Tanguy Struye (UCLouvain) : “Face aux conflits, la Belgique fait la politique de l’autruche”

© getty
Olivier Mouton
Olivier Mouton Chef news

Tanguy Struye met en garde notre pays et l’Europe, qui manquent de vision alors que les conflits s’intensifient. “Il n’y a pas de sentiment d’urgence”, dénonce-t-il. Tant en matière de défense que d’économie.

Tanguy Struye, professeur de relations internationales à l’UCLouvain, préface une année géopolitique 2024 qui s’annonce tendue. Il met le doigt sur l’absence de préparation et de vision de la Belgique et de l’Europe face aux multiples défis de l’heure.

TRENDS-TENDANCES. Avez-vous le sentiment que dans un contexte géopolitique mondial très tendu, l’Europe et la Belgique sont aveugles et insuffisamment préparées?

TANGUY STRUYE. Quand le conflit ukrainien a commencé, nous avons déjà été surpris, ce qui était problématique. Pourtant, dans un premier temps, nous avons réussi à nous mobiliser avec un soutien diplomatique et militaire important, certes avec l’aide des Américains. Après deux ans de guerre, on voit toutefois que ce soutien s’essouffle, on parle de moins en moins de la crise ukrainienne.

D’autant que d’autres crises lui font concurrence, singulièrement le conflit israélo-palestinien…

Absolument, et on observe que nous sommes incapables de gérer plusieurs crises à la fois. En une fois, tout le monde se concentre sur le conflit israélo-palestinien, au risque d’oublier l’Ukraine. En politique intérieure, les partis extrémistes ont tendance à monter, eux qui s’opposent au soutien à l’Ukraine. Et en Belgique, on n’a rien fait depuis 2022 pour changer notre ligne et investir en matière de défense. A aucun moment, on ne prend conscience concrètement du fait que le monde a changé.

Devrait-on passer dans une économie de guerre?

Pas nécessairement une économie de guerre, mais on doit réaliser que si l’on veut jouer notre rôle et défendre nos intérêts, on doit avoir suffisamment de munitions et de capacité militaire. La Belgique devrait investir 7,5 milliards d’euros en munitions pour être en capacité de tenir sur le long terme dans un conflit de haute intensité – et on ne parle même pas là de chars, de blindés, de frégates… Cela ne signifie pas que l’on devrait investir ces 7,5 milliards en une fois, mais il y a un fossé énorme lorsque l’on sait que l’on n’investit aujourd’hui que 150 millions environ. Or, sans munitions, on ne combattra pas longtemps. A cela s’ajoute le fait que nous n’avons pas de vision en politique étrangère.

C’est votre sentiment?

C’est très difficile de comprendre aujourd’hui les priorités de la politique étrangère belge. Or, si on n’a pas de vision stratégique sur les niches que l’on veut développer, en tant que petit pays, on ne peut pas avoir un appareil de défense qui fonctionne bien. Si on estime que l’Arctique est une priorité, on doit investir dans des navires pour y aller. Mais si on dit que c’est l’Afrique, on a besoin de tout autres investissements.

Notre armée était jusqu’ici cantonnée à des interventions limitées en maintien de paix. Or, on doit désormais imaginer des conflits de haute intensité…

C’est exactement cela, nous ne sommes pas prêts pour des conflits de haute intensité. Pendant des années, on a désinvesti, avant de réinvestir de façon beaucoup trop lente depuis 2016. Face à tous ces nouveaux défis, il n’y a aucun sentiment d’urgence, on fait la politique de l’autruche. En clair, on compte sur les autres pour nous défendre.

Les Etats-Unis en l’occurrence?

Entre autres, les Américains. Mais j’entends souvent dire, aussi, que les Russes n’arriveront jamais en Belgique: avant cela, ils doivent passer par la Pologne ou l’Allemagne. Ce que l’on oublie de dire, c’est que l’on fait partie d’une alliance et que l’on doit être solidaire. Nous devons prendre nos responsabilités et sur le plan politique, aujourd’hui, on le fait beaucoup trop peu. Nous sommes un peu présents sur tous les dossiers, sans influence réelle.

Nous sommes incapables de gérer plusieurs crises à la fois. 

Parce que l’Europe est devenue déterminante, non?

Oui, mais si la Belgique veut exister, elle doit développer ces niches et devenir la référence dans certaines matières. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas.

Il y a une grosse opération de déstabilisation contre l’Occident. On a le sentiment que notre modèle n’est plus aussi séduisant qu’avant…

C’est un enjeu majeur, en effet. Nous continuons à tenir le même discours qu’il y a 20 ans, alors que le monde a profondément changé. Nous restons dans cette logique visant à promouvoir la démocratie, les droits de l’homme… En soi, ce n’est évidemment pas mauvais. Mais il faut bien se rendre compte que l’on ne parviendra pas à convaincre des pays comme le Qatar, le Burundi ou autres en affirmant que les droits de l’homme doivent être leur priorité.

Leur priorité, c’est le développement.

Oui, et il faut se rendre compte que nous avons mis 50 ou 60 ans pour arriver où l’on en est. Nous voulons imposer cela dans des pays où il conviendrait d’abord de bâtir une économie, des écoles et des universités. Ces pays ne sont pas prêts. Les Chinois, les Indiens ou les Sud-Coréens, eux, viennent avec des infrastructures. Nous devons revoir nos priorités et recommencer par les bases pour espérer ensuite que ces pays défendent les droits humains, des femmes ou des LBGT. Là encore, le monde a changé. Il y a 20 ans, on pouvait se permettre de tenir ce genre de discours parce qu’il n’y avait pas de concurrent. On ne parlait pas de la Russie, de la Turquie, de la Chine, de l’Inde, de l’Indonésie, du Vietnam… Aujourd’hui, le choix est important. Nous devons changer d’état d’esprit.

La puissance économique de l’Europe est aussi fragilisée?

Nous avons mal prévu l’avenir. Les Chinois ont été plus intelligents que nous. En 2008, personne ne parlait des batteries ou des véhicules électriques chinois, mais ils ont investi massivement dans les ressources et leur industrie: désormais, ils battent Elon Musk et les Japonais sur ce terrain-là, avec BYD devenu le premier vendeur de véhicules. C’est un signal fort. Nous, Européens, sommes restés trop longtemps passifs en étant persuadés que l’on resterait numéro un. En matière de nouvelles technologies, par exemple, on discute beaucoup des normes, mais cela manque de mise en pratique. Un autre problème auquel nous sommes liés, c’est le phénomène Nimby (Not in my backyard): on ne peut pas, par exemple, ouvrir de nouvelles mines de lithium ou de terres rares en Europe parce qu’on ne peut pas polluer chez nous. Par contre, on peut aller chercher ces ressources en Afrique ou en Amérique latine. C’est trop facile. Si l’on veut réussir la transition environnementale, il faudra bien se rendre compte, à un moment, que l’on doit agir chez nous. Là encore, on fait l’autruche.

Tant en matière de défense que d’économie, nous n’assumons pas les choix à poser?

Non. Nous n’avons pas enregistré l’idée que l’on ne peut pas avoir les nouvelles technologies ou les green techs sans les ressources. De même, on n’intègre pas l’idée que pour préserver la paix et défendre notre modèle, il faut investir dans la défense et la diplomatie. Nous sommes trop lents dans nos décisions.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content