Les entreprises familiales se lancent à la conquête des marchés émergents

Se lancer sur les marchés émergents, c'est se lancer à la grande exportation. © Getty Images/iStockphoto
Bastien Pechon Journaliste

Dopées par les promesses de pays à forte croissance, beaucoup d’entreprises familiales s’intéressent aux marchés émergents, en particulier les “BRICS”. Mais quels marchés choisir ? Comment se préparer ? Comment s’y exporter ? Une conquête pleine de promesses et de dangers.

Se lancer sur les marchés émergents, en particulier les BRICS (le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud), c’est se lancer à la grande exportation. Une aventure au long cours. “Nous sommes arrivés au Vietnam en 1996, explique Bérengère Ménart, à la tête de la société éponyme, qui fabrique et commercialise des machines pour traiter les déchets organiques. Mais cela a pris une dizaine d’années avant de concrétiser une première affaire. Pour les autres pays, la moyenne est plutôt de trois à quatre ans.” Tout dépend, évidemment, du produit que l’on cherche à exporter, du service que l’on veut proposer, du pays où l’on souhaite s’installer, et des ressources que l’on y investit. Plusieurs types de candidats sont en lice dans cette épopée : certains s’exportent déjà sur les marchés voisins, voire ont même une longue tradition familiale à l’exportation, d’autres sont des néo-exportateurs.

Un premier diagnostic pourrait être réalisé avec les agences d’aide à l’exportation : Flanders Investment & Trade, en Flandre, l’Agence wallonne à l’exportation et aux investissements étrangers (Awex) en Wallonie, et hub.brussels à Bruxelles. Elles conseillent gratuitement les entrepreneurs qui souhaitent s’exporter et jugent avec eux de la faisabilité de leur projet. Ces agences ont tissé un important réseau d’attachés économiques à l’étranger, dont la plupart travaillent pour plusieurs de ces organisations régionales. Ce sont des premiers relais d’informations sur l’état d’un pays, son économie, ses secteurs porteurs, ses barrières tarifaires, sa culture, les attentes de ses consommateurs, etc. Une fois ce premier diagnostic réalisé, les entreprises entrent dans le vif du sujet en réalisant un business plan à l’exportation. Quand on part vers le grand large, il faut en effet penser à tout. Et d’abord au produit ou au service que l’on souhaite exporter.

Quel produit/service ?

Il faut veiller à ce qu’il ait une valeur ajoutée qui soit le fruit d’une technologie qui n’est pas encore maîtrisée par les entreprises locales. Beaucoup de pays vont d’abord chercher à produire eux-mêmes les produits dont ils ont besoin, ou recourir à des produits de substitution, avant de faire appel à des entreprises étrangères. C’est notamment le cas en Russie. Ce qui laisse des opportunités, assure Gérard Seghers, conseiller économique et commercial pour l’Awex et hub.brussels à Moscou : “Ainsi dans l’agriculture, des technologies européennes peuvent trouver aujourd’hui des débouchés intéressants”. Cette valeur ajoutée peut aussi être une certaine touche d’exotisme : proposer de la bière ou du chocolat en Chine, par exemple. Dans ce pays, les produits étrangers sont souvent vus par les consommateurs comme étant de qualité. “Il y a eu plusieurs scandales en Chine sur la sécurité de la chaîne alimentaire ces dernières années. En général, les produits importés sont considérés comme sains, qui ne poseront pas de problème de santé”, explique Mattias Debroyer, attaché économique pour hub.brussels à Shanghai.

Il faut cependant bien analyser les besoins et les goûts des consommateurs, qui peuvent être bien différents de ceux des consommateurs européens. Ce n’est pas parce tel produit ou service a fait un carton en Europe, qu’il sera un succès ailleurs.

Quel marché ?

Cette première analyse permet de cibler les pays où l’on a une chance de percer. Néanmoins, il faut souvent revoir son échelle.

Surtout lorsque l’on s’attaque au marché chinois ou indien. “Il faut voir la Chine plutôt comme un continent”, analyse Mattias Debroyer. Il y a beaucoup de disparités entre les zones urbaines et les campagnes, voire entre les mégapoles et les villes de taille moyenne. Même constat pour l’Inde. “Il y a 29 Etats, explique Jean-François Aernouts, attaché économique pour hub.brussels à Chennai. Ils ont tous des gouvernements, des règles, des langues, des cultures différentes.” Les consommateurs n’ont donc pas les mêmes attentes d’un endroit à l’autre. Dans les grandes villes chinoises, telles que Pékin ou Shanghai, les citoyens recherchent plutôt des produits de luxe. Plus familiers des produits étrangers, ils sont également plus exigeants sur l’innovation et la qualité que leurs compatriotes vivant dans de plus petites villes. Il est donc nécessaire d’y investir davantage dans le marketing. “Les moyens financiers sont beaucoup plus importants dans les grandes villes”, ajoute Mattias Debroyer. Il existe donc une multitude de marchés, mais aussi des publics bien différents. Selon l’attaché économique, les millennials (personnes nées entre 1981 et 1996) sont beaucoup plus exigeants par rapport à l’innovation du produit ou son temps de livraison. Une génération curieuse, qui aime tester de nouvelles choses.

Identifier les secteurs porteurs

En analysant la plus-value de son produit et de son service, en prospectant de possibles marchés, le candidat à l’exportation identifie aussi les secteurs porteurs dans les pays

cibles. En Chine, il y aurait pas mal d’opportunités à saisir dans le secteur food & beverage, notamment grâce à la croissance des moyens financiers des consommateurs et à la bonne réputation des produits importés. Un secteur qui devrait rester en croissance dans les prochaines années, selon Mattias Debroyer. Il y aurait aussi des possibilités d’exportation dans le secteur de la santé. Un secteur porteur également en Inde. “Certains produits pharmaceutiques fonctionnent très bien, car les Indiens n’ont pas encore la technologie pour les produire”, explique Jean-François Aernouts, attaché économique à Chennai. Il est également intéressant de trouver une niche dans ces secteurs. En Turquie par exemple, dans le domaine de la santé, beaucoup de touristes visitent le pays pour ses monuments et son histoire, mais également pour ses opérations de chirurgie esthétique. “Pour les implants de cheveux, Istanbul est un vrai hub”, confirme Ann-Véronique Mortier, attachée économique pour hub.brussels à Istanbul.

Il faut cependant garder à l’esprit que certains produits ou services nécessitent des autorisations avant d’être exportés. Notamment lorsque le pays fait l’objet de sanctions économiques, comme en Russie. “Certains biens et services peuvent être utilisés dans le domaine civil, mais aussi dans le domaine militaire. Dans le secteur aéronautique, par exemple, explique Gérard Seghers, attaché économique basé à Moscou. Il faudra demander aux autorités régionales belges compétentes une licence pour pouvoir exporter ces produits et ces services.”

Chocs culturels

Il est également indispensable de prendre le temps de se familiariser avec la culture locale. Et dans le monde des affaires, les chocs culturels peuvent être importants. Notamment en Inde. “C’est une société très individualiste. Ils sont très fiers, très patriotiques, commence Jean-François Aernouts. Malheureusement, ils ont tendance à dire ‘oui’ même s’ils ne peuvent pas tenir leurs engagements, et vous ne vous en rendrez même pas compte.” Pour l’attaché économique en poste à Chennai, cette tendance vient de leur éducation. A l’école, leurs professeurs leur apprennent à ne pas dire “non”. “Dire ‘non’, c’est perdre la face”, ajoute-t-il. Par exemple, à la question : “Avez-vous du chocolat ?”, s’il n’en possède pas, un Indien répondra plutôt : “Je peux te proposer un caramel”. Des relations de confiance mettent donc beaucoup de temps à s’installer, car il faut souvent apprendre à démêler le vrai de l’omission, voire du faux.

Autre exemple. “Un représentant d’entreprise belge vient signer un contrat, raconte Jean-François Aernouts. A la réunion, personne ne se présente. En fait, la date choisie n’était pas en adéquation avec l’astrologie de son interlocuteur indien. Il n’a pas osé le lui dire (pour ne pas perdre la face, Ndlr). Si vous comprenez qu’il y a des bons et des mauvais jours pour les Indiens, vous planifiez un nouveau rendez-vous en lui demandant les dates qu’il souhaite.” Pour terminer, rappelons que les castes ont toujours une très grande importance dans la société indienne.

Quelle voie choisir ?

Un premier contact avec le marché ciblé pourrait se faire via une des actions collectives organisées par les agences d’aide à l’exportation. “Nous avons différents types d’actions collectives, explique Bénédicte Wilders, directrice-coordinatrice de l’accompagnement à l’internationalisation de hub.brussels. Les missions à l’étranger, qui parfois peuvent être multisectorielles ou plus ciblées ; l’invitation d’acheteurs étrangers ; les foires et les séminaires d’informations.” Une bonne manière d’évaluer les opportunités du marché, tester son produit, réseauter, voire rencontrer de futurs partenaires, distributeurs ou associés.

Car arrivé à ce stade de la préparation, il va bien falloir se jeter à l’eau. Mais comment procéder ? Plusieurs combinaisons sont possibles. Une première stratégie consiste à exporter ses produits depuis la Belgique en faisant appel à des distributeurs ou à des agents locaux. C’est la stratégie qu’a adoptée l’entreprise Ménart (lire l’encadré “Un agent pour décoder la culture locale”). Seconde option : exporter ses produits grâce à des partenaires européens comme la Maison Vervloet (lire l’encadré “Dans les valises d’architectes européens”). Une troisième voie serait de s’installer sur place et de créer une filiale en étant l’unique propriétaire. Dernière stratégie : créer une joint-venture avec un partenaire local. Deux pistes explorées par l’entreprise bruxelloise Isolants Victor Hallet.

Bastien Pechon

Ménart : Un agent pour décoder la culture locale

Les entreprises familiales se lancent à la conquête des marchés émergents
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Fondée en 1961, Ménart s’est peu à peu spécialisée dans la fabrication et la vente de machines capables de trier et de traiter les déchets organiques : des broyeurs, des tamis, des retourneurs, des lignes de tri, etc. Des machines utilisées par des entreprises agroalimentaires, agricoles, de tri des déchets, des municipalités, etc. Basée à Dour et près de Valenciennes, l’entreprise wallonne emploie une quarantaine de personnes en Belgique et en France.

Bérengère Ménart représente la quatrième génération de l’entreprise familiale. Son père, Jean-Claude Ménart, se lance d’abord dans les pays voisins dans les années 1980 : en France, aux Pays-Bas et en Angleterre. Il s’attaque ensuite à la grande exportation en se lançant au Québec, au Vietnam, et en Tunisie dans les années 1990. Au début, la conquête de nouveaux marchés s’enclenchait au gré des opportunités, comme à l’occasion d’une rencontre de personnes originaires de ces pays. Ensuite, une véritable stratégie s’est mise en place.

Aujourd’hui, la PME est présente dans plus de 40 pays à travers le monde. Elle réalise 6 millions d’euros de chiffre d’affaires par an, dont plus de 85 % sont réalisés grâce à l’exportation de ses machines. Hormis un site de production en joint-venture avec un partenaire québécois pendant quelques années, l’entreprise familiale n’exporte plus aujourd’hui que depuis la Belgique ou son site de Petite-Forêt, près de Valenciennes. Elle fait appel à des agents locaux pour vendre ses machines à l’étranger. Cela permet à l’entreprise d’avoir une présence continue dans le pays, de prospecter de nouveaux clients, et d’avoir quelqu’un qui connaît la langue et la culture locale. “C’est un agent indépendant, soit une personne physique ou une société, indique Bérengère Ménart. Il est payé par une commission sur les ventes.”

L’entreprise doit néanmoins avancer les frais de transport si cet agent a besoin de se déplacer dans le pays à la recherche de nouveaux clients. Le risque que la situation dérape reste donc limité.

Maison Vervloet : Dans les valises d’architectes européens

Les entreprises familiales se lancent à la conquête des marchés émergents
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Des centaines de poignées de porte et de fenêtre sont accrochées sur des dizaines de parois. Un labyrinthe hétéroclite où sont présentées des pièces d’un style très “Versailles” jusqu’à un design très contemporain. Installé à Molenbeek-Saint-Jean, le show-room de la Maison Vervloet est situé au premier étage du bâtiment qui abrite l’entreprise fondée en 1905. L’atelier se trouve au rez-de-chaussée. Isabelle

Hamburger, arrière-petite-fille du fondateur, nous sert de guide. Nous passons tour à tour par toutes les étapes de fabrication : de la réception des pièces déjà coulées, en passant par le limage, jusqu’à la vérification des poignées avant expédition. Une étape attire notre attention.

Fabriquées essentiellement en laiton, certaines poignées sont plongées dans un bain de sel d’or, puis séchées avant d’être polies.

Dans les années 1970, son père, Louis Hamburger commence à exporter ses produits en Arabie saoudite, en Iran, en Turquie et aux Etats-Unis. Aujourd’hui, Maison Vervloet suit une stratégie similaire à celle de l’entreprise Ménart : elle exporte sa production depuis Bruxelles notamment via un réseau de distributeurs locaux. Même si ce n’est pas toujours simple. “Cela tournait bien, mais beaucoup de distributeurs ne sont pas passés à la génération suivante. Nous les avons donc perdus, raconte Isabelle Hamburger. Aujourd’hui, nous sommes à la recherche de nouveaux distributeurs pour réactiver ce réseau. C’est le challenge de 2018 et de 2019.”

A côté de ce réseau de distributeurs, l’entreprise exporte aussi une grande partie de ses poignées de porte grâce à des prestataires de projets immobiliers. Surtout pour des pièces plus premium. “Nous exportons souvent grâce aux constructeurs, aux architectes, aux décorateurs et aux menuisiers”, explique Isabelle Hamburger. Des prestataires qui sont souvent basés à Paris ou à Londres. Grâce à ses clients européens, l’artisan bruxellois a déjà développé quelques projets en Chine sans passer par des interlocuteurs locaux. Et espère bien y ouvrir d’autres portes.

Isolants Victor Hallet : De la filiale à la joint-venture

Vincent, Pierre et Sébastien Hallet.
Vincent, Pierre et Sébastien Hallet.© –

Un imposant bras articulé jaune pivote, s’abaisse, et choisit une petite scie circulaire dans la grande caisse à outils posée à côté de lui. Après l’avoir fixé, il reprend ensuite sa position vers une des tables de travail où est posée une pièce à usiner. Une fois le robot à l’arrêt, Pierre Hallet et ses deux fils, Vincent et Sébastien, entrent dans sa cage. Ils représentent la troisième et la quatrième génération de cette entreprise fondée en 1934 par Victor Hallet.

Dans l’atelier, d’autres machines à commandes numériques de taille et de look différents façonnent, elles aussi, des matériaux composites pour en faire des isolants. Ces pièces sont notamment utilisées dans des transformateurs ou des onduleurs électriques. Bien que résistantes à la chaleur, elles ont comme principale fonction d’être de bons isolants électriques. Elles sont également utilisées dans des moteurs de trains et de trams.

Le groupe Alstom, qui détient notamment un site de production à Charleroi, est un des principaux clients des Isolants Victor Hallet.

En 1996, Pierre Hallet se rend en Chine pour aller chercher des matières premières. Ce n’est pas la première fois que la PME prospecte à l’étranger. Cependant, c’est bien la première fois qu’elle s’aventure aussi loin. C’est le début d’une longue succession de voyages. La demande pour des pièces usinées de plus en plus complexes augmente. “Nous avons de plus en plus de commandes, raconte-t-il. A l’atelier, nous avons dû mettre en place une équipe de nuit”, raconte-t-il. Leurs locaux de Berchem-Sainte-Agathe deviennent trop petits pour faire face à cette demande. Il recherche donc de plus en plus à faire fabriquer ces pièces en Chine. D’autant qu’Alstom, son principal client, accentue sa présence dans le pays.

Pierre Hallet décide donc de construire un second atelier à Shanghai en 2003. “Cette année-là, nous pouvions créer des WFOE (wholly foreign owned enterprises), des sociétés qui sont à 100 % aux mains de capitaux étrangers.” Notons au passage qu’aujourd’hui, un certain nombre de secteurs doivent obligatoirement faire l’objet d’une joint-venture avec un partenaire chinois. Notamment pour les secteurs des transports ou de l’énergie.

“Mon idée était d’usiner les plaques achetées en Chine et ainsi soulager mon atelier en Belgique”, poursuit Pierre Hallet. D’abord pour le marché européen, puis le marché chinois, qui explose les années suivantes.

L’entreprise obtient des commandes non seulement d’Alstom, mais également du suisse ABB et de l’américain General Electric, qui se développent peu à peu en Chine. Puis, progressivement, ses fournisseurs chinois diversifient leurs activités et installent des machines dédiées à l’usinage de telles pièces. Le carnet de commandes de la filiale belge diminue peu à peu. “Les Chinois veulent acheter aux Chinois”, affirme Pierre Hallet. Le temps était donc compté avant que ces concurrents locaux n’envahissent le marché. La filiale est finalement vendue en 2015.

Mais la PME bruxelloise n’en n’a pas fini avec les marchés émergents. Alstom possède aussi un atelier d’assemblage à Coimbatore, en Inde. Et il en est à 100 % propriétaire. Le groupe a donc l’intention d’y développer ses dernières technologies, pour lesquelles Isolants Victor Hallet fournit des pièces. Alstom a l’intention de les acheter directement en Inde. Pour faire face à cette demande, Pierre Hallet a créé une joint-venture avec son fournisseur indien, qu’il connaît depuis 2011. “Un père et son fils. Une entreprise familiale, comme la mienne”, raconte-t-il. En 2017, les deux associés créent donc Isolants Victor Hallet Inde, une société dont chacun détient 50 %. D’ici 2019, après avoir upgradé son atelier, son fournisseur se chargera d’usiner les pièces pour le compte de cette joint-venture.

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