Le spectre de la Standard Oil plane sur la Silicon Valley

Le siège de la Standard Oil à New York tel qu'il apparaissait dans une publicité de 1886. © BELGA IMAGE

Depuis les élections de 2016, la taille des géants de la tech, perçue comme une menace pour la démocratie américaine, est devenue un enjeu politique majeur.

“Dans une entreprise aussi grande que la nôtre, il y a forcément des choses qui se produisent sans notre approbation. Nous les corrigeons dès que nous en avons connaissance. ” Mark Zuckerberg ? Non, John D. Rockefeller, le fondateur de la Standard Oil, l’empire industriel le plus puissant jamais créé aux Etats-Unis.

A la tête de 90 % du raffinage, du transport, du commerce et de la distribution de pétrole, celle-ci était admirée pour sa technologie innovante et sa stratégie commerciale, et redoutée pour sa capacité à racheter ses concurrents, à faire plier ses fournisseurs et à conserver ses parts de marché en écrasant les prix. John D. Rockefeller a toujours nié avoir enfanté un monopole – il était convaincu d’agir pour le bien de l’humanité puisqu’il éclairait le monde avec son pétrole bon marché. Jusqu’à ce qu’en 1911, l’administration de Teddy Roosevelt ne fasse éclater ” la pieuvre “, en s’appuyant sur le fameux Sherman Antitrust Act. Un texte récemment exhumé par certains élus à Washington, pour qui, plus de 100 ans après la Standard Oil, le spectre du monstre tentaculaire est de retour.

La taille de ces nouveaux titans, incapables de répondre aux inquiétudes des élus après les élections, est devenue un enjeu politique, voire une menace pour la démocratie.

Super monopoles

” Google, Facebook et Amazon sont devenus de super monopoles, alertait récemment l’investisseur Roger McNamee, actionnaire de la première heure de Facebook. Ils ont atteint une puissance proche de celle de la Standard Oil il y a plus de 100 ans. A ceci près qu’ils ont une empreinte mondiale et non plus nationale. ”

Difficile de nier la domination exercée par ces GAFA, FANG (Facebook, Amazon, Netflix, Google) ou Frightful Five, entre autres surnoms. Google régit 89 % du marché des moteurs de recherche, 95 % des jeunes adultes américains utilisent Facebook, et 45 % des ventes en ligne aux Etats-Unis ont lieu via Amazon. Google et Facebook absorbent 63 % des publicités sur Internet tandis que Google et Apple équipent 99 % des téléphones portables. Ils figurent parmi les plus grosses capitalisations boursières de la planète : Google, Facebook, Amazon et Apple pèsent, à eux quatre, près de 3.000 milliards de dollars.

Contrairement aux pouvoirs publics européens, qui les ont toujours vus comme des multinationales cherchant à échapper à l’impôt et à s’immiscer dans la vie privée de leurs utilisateurs, aucun élu américain, aucun régulateur ne s’est jusqu’ici hasardé à entraver ces porte-drapeaux de la puissance nationale. Mais depuis les élections de 2016, le vent a tourné. Aux yeux d’une partie de la classe politique, Menlo Park est le Wall Street du 21e siècle. La taille de ces nouveaux titans, incapables de répondre aux inquiétudes des élus après les élections, est devenue un enjeu politique, voire une menace pour la démocratie. ” Si vous n’agissez pas, c’est nous qui le ferons “, a prévenu la sénatrice démocrate de Californie Dianne Feinstein, face aux représentants de Facebook et Google à l’automne dernier.

Pratiques anticoncurrentielles

A Washington comme dans les Etats, les initiatives se multiplient. La commission des Affaires judiciaires du Sénat travaille sur une révision des critères utilisés par l’antitrust, tandis que trois propositions de loi ont été déposées pour renforcer l’application du droit actuel. A l’approche des élections de mi-mandat, la critique devrait encore gagner en vigueur. Des candidats des deux bords se présentent au Congrès avec un programme hostile aux géants du Web, et le procureur général du Missouri, le républicain Josh Hawley, candidat au Sénat, a carrément ouvert une enquête sur les pratiques anticoncurrentielles de Google. Du côté des universitaires aussi, les juristes appellent à réécrire une législation qui n’a presque pas évolué depuis le début du 20e siècle, et donne peut-être trop d’importance aux critères du prix et de la satisfaction du consommateur.

Le siège de Facebook          Aux yeux d'une partie de la classe politique américaine, Menlo Park, dans la Silicon Valley, est le Wall Street du 21e siècle.
Le siège de Facebook Aux yeux d’une partie de la classe politique américaine, Menlo Park, dans la Silicon Valley, est le Wall Street du 21e siècle.© REUTERS

Car au regard du droit américain, il reste très difficile d’établir l’existence d’un monopole dont les effets sur les prix, l’innovation ou les consommateurs seraient nuisibles. Les services de Google et de Facebook sont gratuits, et Amazon pratique des prix si bas qu’il est accusé de peser sur l’inflation. Quant au prix de la publicité en ligne, il ne cesse de baisser. Tous ces acteurs investissent et lancent en outre de nouveaux produits en permanence. Et contrairement à l’empire de Rockefeller ou même à l’inventeur du téléphone AT&T, découpé en 1984, qui étaient mal aimés, Google, Facebook ou Amazon sont des marques très populaires auprès d’utilisateurs qui imaginent mal s’en passer.

Précédents historiques

Pour autant, les similitudes avec les précédents historiques sont indéniables. De la même façon que la Standard Oil ou AT&T étaient indispensables aux infrastructures du pays, Google est devenu essentiel à l’économie d’Internet. Et sa position dans la recherche lui permet mécaniquement de dominer d’autres marchés. Yelp affirme ainsi, depuis des années, que Google biaise ses résultats de recherche pour promouvoir son propre service de recommandations.

Amazon est lui aussi en concurrence avec les vendeurs tiers qui passent par sa plateforme pour proposer leurs produits, mais ceux-là estiment qu’ils sont moins bien valorisés. L’émergence de concurrents est en outre quasi impossible. Quand ils ne sont pas rachetés, ils sont copiés. Snapchat, considéré un temps comme un rival potentiel de Facebook, s’est effondré en Bourse depuis que celui-ci a lancé son propre service sur Instagram, qui compte désormais davantage d’utilisateurs.

Les intéressés sont bien conscients de ce nouveau risque politique et investissent des sommes considérables en lobbying pour soigner leurs relations à Washington depuis 2016. Avec un certain succès : Google est ainsi parvenu à empêcher la nomination, à la Commission fédérale du commerce, d’un de ses plus féroces adversaires. Le juriste qui a hérité du poste, Jo Simmons, a toutefois pointé dès sa nomination le laxisme dont la Commission a fait preuve ces dernières années. Et pour cause : la dernière affaire d’ampleur engagée par l’administration américaine remonte au début des années 1990, et visait Microsoft, accusé d’imposer son navigateur aux utilisateurs de Windows. Elle se solda par un accord à l’amiable avec le département de la Justice. Et l’émergence de Google.

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