhicules autonomes à ce niveau.
Outre l’homologation, les règles de conduite (le code de la route) doivent aussi être adaptées. “L’Europe est encore réticente, poursuit Franck Cazenave. Au moins sur le plan légal car la convention de Vienne, qui régit la circulation routière dans le monde, n’autorise pas de conduite autonome sans personne au volant. Il y a donc encore beaucoup de travail. Notons que cette convention ne concerne ni les Etats-Unis, ni la Grande-Bretagne, ni la Chine, qui ne l’ont jamais ratifiée.”
Une modification a néanmoins été apportée à la convention, permettant à chaque pays d’attribuer des autorisations nationales. “Pour le moment, on peut effectuer des tests”, précise Steven Soens. Si Waymo ou Cruise souhaitent venir en Europe, ils pourront donc sans doute se lancer localement dans des tests, mais pas ouvrir de services commerciaux avant longtemps.
Uber cannibalisé?
Une fois la question de l’homologation et des règles de conduite réglées pour l’Europe, les particuliers pourront-ils enfin se déplacer en voiture autonome? Pas sûr. Un service de taxi-robot exige en effet aussi une autorisation d’exploitation, comme pour les taxis en général. A Bruxelles, par exemple, cela relève de la Région… et ce n’est pas gagné d’avance car ce nouveau service pourrait impacter très négativement les emplois des chauffeur de taxis. Hors villes, le robot-taxi pourrait cependant représenter un service que les transports en commun ne peuvent fournir, et à un prix moindre qu’un taxi. “Pas mal de questions se posent”, concède Jean-François Gaillet. Waymo et Cruise semblent toutefois confiants. “Ils nous ont carrément affirmé que le taxi-robot cannibalisera Uber comme Uber avait cannibalisé le business des taxis.”
Les constructeurs automobiles européens, eux, ont plutôt été refroidis par le marécage réglementaire du Vieux Continent. Ce qui donne un avantage clair aux technologies et aux constructeurs américains: Waymo, Cruise, Tesla et des fabricants de puces comme Nvidia ou Qualcomm. Sans parler des Chinois, qui travaillent le sujet. Les Européens ont diminué la voilure, se concentrant sur les aides à la conduite ou, comme Renault, sur un accord avec Waymo qui sera bien utile demain si l’horizon légal s’éclaircit.
“Aucun acteur européen n’a investi autant que Waymo et Cruise dans la conduite autonome.”
Le marché de la conduite autonome, encore théorique, pourrait représenter pas mal d’argent. Mary Barra, CEO de General Motors qui possède Cruise, promet 1 milliard de dollars de recettes en 2025, et 50 milliards de dollars en 2030. Les constructeurs espèrent pouvoir facturer la conduite autonome sur les voitures individuelles. En Grande-Bretagne, Ford propose ainsi une option conduite autonome à 17 livres par mois aux acheteurs de ses voitures électriques Mustang E-Mach. Et Tesla promet de tirer ses marges futures de la conduite autonome quand elle sera totalement autorisée, bien plus que par la simple vente de véhicules.
“A ma connaissance, aucun acteur européen n’a investi autant que Waymo et Cruise dans la conduite autonome. Cruise a investi un peu moins de 10 milliards de dollars”, précise encore Franck Cazenave.
Les cinq niveaux de la conduite autonome
1. Aucune assistance.
2. Assistance à la conduite sous contrôle. Comme le cruise control adaptatif, où la voiture accélère et freine seule sous le contrôle du conducteur qui garde les mains sur le volant, ou le freinage d’urgence. C’est le niveau maximum autorisé dans l’Union européenne.
3. Conduite automatisée conditionnelle. La conduite peut être entièrement confiée à la voiture. Le conducteur est susceptible de reprendre le volant dès que la voiture le lui demande. Ce niveau est possible “nationalement” avec la dernière modification de la convention de Vienne. L’Allemagne l’autorise.
4. Conduite automatisée. C’est le niveau autorisé à San Francisco. Sans pilote, le véhicule roule automatiquement dans des zones définies et se range quand il le faut. L’auto est toutefois équipée d’un volant et d’instruments pour permettre la gestion manuelle du véhicule dans les zones où la conduite autonome n’est pas possible. Pas autorisé en Europe.
5. Véhicule autonome sans aucune commande manuelle. Volant, pédales de frein ou d’accélération ont disparu.
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