Le whisky japonais détrône le whisky écossais

Jesse Den Dulk, barman du Jigger's à Gand.

Cette année, les producteurs écossais de whisky ont été extrêmement déçus de se voir ravir le titre de ” Distillerie de l’Année ” par un Japonais. Les barmen Jesse Den Dulk et Stanislav Vadrna dévoilent ici quelques secrets du whisky Nikka et, plus largement des whiskys japonais.

Voici quinze ans, le Yoichi 10 Years Old de Nikka ravissait aux whiskys écossais la première place dans le monde. Ce pur malt fut en effet sacré Best of the Best lors des Whisky Magazine Awards 2001 – un trophée jusqu’alors remporté haut la main par les Ecossais. Ces trois dernières années, ceux-ci ont aussi dû s’incliner devant les producteurs japonais lors de l’International Spirits Challenge, le titre de ” Distillerie de l’Année ” ayant à chaque fois été remporté par une enseigne japonaise – en 2015, c’est le whisky Nikka qui succède au Suntory, son plus grand concurrent. Ces honneurs ont provoqué un séisme dans l’univers du whisky. Et les connaisseurs qui ne prenaient guère le breuvage japonais au sérieux, ne cessent à présent d’en redemander.

Cette année, Trends Style siégeait dans le jury de la finale belge du Perfect Serve, le concours annuel de Nikka dans lequel les meilleurs barmen s’alignent pour une place dans la finale européenne. Le gagnant et le 2e classé s’envoleront vers le Japon où ils seront admis dans les distilleries de Nikka et dans le monde des bars à cocktails japonais.

Les whiskys japonais sont plus raffinés, plus complexes et plus multicouches que n’importe quel autre whisky.

Ce statut de membre du jury a permis de mieux découvrir l’univers de Nikka et, par extension, celui du whisky japonais, notamment grâce à deux experts en la matière : Jesse Den Dulk, barman du bar à cocktails gantois Jigger’s et lauréat de l’édition 2013 du Perfect Serve européen, et Stanislav Vadrna, Global Ambassador de Nikka et l’un des premiers barmen occidentaux à avoir introduit en Europe les techniques en vigueur dans les bars nippons. Deux tempéraments de prime abord très différents – l’eau pour l’un, le feu pour l’autre. Le premier incarne le stéréotype du barman japonais : modeste, passionné par son métier, professionnel de talent travaillant sans fioritures. En revanche, le second occupe tout l’espace par sa personnalité et son charisme, ses apparences soignées mais nonchalantes, son style débraillé mais classieux. Ce qui les réunit ? La passion du whisky et le travail de bar. Et une fascination pour la manière dont ces deux éléments sont vécus au Japon.

Stanislav Vadrna, Global Ambassador de Nikka Whisky.
Stanislav Vadrna, Global Ambassador de Nikka Whisky.

Jesse Den Dulk : ” Les whiskys japonais sont plus raffinés, plus complexes et bien plus multicouches que les autres. Les Japonais ressentent le besoin de briller. Cela s’observe dans tous les aspects de la société nippone. Les rues sont impeccables, les transports en commun fonctionnent parfaitement, et la technique et la présentation des barmen sont soignées jusque dans le moindre détail, policées après plusieurs années de formation. La gastronomie japonaise est probablement la meilleure au monde et, le whisky devant s’y accorder, les Japonais le soignent particulièrement. “

A cela, Stan Vadrna entend ajouter le raffinement qu’il a cherché et trouvé dans l’amour japonais. ” La façon dont les femmes japonaises abordent l’amour est magistrale. Ma première expérience amoureuse avec une Japonaise m’a fait découvrir des choses que je n’avais jamais connues avec une Européenne. Ni avec une Américaine ou une Africaine, du reste. Jamais. Elles jouissent de chaque partie du corps masculin, se laissent guider par leur intuition, les odeurs, tous leurs sens. J’en ai été sidéré (rires). ”

Dans les années 1920, les Japonais ont copié les modes de production écossais

Les whiskys écossais et japonais présentent davantage de points communs que de divergences. Dans les années 1920, les Japonais ont copié les modes de production écossais. Après quoi, ils ont produit leurs propres whiskys, calqués avec précision sur les originaux. Jesse Den Dulk : ” Mais il y a deux points sur lesquels les méthodes des uns et des autres diffèrent. En premier lieu, les producteurs japonais veulent tout faire eux-mêmes – la levure, les fûts dans lesquels les whiskys sont mis à mûrir, et les malts avec lesquels sont réalisés les mélanges. Tout est fait maison. Conséquence : le Japon compte davantage de whiskys remarquables et uniques. Ses producteurs s’attardent aux moindres détails et investissent tant d’amour-propre dans le travail qu’ils ne consentiraient jamais à faire des concessions pour pouvoir produire plus. L’Ecosse a perdu de cette valeur. On n’y compte plus que deux ou trois entreprises fabriquant le malt pour l’ensemble de l’industrie, et on assiste dès lors à un plus grand nivellement. “

La seconde différence réside dans les échanges de whiskys et de fûts lors de la confection des mélanges. ” En Ecosse, il est d’usage que diverses distilleries – Bruichladdich, Mortlach et Dalmore – échangent leurs malts et leurs fûts, alors qu’un mélange de malts Yamasaki et Yoichi serait impensable. Au Japon, chaque distillerie mène ses propres expériences, avec des tailles et des formes d’alambics différentes. Et joue sur la maturation dans des fûts de diverses essences de bois, donnant ainsi lieu à une série de profils gustatifs distincts. “

Le whisky japonais détrône le whisky écossais

Mais il existe aussi de grandes différences en termes de goûts : un pur malt écossais se doit avant tout d’avoir un goût puissant, alors que les whiskys japonais présentent des textures et des profils plus subtils. Les consommateurs japonais ajoutent presque toujours de l’eau à leur pur malt pour le boire en accompagnement d’un mets. Il s’agit alors d’un whisky mizuwari – ‘mélangé avec de l’eau’. Ni Stan Vadrna ni Jesse Den Dulk n’en sont friands. Stan Vadrna : ” De nombreux barmen européens pensent qu’il est simple de préparer un mizu-wari. Mais ils se trompent. Des années d’expérimentation sont nécessaires pour parvenir à obtenir un mélange de whisky et de glace qui soit davantage que la somme de ses composants. Il s’agit aussi d’un rituel : il faut utiliser le bon verre, de la belle glace, et remuer correctement le tout. Les Japonais recherchent la beauté dans chaque détail. ”

MOINS DE SNOBISME

Selon Jesse Den Dulk qui, cette année, a été durant deux semaines barman dans le célèbre bar à cocktails Trench à Tokyo, il existe au Japon moins de snobisme autour des spiritueux qu’en Europe. ” Ici, c’est le pur malt qui est roi, non le blendedwhisky. Et beaucoup ignorent que leur pur malt favori est en fait un mélange : ainsi, le whisky le plus jeune utilisé dans un Talisker 10 Years compte dix ans d’âge, mais on y a ajouté de plus vieux Talisker pour obtenir une constance dans le profil. “

Au Japon, il paraît moins grave aussi de produire des whiskys sans age statement. Jesse Den Dulk : ” Ainsi, le Nikka From The Barrel qui atteindra 30 ans cette année offre un goût magnifique – sa saveur intrinsèque authentique – mais il s’agit en réalité d’un mélange. Dans une distillerie, le master blender jouit d’un prestige bien plus grand que le master distiller, car au final, c’est lui qui détermine ce qui se trouvera dans la bouteille. “

Le nombre de bars à Tokyo est estimé à 300.000. Ils sont souvent cachés dans des immeubles de bureaux anonymes ou en sous-sol, au bout de ruelles douteuses.

Et dans cet univers japonais – tant adulé par les spécialistes occidentaux des cocktails – de cuillères à remuer brillantes et de glace impeccablement découpée, il existe moins de fétichisme de la bouteille qu’ici. ” L’arrière-bar regorge de marques réputées. Au Tender – l’un des meilleurs bars de Tokyo -, un White Lady se prépare avec un simple Gordon’s et on utilise le Malibu, un produit méprisé ici. Alors qu’en Europe, on est sans cesse en quête de nouveaux produits – il sort chaque semaine cinq nouveaux gins -, les Japonais mettent l’accent ailleurs, montrant qu’il est possible de réaliser d’excellents cocktails à base d’alcools dépréciés ici. “

Le nombre de bars à Tokyo est estimé à 300.000. Ils sont souvent cachés dans des immeubles de bureaux anonymes ou en sous-sol, au bout de ruelles douteuses. Le speak-easy moyen compte cinq à dix tabourets autour du bar. La lumière y est tamisée, la musique, douce et il n’y a pas de carte des boissons. L’accent est mis sur la personnalisation du service, et la plupart des clients demandent un cocktail omakase – ‘je m’en remets à vous, préparez-moi ce que vous aurez choisi’.

La distillerie Nikka à Yoichi.
La distillerie Nikka à Yoichi.

Jesse Den Dulk : ” La manière de travailler des barmen japonais est difficile à décrire. On est loin de ce à quoi les Européens sont habitués. Pourtant, les boissons sont assez basiques et ne diffèrent guère d’un bar à l’autre. ” Mais il existe une différence de hiérarchie. ” Formé par un maître, un barman devra souvent attendre trois ans avant de pouvoir préparer un cocktail. L’élève doit d’abord se former à l’accueil, à la manière d’approcher le client. “

Chaque barman possède sa manière propre de secouer et de remuer un cocktail, et utilise son propre matériel. Les barmen japonais sont aussi passés maîtres dans la coupe des glaçons en cubes, en diamants ou en boules, à l’aide de couteaux (à sushi) tranchants. Les fournisseurs de glace laissent geler l’eau lentement durant deux jours afin qu’elle soit bien dure et égale.

Stan Vadrna : ” Lorsque Facebook et Instagram n’existaient pas, les bars recelaient un certain mystère. C’est ce qui m’a incité à partir à leur découverte et donc à travailler dur pour épargner et voyager. Aujourd’hui, les barmen européens et américains font étalage de leurs recettes. Il leur manque l’un des ingrédients majeurs d’un bon bar : le mystère. Les Japonais ont su le préserver. D’où notre désir d’explorer leur univers mixologique. ”

TEXTE DIETER MOEYAERT

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