Quand la géopolitique prend le dessus sur l’économie

Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Les besoins de sécurité et d’autonomie poussent les Etats à revoir leurs positions internationales, parfois au détriment de l’économie ou des entreprises nationales.

1. Les Brics formeront-ils demain un véritable bloc économique soudé ?

Les économies émergentes ont formé cet ensemble appelé Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), qui pourrait s’étendre à six pays supplémentaires, voire plus. “Ces économies sont trop diversifiées pour former un bloc homogène, ­analyse Raphaël Cecchi ­(Credendo). Il peut y avoir des accords ponctuels sur des investissements, des chaînes de valeur, des matériaux critiques ou le recours à des devises alternatives au dollar mais cela ne devrait pas se structurer au-delà.”


“Cette année, la Chine aura exporté plus vers les pays du sud que vers l’Occident.” Pascaline Della Faille (Credendo)

Le poids relatif de l’économie chinoise déséquilibre trop l’ensemble pour qu’il se constitue en un réel “bloc”. “Je note cependant que cette année, la Chine aura exporté plus vers les pays du sud que vers l’Occident, ­dit Pascaline Della Faille ­(Credendo). C’est un cap symboliquement fort et qui, à mon avis, va s’accentuer à l’avenir.”

“Il y a des mouvements, des attentes mais il ne faudrait pas voir cela comme la constitution d’un bloc anti-Occident, nuance Tanguy Struye (UCLouvain). Ne rentrons pas dans le jeu de la Russie et de la Chine, qui essaient de nous présenter les choses de la sorte. Ces deux pays nous posent problème, à des titres divers, mais pas les autres. Nous travaillons avec l’Inde ou le Brésil. Le nouveau président argentin ne peut certainement pas être présenté comme un anti-Occident. Ce qui unit cet ensemble hétéroclite, c’est la demande d’une écoute plus attentive de la voix des pays du Sud, avec par exemple une constitution du Conseil de sécurité qui refléterait mieux les équilibres actuels.

Nous prenons au sérieux certaines de leurs demandes, mais ces pays n’existeront jamais en tant que bloc. Nous avons les cartes en main, à nous de les jouer intelligemment.”

L’Occident n’est toutefois pas le seul à disposer d’atouts dans son jeu. Raphaël Cecchi cite le cas de l’Inde qui représente aujour­d’hui 11% du PIB mondial. “Elle se profile volontiers en leader de ce regroupement épars de pays qu’on appelait autrefois ‘les non-alignés’, dit-il. Cela correspond à la posture historique de l’Inde. Le pays est l’un des plus vulnérables aux effets du réchauffement climatique.

Il n’est pas étonnant qu’il se soit positionné comme l’une des plus grandes voix du Sud lors des COP successives.”

2. Des alliances plus mouvantes, est-ce une bonne chose pour l’économie internationale ?

La condamnation de l’invasion de l’Ukraine semble sans doute une évidence chez nous. Cette appréciation est loin d’être partagée dans le monde, comme le montrent les votes à l’Onu pour les sanctions contre la Russie (voir infographie). Les positionnements sur la guerre entre Israël et le Hamas nous indiquent d’autres divisions et, par ailleurs, la croissance des économies chinoise et, dans une moindre mesure, indienne conduit à un rééquilibrage des forces planétaires.

Les regroupements sont à géométrie variable, au gré des intérêts plus que des considérations idéologiques. Tanguy Struye fait ce constat étonnant : “Les Etats utilisent désormais l’économie pour défendre leurs intérêts géopolitiques et non plus l’inverse”. “Cela crée des tensions avec les multinationales qui, elles, continuent à voir l’enjeu purement économique, précise-t-il. Elles ne sont pas ravies quand les Etats-Unis ferment les exportations chinoises de semi-conducteurs. Les groupes doivent se repositionner sur la scène économique internationale afin de se protéger des politiques protectionnistes des Etats.” D’où le développement de stratégies de type “China +1”, à travers lesquelles les grands groupes essaient de trouver au moins une alternative pour la fourniture de chacun de leurs composants.

Pascaline Della Faille souligne une réorganisation des chaînes de valeur et de production, autour des concepts de friendshoring et nearshoring (produire chez ses amis ou à proximité), certainement pour les matières critiques et les biens stratégiques. “Cela devrait notamment profiter à l’Amérique latine, dit-elle. Mais l’une des conséquences, ce sera une augmentation des coûts de production.”

3. Est-ce la fin d’une certaine idée de la mondialisation ?

Quand les Etats mettent en avant la défense de leurs intérêts géostratégiques, c’est effectivement au détriment des règles classiques du commerce international. “Nous sommes passés du multilatéralisme à une succession d’accords de libre-échange bilatéraux ou régionaux, constate Raphaël Cecchi.

“Déjà aujourd’hui, les pays règlent leurs différents directement entre eux, sans attendre une décision de l’OMC.” Raphaël Cecchi (Credendo)

L’organisation mondiale du commerce pourrait bien être un mort-vivant si Donald Trump devait revenir au pouvoir. Déjà aujourd’hui, les pays règlent leurs différents directement entre eux, sans attendre une décision de l’OMC. Aujourd’hui, nous sommes plus dans un far west organisé que dans un vrai cadre réglementaire.” Il élargit même son propos et estime que la coopération internationale est, dans son ensemble, la grande perdante des dernières évolutions. “C’est vrai pour le commerce, la dette, le climat et même, oserais-je le dire, les droits humains”, précise-t-il.

Pour Tanguy Struye, ces derniers mois marquent la fin de la mondialisation telle que nous l’avons connue, au profit de la reconstruction de blocs régionaux destinés à garantir l’approvisionnement. “Le covid avait actionné la sonnette d’alarme, l’invasion de l’Ukraine, avec son impact sur la fourniture de gaz, l’a renforcée, dit-il. Les Etats ont pris conscience du danger de dépendre de pays qui ne sont pas nos amis, sans être nécessairement des adversaires non plus d’ailleurs.”

Et tant pis si la relocalisation de certaines productions entraîne une augmentation des coûts et donc des prix à la consommation… “Cette stratégie de de-risking ne touchera pas tous les secteurs de la même manière, précise cependant Tanguy Struye. Elle sera prégnante dans les minéraux, l’énergie ou l’high-tech, moins dans les domaines non stratégiques, où une économie mondialisée continuera à fonctionner. Ce sera un fameux défi pour les Etats comme pour les groupes multinationaux, ils devront gérer cette double économie, l’une ouverte et mondialisée, l’autre plus fermée et organisée en blocs.”

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