Le scribe et la chouette

Voici le récit d’une nuit de mystère, de rêve et de vertige. Une nuit de rencontre entre un écrivain et un artiste contemporain s’infiltrant dans le Musée Picasso à Paris comme des voleurs – arrivée la nuit tombée, départ avant l’aube, telles étaient les instructions… L’initiative des éditions Stock a déjà accouché de belles contributions de Kamel Daoud et de Lydie Salvayre. Au tour du journaliste et romancier Christophe Ono-dit-Biot et du plasticien Adel Abdessemed de se prêter au jeu. Ce dernier s’est notamment fait connaître avec sa gigantesque sculpture capturant le fameux ” coup de boule ” de Zidane envers Materazzi lors de la finale de la Coupe du Monde 2006. ” Cette Nuit espagnole, on l’a faite à deux, nous assure Christophe Ono-dit-Biot . On montre ensemble ce qu’est quelqu’un qui n’a pas peur. N’est-ce pas là le but de l’art ? ” Un objectif qui tient aussi à la personnalité d’Abdessemed : ” Adel a la réputation d’être un provocateur. Mais provoquer n’est pas pour moi un gros mot “.
Guernica n’était pas une toile mais un talisman.
Un nuit sans ” Guernica ”
Le prérequis de l’expérience est particulier : s’immerger pendant plusieurs heures dans l’exposition montée à ce moment-là au musée, celle autour de Guernica, mais sans que l’oeuvre, peinture célèbre, codée et monumentale (3,63 m sur 7,79 ! ), ne soit présente dans les salles. Au duo, libre de mouvement et d’action, de se faire chouette pour ” voir dans le noir ” et décomposer le mystère du tableau absent. Les clés du coffre sont dispersées dans les dessins, références et symboles éparpillés dans l’exposition. Aux deux comparses de chercher les pièces d’un puzzle qui dénonce les horreurs connues par la ville basque en 1937 mais aussi les tourments et obsessions d’un peintre, longtemps confiné à sa révolution picturale formelle. ” Je ne voulais pas un livre d’entretiens, explique Ono-dit-Biot, ‘scribe’ de cette investigation. Avec Picasso, on s’oblige à quelque chose d’hybride et de monstrueux. ” Textes et dessins tracés dialoguent ici au fil des pages. ” Adel est un passionné de littérature mais n’a pas besoin de mots pour s’exprimer. Mon rôle ? Il avait besoin de moi pour mettre en mots. J’allais être celui qui allait enregistrer ce qu’est être artiste aujourd’hui. ”
Le challenge est loin d’être de tout repos. ” Il nous fallait la nuit et l’alcool, ajoute Christophe Ono-dit-Biot, pour atteindre une sorte d’état de conscience dévié. ” C’est en cela que le récit devient cocasse, l’auteur devenant un pantin ivre dans un musée ouvert sur l’imaginaire et les tourments de son compagnon de nuit. Abdessemed se dévoile, raconte ses années algériennes, étudiant aux Beaux-Arts assistant à la montée de l’intégrisme religieux dans son pays miné par l’instabilité politique. Il a vu son directeur d’académie se faire tuer pour avoir défendu les cours de dessin de nu. ” Adel a connu une époque où l’on pressentait que la liberté de créer était en danger. D’habitude, il refuse de parler de son passé. Mais je l’ai aimanté par Picasso qu’il admire. Il nous fallait ce cadre. ”
Une lampe contre l’obscurantisme
Ouvrage passionnant, drôle et grave à la fois, où Ono-dit-Biot s’attarde aussi sur ses amour des antiques (il vient d’ailleurs de publier le très pop La Minute antique aux éditions de l’Observatoire), Nuit espagnole est une ode à la liberté de créer, reposant les fondamentaux du rôle de l’artiste. Un exploit pour ce genre de livre ” de commande “.
” Aujourd’hui, on connaît aussi une époque d’obscurantisme à tous les niveaux. Ce livre, c’est un peu notre lampe dans cette nuit-là également. ” Une référence à l’oeuvre Nuance d’Abdessemed, vidéo d’un pied écrasant une ampoule allumée. Tout un symbole résumant une complicité placée sous la confiance de la confidence et la puissance d’une oeuvre monstre.
Adel Abdessemed et Christophe Ono-dit-Biot, ” Nuit espagnole “, éditions Stock, 200 pages, 19,50 euros.
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