Roland Gillet: “Mais quand passerons-nous à l’action ?”

Roland Gillet © BELGA/BELPRESS
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

L’Europe a accumulé un retard considérable par rapport aux Etats-Unis ces dernières années. Pourquoi et que faudrait-il faire ? Les explications et les exhortations de l’économiste Roland Gillet.

S’il y avait une bonne résolution à pren­dre en Europe à l’entame de l’année, c’est de regarder un peu plus loin que nos prés carrés. C’est le message que Roland Gillet, professeur d’économie financière à la Sorbonne (Paris 1) et à l’ULB (Solvay) et conseiller auprès de différentes autorités publiques et privées, voudrait faire passer. Il plaide pour que nous, en Europe, menions des politiques collectives, ambitieuses et ancrées dans un monde plus concur­rentiel et plus dur que jamais. Face aux Etats-Unis, nous faisons pâle figure : selon l’OCDE, de 2003 à 2022, le PIB par habitant est passé, aux Etats-­Unis, de 49.950 dollars à 62.835 dollars. Celui de la zone euro, lui, n’a progressé sur la période que de 31.925 dollars à 37.530 dollars.

TRENDS-TENDANCES. Face à nous, les Etats-Unis ont une longueur d’avance. Pourquoi ?

ROLAND GILLET. En Europe, lors­que je rencontre de jeunes entrepreneurs en devenir ou au début de la matérialisation de leurs projets, j’entends souvent la même question : quand nous donnera-t-on les moyens de nos ambitions plutôt que de nous casser les ailes avant même qu’on ait gagné un euro ?

A l’échelle internationale, si nous ne sommes pas plus réactifs, nous allons encore perdre des joyaux créateurs de valeur et d’emplois, parce que ces entreprises européennes seront davantage tentées de réaliser leurs investissements aux Etats-Unis plutôt qu’ici. Et d’ailleurs, elles le font déjà. Les Américains ont judicieusement mis en place l’IRA (Inflation Réduction Act). On justifie ces subsides aux entreprises en expliquant notamment que ce ne sont pas des aides illégales d’Etat parce qu’ils aident à la transition énergétique. Mais souvent, ce volet reste marginal.

En outre, nombre de CEO européens ayant décidé d’investir aux Etats-Unis suite au support de l’IRA me relatent que dans les quatre mois, avec un plan bien ficelé répondant à des critères précis, ils ont pu rencontrer le gouverneur de l’Etat américain concerné qui leur a donné le plein soutien de l’administration afin de matérialiser leur plan d’investissement au plus vite. L’entreprise a ainsi très rapidement bénéficié du levier de l’IRA sur ses investissements américains.

Mais ces plans massifs alourdissent le déficit et la dette américaine, qui dépasse les 33.000 milliards de dollars.

Les Américains n’ont pas peur de la compétition internationale. Ils sont plus pragmatiques que nous et prêts à s’adapter et à réagir très vite. Ils peuvent se permettre un déficit plus élevé parce qu’ils se focalisent davantage sur des investissements créateurs de valeur ajoutée récurrente avec une monnaie, le dollar qui reste dominant au niveau international. Leurs plans d’investissement, soutenus par exemple par l’IRA, leur permettront dans le futur de lever des impôts supplémentaires. On peut certes critiquer et souvent à juste titre la politique sociale américaine. Par contre, il faut considérer la vigueur qu’ils donnent à leur économie et souligner la création de valeur individuelle et collective qui en découle. Il en va de même pour les leaders mondiaux qu’ils créent et qui nous concurrencent au quotidien. Il faut donc oser reconnaître que, même s’ils commettent des erreurs, même si l’ultralibéralisme a évidemment ses limites, il faut avoir de l’ambition et les moyens de sa politique pour développer un tissu économique robuste, dynamique et pérenne dans un monde compétitif. Les Américains offrent également un réel soutien à leurs PME. Ils ont compris qu’il faut que ces dernières croient à leur réussite et qu’elles aient l’espoir, au-delà d’être taxées tout de suite, d’avoir des revenus en croissance et permettant leur développement. En Europe, la réussite de nos entrepreneurs devrait davantage être reconnue comme un atout collectif de développement économique mais également social, au vu des défis sociétaux qui nous atten­dent, et des moyens réalistes à y consacrer.

Ce n’est pas en travaillant moins tout en voulant gagner plus que l’on s’épanouit.”

L’Europe aussi a soutenu ses PME, notamment lors du covid, n’est-ce pas?

On veut toujours du bien aux PME. Il y a souvent l’idée que les gran­des entreprises sont suffisamment solides pour s’en sortir seules, et qu’il faut aider les petites. Tout en étant dans le même temps conscient que c’est généralement les classes moyennes qui assument une grande part du poids de l’impôt, pas les grandes entrepri­ses ! Mais si vous aidez les PME, et même si ces plans fonctionnent, cela signifie que l’Etat aura à en préfinancer le coût, et que ce n’est qu’ensuite, après quelques années, que ces plans de soutien devraient générer de nouveaux bénéfices qui seront alors taxés. Où dès lors trouver, voire recouvrer, dans ce cadre, de l’argent aujourd’hui ? L’Allemagne, parce qu’elle a bien géré ses finances publiques, a pu et peut encore mobiliser des plans de soutien importants. Mais dans nombre d’Etats en Europe, va-t-on davantage taxer les grandes entreprises (encore faudrait-il y arriver) ? Ou va-t-on diminuer certaines dépenses publiques (ce qui est jus­qu’à présent illusoire) ?

Les Etats-Unis ne bénéficient-ils pas d’un grand avantage avec leur énergie bon marché?

La politique énergétique européenne est de fait trop désunie et nous fragilise au-delà de notre dépendance en la matière. Car le coût de l’énergie est un élément majeur dans la force d’une économie.

Comme pour nombre de sujets, le principe européen reste trop souvent : “tous pour un mais chacun pour soi”. La politique des Etats membres consiste alors à se demander comment offrir davantage d’énergie peu coûteuse à sa population par rapport à celle d’à côté. Mais plus nous abaissons le prix de l’énergie importée, plus les gens en consomment, et plus nous avons une balance commerciale déficitaire.

Les Etats-Unis, eux, ont du pétrole, du gaz, du nucléaire et s’appuient de plus en plus sur l’hydroélectricité importée du Canada, un pays qui met en place, en outre, de gigantes­ques projets de barrages. C’est un énorme atout et un meilleur mix que le nôtre qui est davantage sensible à la météo avec l’éolien et le solaire. Et j’observe que le plus grand pays de l’UE, l’Allemagne, brûle encore du lignite pour produire de l’électricité, en plein anticyclone d’hiver, quand la pollution de l’air est à son comble.

Nous ne sommes pas en situation de donner des leçons ?

Roland Gillet – Professeur de finances à la Sorbone (entre autres) 27/04/2023

Pas vraiment. A titre d’anecdote, en juillet dernier, lors d’un comité énergie EU-US en Alberta, un expert canadien qui ressemblait à un forestier ardennais 
– un personnage brut de décoffrage mais rempli de bon sens – nous avait dit : “J’essaie de comprendre votre situation en Europe. Depuis la guerre en Ukraine, ce que nous Canadiens et Américains vous livrons en gaz et en pétrole, ajouté à ce que les pays de l’Opep vous fournissent, ne suffit pas à votre consommation effective. Cela signifie donc que vous continuez sans doute à vous approvisionner indirectement en pétrole et gaz russe, et que vous payez une partie non négligeable de votre énergie beaucoup plus cher. En outre, elle fait désormais le tour de la Terre pour arriver chez vous et éviter les sanctions. Et vous venez nous reprocher que notre politi­que énergétique est scandaleuse parce que nous utilisons le pétrole ou le gaz qui est juste sous nos pieds ?” Face à ce constat éloquent, que vouliez-vous lui répondre ? De même, dans le domaine de la concurrence, on s’étonne souvent que les Gafa soient américaines. Mais les textes européens sont clairs et Margrethe Vestager, commissaire à la Concurrence, a dû s’y soumettre quand elle a empêché la fusion Alstom-­Siemens. Encore aujourd’hui, il y a peu d’évolution et nous restons trop souvent paralysés par nos nationalismes. Et pourtant, nous avons pu créer par le passé un champion mondial, Airbus, qui est un vrai concurrent de Boeing. Cela montre que nous pouvons être très bons ensemble. Mais il n’y a pas beaucoup d’autres exemples. Ariane Espace est en train d’être prise de vitesse par SpaceX. Et quand un champion américain ou chinois, comme Alibaba, veut s’installer en Europe, il joue aussi sur notre manque d’union. Il va de capitale en capitale en disant : “les Néerlandais et les Italiens me proposent tel package. Et vous ?”. Ces entreprises sont reçues comme des chefs d’Etat avec des milliers d’emplois à la clé, ce qui leur permet de faire monter les enchères. Et ce n’est pas neuf.

A l’époque, Eurodisney a décidé de s’installer en région parisienne en négociant un accord fiscal très compétitif en matière de royalties dues à sa maison mère aux Etats-Unis. A nouveau, c’est au niveau de l’Europe que nous pouvons vraiment asseoir notre place et rivaliser dans la cour des grands.

En Europe, la réussite de nos entrepreneurs devrait davantage être reconnue comme un atout collectif de développement économique mais également social.”

Vous seriez à la Commission européenne, que feriez-vous ?

Je ne suis pas responsable politique et respecte ceux qui pren­nent à cœur ces engagements sociétaux bien ardus à gérer. Toutefois, comme lors de mes réunions avec certains d’entre eux, et dans tous les pays membres de l’UE, je continuerai à répéter à quel point seule une Europe plus unie peut nous élever dans le débat mondial. Et j’ai trouvé déplorable d’enten­dre certains esprits nationalistes se réjouir du ralentissement récent de l’économie allemande. Eh bien s’ils souffrent davantage, c’est aussi parce qu’ils sont de loin les plus exposés au commerce à l’international hors de la zone euro. Et dans six mois, leur malaise relatif va sans doute nous toucher également, parce que l’Allemagne est notre locomotive en termes d’échanges intracommunautaires. Je ne vois donc pas en quoi ça peut être un soulagement, voire un plaisir, que cette fois l’Allemagne fasse moins bien que la moyenne européenne.

Nous avons peut-être aussi un problème de culture ?

Nous avons besoin de remettre le travail à l’honneur. Ce n’est pas en travaillant moins tout en voulant gagner plus que l’on s’épanouit. Il faut respecter davantage ceux qui font les efforts, en leur permettant aussi, quand ça marche bien, d’en tirer un profit normal et mérité. Enfin, notre système européen de décision, avec parfois une obligation d’unanimité, reste peu compatible avec une grande réactivité. Nous progressons peu et ce n’est pas seulement, comme on essaie souvent de nous le faire croire, parce que les problèmes sont complexes. Oui, toute complexité mérite réflexion, mais pour être compétitif, il faut aussi pouvoir se montrer réactif, voire pro-actif.
Et nous ne le sommes pas assez. Beaucoup le déplorent. Mais quand passera-­t-on à l’action?

Profil
· 1962 : naissance à Vielsalm
· 1991 : docteur en sciences économiques (UCLouvain)
· Depuis 1999 : consultant (pour des institutions publiques et privées)
· Depuis 2002 : professeur à l’ULB (Solvay) et à l’université de Paris 1 (Panthéon-Sorbonne)

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