A Bucarest, au coeur de l’étonnant phénomène Dacia

Le siège de Dacia à Bucarest: un grand cube argenté inauguré en 2019. © Photos RVA
Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Dacia est un cas d’école dans le secteur automobile: aucun constructeur européen ne parvient à vendre des voitures à bas prix aussi rentables. Cette marque roumaine du groupe Renault cherche à aller plus loin, sans mettre la priorité sur l’électrification.

Le cœur de Dacia bat à Bucarest dans un grand cube blanc et argent posé à l’ouest de la capitale, à deux pas d’un Decathlon et d’un Starbucks. Ce nouveau siège, construit en 2019, voisine un centre où une trentaine de designers esquissent les autos du futur de la marque roumaine. Ils collaborent régulièrement en ligne avec des confrères basés en France au travers d’une “cinematic room” dotée d’un énorme écran mural.

“Dans votre esprit, Dacia est peut-être une voiture roumaine bon marché, peinte par des travailleurs fumant des cigarettes”, plaisante Denis Le Vot, CEO de la marque Dacia, qui a accueilli début juin quelques dizaines de journalistes européens au siège de Bucarest. “Mon travail et mon but est d’effacer des esprits cette image et d’effacer le label low cost pour adopter celui de voiture best value for money.”

Les Gaulois de Roumanie

Depuis son rachat par le groupe Renault en 1999, la marque roumaine a fait du chemin. Son nom renvoie aux Daces, une population locale de l’époque romaine semblable aux Gaulois et à l’identité multiple. La conception des voitures Dacia est partagée entre la Roumanie et la France ; leur fabrication répartie entre une usine à une centaine de kilomètres de Bucarest, à Mioveni, et deux autres sites au Maroc, avec une capacité totale de plus de 700.000 véhicules par an.

A l’origine, Renault avait racheté Dacia pour fournir des voitures aux marchés émergents. Le projet a glissé ensuite vers l’auto à petit prix vendue aussi en Europe occidentale, ce qui a entraîné une inflexion dans l’offre, le design et l’équipement. Et ce qui au départ, constituait une activité plutôt marginale est devenu une pépite pour le groupe Renault.

“Personne ne parvient en Europe à proposer des voitures rentables à un aussi bas prix.”

En volume d’abord: cette année, quand le groupe français vend deux Renault, il vend une Dacia. La marque roumaine continue d’ailleurs à progresser: +34,6% de janvier à mai, contre +12,6% pour Renault (données ACEA). Pendant que la marque Renault mise sur un prix de vente plus élevé par véhicule, Dacia fait du volume.

Avec une part de marché européenne de 4,5%, Dacia a dépassé Ford, Citroën, Fiat et Opel, tout en gagnant de l’argent, ce qui est un exploit dans l’automobile à petit prix. Les dirigeants de Dacia parlent d’une marge “à deux chiffres” alors que le groupe vise globalement une marge brute de 6% pour 2023.

“C’est l’élément le plus différenciant du groupe Renault actuellement, déclare Philippe Houchois, analyste chez Jefferies. Dacia est unique. Personne ne parvient en Europe à proposer des voitures rentables à un aussi bas prix. VW ou Stellantis cherchent comment ils pourraient y apporter une réponse.”

La recette Dacia est la réutilisation de plateformes utilisées par le groupe Renault, la fabrication dans des pays à faible coût de main-d’œuvre. En Roumanie, le salaire moyen de l’usine se situe autour de 1.200 euros par mois. L’usine va se spécialiser dans les SUV (Duster et bientôt Bigster) tandis que le Maroc est centré sur les modèles plus bas de gamme (Sandero, Jogger, etc.).

Dacia est bien partie pour égaler et dépasser le record de 735.000 voitures vendues en 2019. Cette année, jusqu’en mai, la Dacia Sandero est devenue numéro 1 des immatriculations, devant la Tesla Model Y. Les tarifs ont augmenté mais restent modérés. La Sandero se vend à partir de 11.990 euros, le SUV Duster, 17.990 euros.

Dacia propose même une voiture électrique bon marché produite en Chine, la Spring, à partir de 20.990 euros. Le marché de la marque est composé à 80% par la clientèle des particuliers, compliquée à attirer ces derniers mois avec les fortes hausses des tarifs (plus de 20% en deux ans).

“C’est la marque qui intéresse les consommateurs pas trop obsédés par l’automobile, ceux qui achètent habituellement des occasions, dont les tarifs ont notablement augmenté”, note Philippe Houchois. Elle attire aussi de plus en plus, selon Denis Le Vot, des acheteurs de marques généralistes, rebutés par les hausses de prix récentes et qui craquent pour un Duster ou un Jogger doté de l’équipement maximum.

Le CEO estime qu’il y a encore un grand marché à conquérir, en sortant des véhicules de la taille supérieure à ceux produits actuellement, ce que les professionnels du secteur appellent le segment C, celui des VW Golf, des Peugeot 308 (ou 3008) ou des Skoda Octavia. Les Sandero, Jogger et autre Duster relèvent du segment B. Or, le marché du segment C est bien plus vaste et fort rentable. Les crossovers (SUV) de ce segment représentent 2,5 millions de véhicules par an en Europe.

Les écrans radars des managers allemands

C’est aussi une manière de renforcer la marque dans les pays d’Europe du Nord (Allemagne, Grande- Bretagne, pays nordiques) où Dacia a moins de succès car on y préfère les grands modèles. “Nous devons figurer sur l’écran radar des managers allemands pour qu’ils nous prennent sérieusement en considération pour des achats, ce qui suppose un changement d’image, de logo. Il faut que nous devenions plus désirables.”

Pour toucher ces nouveaux marchés, Dacia va sortir dans deux ans le Bigster (nom de code), un SUV un peu plus grand que le Duster, et deux autres modèles plus tard, sans doute une berline et un break. Tous basés sur la même plateforme utilisée par les Sandero et Jogger, la CMF-B du groupe Renault, utilisée notamment par les Renault Clio.

“Il n’y a pas de sièges électriques. Nous trouvons que ce n’est pas nécessaire.”

Le succès de cette stratégie qui pourrait porter Dacia au-delà du million de voitures par an dépend de la perception de la marque. Ses dirigeants espèrent qu’elle pourrait devenir, dans les esprits, une “auto Ikea” qui propose l’essentiel. “Vous ne trouverez, par exemple, pas de sièges électriques, affirme Denis Le Vot. Nous trouvons que ce n’est pas nécessaire, il faut des câbles, cela mange la capacité de la batterie…” Puis, cela alourdit le véhicule.

Cette stratégie ressemble fort, bien que le CEO de Dacia s’en défende, à celle de la marque tchèque Skoda rachetée en 1991 par le groupe VW pour vendre des voitures moins chères que les allemandes et qui est à présent plus rentable que la marque VW avec une image en progrès. “Nous allons sans doute plus loin dans le design to cost”, c’est-à-dire la conception orientée par un objectif de coût. Du reste, la Skoda la moins chère, la Fabia, affiche un prix de départ de 18.785 euros, bien plus élevé que la moins chère des Dacia.

Cette approche est nécessaire. “Au fil des années, Dacia doit un peu monter en gamme car il n’y a pas moyen de toujours trouver des coûts inférieurs”, analyse Philippe Houchois. Il y a un certain parallélisme avec la marque Renault. Le CEO du groupe, Luca de Meo, la pousse à sortir des modèles plus grands et plus chers, et à abandonner des modèles plus petits, déficitaires.

L’électrification la plus tardive possible

Là où les marques cousines Renault et Dacia se différencient nettement, c’est sur le dossier de l’électrification. La marque Renault y va le plus vite possible, veut s’imposer comme une marque électrique qui ne produira plus de voitures à carburant après 2030. Dacia prend son temps. “La question se posera à partir de 2028, quand nous sortirons une nouvelle Sandero, disponible avec une motorisation électrique. Nous prendrons les technologies sur étagère au sein du groupe Renault”, dit Denis Le Vot. Il se défend de bouder l’électrique, puisque Dacia vend déjà la petite Spring avec 230 km d’autonomie, “qui représente environ 12% des ventes, c’est-à-dire le niveau des électriques dans le marché”.

“Qui va payer 45.000 euros pour une voiture électrique en Grèce?”

Le positionnement de Dacia dans la voiture accessible ne permet pas d’aller plus vite. En discutant avec Denis Le Vot, on sent poindre un léger doute. “Qui va payer 45.000 euros pour une voiture électrique en Grèce, ou même dans ma ville en Bretagne (Landivisiau, Ndlr)?”, glisse-t-il. Pour cette raison, il n’envisage pas de voitures électriques avec une autonomie de 600 km et une charge hyper rapide au prix de vente élevé. Et tant que faire se peut, Dacia continuera son chemin le plus longtemps possible avec des moteurs à carburant.

L’usine de Mioveni est spécialisée dans la production des SUV (Duster et, bientôt, Bigster).
L’usine de Mioveni est spécialisée dans la production des SUV (Duster et, bientôt, Bigster). © Photos RVA

Cela peut paraître contradictoire avec l’échéance de 2035 assignée par la Commission européenne, lorsque seules les autos zéro émission pourront être vendues. En clair, les voitures (et les utilitaires légers) devront passer à l’électricité ou à l’hydrogène. Une mesure prise in extremis inclut, dans les véhicules zéro émission, les motorisations thermiques consommant des e-carburants, qui peuvent démontrer un bilan carbone neutre, comme ceux composés d’hydrogène produit avec de l’électricité verte. Mais ce carburant paraît encore bien trop cher aujourd’hui. “On verra… Le prix de ce carburant, produit en grandes quantités, devrait diminuer, relève Denis Le Vot. S’il coûte 3 euros le litre, ce sera bon pour Porsche, s’il coûte 1,5 euro le litre, ce sera bon pour Dacia.”

Et si jamais l’échéance 2035 était reportée

Ainsi, le groupe Renault mène deux stratégies simultanées et contradictoires, entre l’électrification rapide pour Renault, lente pour Dacia. Comme si le groupe français souhaitait être prêt à toutes les éventualités et tous les rebondissements. “C’est prendre en compte le fait que le projet d’électrification en 2035 tel que conçu par l’Union européenne a une probabilité élevée d’échouer ou d’être retardé, ajoute l’analyste Philippe Houchois. Dacia semble suivre cette optique, sinon beaucoup de gens ne pourront plus acheter un véhicule. Il y a aussi un souci au niveau industriel, un impact social.” Premier craquement: un récent rapport de la Cour des comptes européenne (lire ci-dessous) met en lumière les impasses liées à la production de batteries en Europe, laquelle pourrait ne pas suffire pour atteindre l’échéance 2035…

L’objectif 2035 en péril?

La stratégie d’électrification très lente de Dacia pourrait se révéler encore plus payante si l’échéance 2035 pour le passage aux autos zéro émission était revue. Il n’en est pas encore question mais des doutes commencent à poindre. Un récent rapport de la Cour des comptes européenne tire la sonnette d’alarme et estime que l’Europe pourrait perdre la course dans la production de batteries.

Parmi les raisons: une pénurie de certaines matières comme le lithium ou le nickel à partir de 2030, un risque de retard dans la montée en puissance de la production en Europe. “Avec l’augmentation du coût des facteurs de production tels que l’énergie et les matières premières, les batteries, et par conséquent les véhicules électriques, pourraient devenir inabordables pour un grand nombre de propriétaires”, indique le document. Il relève que la Commission ne dispose pas de données suffisamment récentes pour faire le suivi de sa politique dans le domaine. Certaines données remontent à 2016. La Commssion ne dispose même pas de données précises sur la production actuelle de batteries ; elles sont calculées par évaluation.

Sans remise aucune

Parmi les ingrédients permettant d’abaisser les coûts chez Dacia, il y a la distribution. Dès le début, Dacia a été vendue avec des commissions réduites aux concessionnaires, sans remise aucune. C’était plutôt audacieux. Souvent, les concessionnaires vendent à la fois Renault et Dacia. L’arrivée de la marque roumaine augmentait les ventes. Cette approche est maintenue plus que jamais. “Ainsi, si les électriques de Renault se vendent un peu moins, il y a toujours moyen de vendre des Dacia”, explique un cadre du groupe.

Le principe du concessionnaire est maintenu alors que le secteur (Stellantis, BMW, Mercedes) évolue plutôt vers le modèle de l’agent afin de réduire les frais de distribution. Le concessionnaire achète le véhicule pour le revendre, avec commission, au client final. Dans le cas de l’agent, le constructeur vend directement au client final. L’agent joue un rôle de prestataire de service rémunéré pour la livraison notamment, mais ne fixe plus le prix au client. Le groupe Renault estime qu’avec l’expérience Dacia, il parvient au même résultat que le modèle de l’agent.

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