Luc de Brabandere, philosophe d’entreprise, sort un livre-testament: “The Art of Thinking in a Digital World”

Luc De BRABANDERE a à peine publié son 22e ouvrage qu’il planche déjà sur le 23e,
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Luc de Brabandere a dirigé la Bourse de Bruxelles et été associé au BCG. Il est essayiste, enseignant et grand-père de sept petits-enfants, à qui il a dédié son dernier ouvrage : “The Art of Thinking in a Digital World”.

Luc de Brabandere nous a donné rendez-vous dans une brasserie à proximité de la place de l’Odéon, à Paris. C’est le quartier des éditeurs, quartier qu’il connaît bien, lui qui a publié une vingtaine d’ouvrages.

Mais celui qu’il nous montre à présent, le 22e, son dernier-né, est particulier. The Art of Thinking in a Digital World est moins “grand public” (1) : il est rédigé en anglais, il est publié chez Peter Lang, un éditeur suisse académique, et il résume en 200 pages la trace intellectuelle que le philosophe d’entreprise belge voudrait laisser derrière lui.

Cinquante ans de la vie d’un homme

“Ce livre, avoue Luc de Brabandere, est une synthèse de 50 ans de vie professionnelle. D’une certaine manière, ce sont quatre livres en un. C’est à la fois mon autobiographie, mon outil de travail en entreprise, mon cours universitaire et mon testament.” Car le demi-siècle de parcours professionnel de Luc de Brabandere est aussi un parcours intellectuel. “J’ai traversé chronologiquement les trois modes de pensée que je décris dans l’ouvrage : la pensée logique, la pensée créative et la pensée critique.” Alors embarquons-nous pour un demi-siècle de voyage initiatique.

Première étape, la pensée logique. Luc de Brabandere l’a abordée au début de sa carrière. Il effectue à l’UCLouvain des études d’ingénieur en mathématiques appliquées et informatiques. “À l’époque, il n’y avait presque pas d’ordinateurs, et la file pour y accéder était trop longue. J’ai donc appris des concepts.” Au sortir de l’université, au début des années 1970, le jeune ingénieur va intégrer le monde de l’informatique financière, d’abord dans la salle de marchés d’une banque, et ensuite comme directeur de la Bourse de Bruxelles. “Puis, j’ai eu une crise de vie”, poursuit en souriant Luc de Brabandere.

“Dans la banque d’il y a 50 ans, l’homme important était le directeur des crédits, explique-t-il. Nous nous disions que si nous ne devenions pas nous-mêmes directeur des crédits, nous avions raté notre vie.” Puis, brusquement, le modèle a changé. “Le trader est devenu la star. Et le monde a basculé dans l’égoïsme. Parce que finalement, l’homme des crédits pensait dans le temps. Alors que le trader pense dans l’instant. Aujourd’hui, le monde est dans les mains de traders. Donald Trump en est un avant tout. Il n’a pas de projet. Il se lève le matin, il fait un deal, puis va dormir.”

“New box”

Dans ce monde changeant, l’ingénieur ressent donc comme un goût de trop peu, car ce qu’il veut exercer vraiment, c’est sa pensée créative. Il s’y lance en écrivant ses premiers livres et en retournant sur les bancs de l’école. “Je voulais faire des idées mon métier, il fallait réapprendre”, explique-t-il. Il se plonge dans la philosophie pendant neuf ans, entre 44 et 52 ans. Avec cette nouvelle formation en poche, il entre au Boston Consulting Group.

“Mes amis me disaient que la cinquantaine, c’est plutôt l’âge auquel on quitte ce type d’entreprise, pas l’âge où on y rentre ! Mais je me suis présenté au BCG en leur disant : j’ai quelque chose que vous n’avez pas et que vous devriez avoir. Il s’est passé quelque chose d’incroyable : j’ai été plébiscité par les clients.” Luc de Brabandere devient même associé du BCG de 2001 à 2013. Aujourd’hui encore, le lien avec le grand consultant international n’est toujours pas rompu : il reste “fellow” du BCG. Et il a transmis son héritage à une nouvelle génération, qu’il a eu le temps de former.

L’un des concepts que le philosophe d’entreprise apporte dans le monde de la consultance est celui de “new box” : il faut parfois penser dans une “nouvelle boîte”. Attention, cela ne veut pas dire : penser “out of the box“, car “sortir du cadre” n’est pas possible. “Notre cerveau, pour penser, aura toujours besoin d’un cadre, autrement dit d’une boîte, pour comprendre le monde qui nous entoure, souligne Luc de Brabandere. Ce livre est donc aussi un outil de travail : je ne dis pas aux dirigeants quoi penser. Je leur montre comment penser.”

Luc de Brabandere voue une véritable admiration aux entrepreneurs dans l’âme, dont l’exemple type, chez nous, est Fabien Pinckaers, le créateur d’Odoo. “J’ai beaucoup, beaucoup d’admiration et de respect pour ces gens. Ils font du bien”, dit-il.

Que venaient chercher les entreprises chez ce consultant pas comme les autres ? “Il y a eu tous les cas de figure. Certains voulaient se faire aider pour des choses qu’ils ne savaient pas faire, ou qu’ils n’avaient pas le temps de faire, ou qu’ils ne voulaient pas faire. Un jour, un patron d’une grande entreprise est venu nous demander s’il devait ouvrir en Chine. Il n’avait pas dans sa boîte de quoi répondre.”

Beaucoup de missions ont concerné des fusions, ou des fixations de prix pour un produit. “Les questions, en général, sont assez simples. Une entreprise veut lancer une boisson à l’ananas. Est-ce malin ? Et si oui, combien peut-elle la vendre ? Idem pour un nouveau téléphone mobile, ou un nouveau service. Nous avons des modèles pour tout cela, alimentés par de la recherche permanente et beaucoup de statistiques.”

Cartoonbase

La nécessité d’utiliser plusieurs boîtes quand on entreprend, Luc de Brabandere l’a ressentie personnellement en cofondant, en 2000, Cartoonbase. C’est aujourd’hui une firme de conseil spécialisée dans le storytelling visuel, qui repose sur l’idée qu’un bon dessin, voire un bon petit film, vaut mieux que de nombreux PowerPoint.

“Au départ, cependant, je voulais créer une base de données de cartoons, comme il existe des banques de photos. Mais l’idée était mauvaise. J’ai été victime de tous les biais cognitifs que l’on peut avoir quand on crée une entreprise. Toutefois, il y avait une chose : l’idée d’utiliser des images comme support était une bonne idée.”

C’est tellement vrai que ce qui était au départ une agence de communication est en train de muer en conseil en stratégie. Elle ne se contente plus d’illustrer, mais elle est associée de plus en plus au processus stratégique des clients, souligne Thomas Doutrepont, le directeur général de cette société employant désormais 50 personnes à Bruxelles, Paris et Lausanne.

Toujours administrateur de Cartoonbase, Luc de Brabandere pourrait par ailleurs faire partie d’un autre projet entrepreneurial : la reprise de la librairie Filigranes par Mehmet Sandurac, le fondateur des concept stores Mayfair. Ce dernier est, en effet, le beau-fils d’Alain de Brabandere, le frère de Luc. Et il a demandé au duo de l’aider, avec la possibilité d’entrer dans le nouveau conseil d’administration.

Luc de Brabandere pourrait faire partie d’un autre projet entrepreneurial : la reprise de la librairie Filigranes.

L’urgence d’enseigner

Pensée logique, pensée créative… Au fil du temps, le mathématicien-philosophe s’intéresse aussi de plus près à la pensée critique, qu’il définit comme “une vigilance de tous les instants par rapport aux autres et par rapport à soi”. Il en fait des livres – Petite philosophie des arguments fallacieux (Eyrolles) ou, plus récent, Petite philosophie des algorithmes sournois (Eyrolles également) – et surtout, il enseigne depuis 2011. Il a donné cours pendant une dizaine d’années à l’UCLouvain, et il œuvre encore à la Solvay Business School et à l’IMD de Lausanne. “L’une des règles de la pensée est qu’on ne sait pas le faire tout seul, souligne Luc de Brabandere. Une partie de la pensée n’a de sens que dans l’interaction.”

“À l’heure de ChatGPT et de l’intelligence artificielle, enseigner à penser est une urgence”, poursuit celui qui bataille depuis longtemps pour que l’on enseigne les principes de base de la pensée logique et critique aux étudiants du secondaire afin de leur donner des armes pour affronter le monde de demain. Car face à l’intelligence artificielle, les réactions sont loin d’être adéquates. D’abord parce que son explosion a surpris. “On a lâché la bombe avant même de réfléchir à ce qu’on allait faire”, souligne-t-il. Ensuite, parce que “les machines sont devenues si puissantes que les statistiques et les corrélations menacent de remplacer la logique”, avertit-il. Lui qui se dit “bluffé” par les capacités de l’IA est également conscient de ses limites.

IA, une illusion de logique

Une IA n’est pas intelligente. “Elle donne l’illusion d’être logique, mais ne l’est pas.” Elle ne remplacera jamais l’homme. “J’ai mis au début de mon livre deux couvertures de magazine, dit-il. L’une de The Atlantic avec le titre “Est-ce que Google nous rend stupide ?”, et l’autre de Wired qui proclame : “La fin de la science”. Google a, en effet, modifié notre manière de penser. Il nous donne l’accès à une base de données gigantesque. Nous n’avons plus besoin d’effectuer des recherches en profondeur, et notre capacité de concentration se réduit. Quant à la méthode scientifique, elle paraît obsolète face à la formidable capacité de l’IA d’établir des corrélations (chaque fois qu’une pomme se détache d’un arbre, elle tombe) sans toutefois aller chercher la cause derrière l’apparition des phénomènes.

“L’IA donne l’illusion d’être logique, mais ne l’est pas.” – Luc de Brabandere

“Quand il y a du tonnerre, il y a de l’éclair, explique Luc de Brabandere, mais ce n’est pas pour cela que le tonnerre est la cause de l’éclair. Ni l’inverse. Cependant, aujourd’hui, certains croient que l’on peut s’arrêter à cette corrélation, qu’il ne faut plus chercher les causes. Et bien sûr, je ne suis pas d’accord.”

© Olivier Pirard

Papy penseur

Ce 22e livre est à peine sorti de presse que – on ne se refait pas – Luc de Brabandere en a déjà un 23e en tête. “Un livre pour les enfants, sur l’apprentissage de la pensée. Je suis vraiment décidé”, lâche-t-il. Il a déjà contacté des personnes, dont une professeure, pour faire aboutir ce nouveau bouquin. Il est d’autant plus concerné qu’il est aujourd’hui sept fois grand-père.

Et à ses sept petits-enfants, il voudrait léguer au moins une chose : le plaisir de penser. “Je suis convaincu qu’il faut penser davantage, et que la meilleure manière de le faire est de réaliser le plaisir que nous pouvons en retirer. Saint-Augustin disait : libido sciendi (la passion de savoir). Je voudrais leur dire que la pensée est un jeu. Et comme dans tous les jeux, il y a des règles.”

(1) “The Art of Thinking in a Digital World”, Luc de Brabandere, éditeur Peter Lang, 200 p., 41 euros.

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