Pourquoi la BCE a-t-elle finalement abaissé ses taux ?

© Boris Roessler/picture alliance via Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

C’est assez rare dans l’histoire monétaire pour être souligné. On savait déjà que ce jeudi 6 juin, la BCE allait abaisser ses taux d’intérêt. Et comme prévu, elle a donc réduit sont son taux d’intérêt directeur, le taux de la facilité de dépôt, de 4 à 3,75%. Et le taux des opérations principales de refinancement est passé de 4,5 à 4,25%. Le taux marginal de refinancement passe lui de 4,75 à 4,50%. Cinq questions pour y voir plus clair.

1. Est-ce une première ?

C’est la première détente des taux d’intérêt depuis 2016. Il y en avait certes une en 2019, partielle, ne concernant que la facilité de dépôt. Mais il s’agissait là d’une mesure destinée à soutenir l’investissement : en faisant passer le taux auquel la BCE rémunérait les liquidités excédentaires que les banques lui confiaient de -0,4 à -0,5%. Ce taux était en effet négatif à l’époque. Les banques payaient pour conserver leur argent à la BCE !  En abaissant encore son taux, la BCE voulait dissuader encore un peu plus les banques de garder les dépôts chez elle, pour les inciter à octroyer davantage de crédits et faire redémarrer l’économie.

Mais la dernière vraie baisse des taux, impliquant à la fois les taux auxquels la BCE prête aux banques commerciales et le taux  de la facilité de dépôt, date du début de l’année 2016, lorsque la BCE avait mis son  taux prêteur, celui des opérations principales de refinancement,  à zéro.  L’argent était gratuit. Ce taux zéro a été maintenu jusqu’à l’été 2022, pour remonter en flèche afin d’étouffer dans l’œuf le réveil de l’inflation. Une remontée exceptionnellement violente : en un an, le taux des opérations principales de refinancement est passé de 0 à 4,5%.

2. Pourquoi baisser maintenant ?

A priori, si la BCE veut  desserrer un peu la vis, et si elle l’annonce urbi et orbi, c’est parce qu’elle est confiante, ou elle fait mine de l’être, sur la trajectoire de l’inflation, qu’elle voit retomber aux alentours de 2% en 2025. « Sur la base d’une évaluation actualisée des perspectives d’inflation, de la dynamique de l’inflation sous-jacente et de la force de la transmission de la politique monétaire, il est aujourd’hui opportun de réduire le caractère restrictif de la politique monétaire, après avoir maintenu les taux directeurs au même niveau pendant neuf mois », a expliqué la présidente de la BCE, Christine Lagarde. Le dernier mouvement sur les taux datait en effet de septembre 2023, lorsque la BCE avait procédé à un dernier relèvement de 0,25% de l’ensemble de ses taux.

« Depuis la réunion du Conseil des gouverneurs de septembre 2023, l’inflation s’est ralentie de plus de 2,5 points de pourcentage et les perspectives d’inflation se sont nettement améliorées. L’inflation sous-jacente s’est également modérée, renforçant les signaux d’atténuation des tensions sur les prix, et les anticipations d’inflation ont diminué sur tous les horizons » , a-t-elle ajouté.

Les prévisions de la BCE sont en effet rassurantes. La BCE table sur une inflation moyenne de 2,5 % cette année, 2,2 % en 2025 et 1,9 % en 2026. La croissance devrait se redresser pour atteindre 0,9 % en 2024, 1,4 % en 2025 et 1,6 % en 2026.

Il reste que l’impact de la hausse des taux réalisée par la BCE jusqu’à ce 6 juin se fait sentir très fortement sur le marché du crédit : dans de nombreux pays, le marché immobilier s’est refroidi (il est même proche de l’hypothermie dans des pays comme la France ou l’Allemagne). Et pour les entreprises, les conditions sur le marché du crédit sont également plus sévères. Tout cela amène une réduction de certaines activités. La BCE est donc satisfaite de l’impact réfrigérant de sa politique monétaire.

3. La différence entre la BCE et la Fed

La BCE ne pouvait donc pas indéfiniment repousser une baisse des taux. D’autant plus qu’elle n’est pas dans la situation de sa consœur américaine, la Réserve fédérale. Aux États-Unis, l’économie fonctionne à plein, et si les pressions inflationnistes existent,  et sur la Fed retarde sa baisse des taux, c’est parce que la machine est en surchauffe. Rien de cela en Europe, où la croissance du PIB de la zone euro était quasiment nulle au quatrième trimestre de l’an dernier et affichait 0,4% au premier trimestre de cette année. S’il y a de l’inflation en Europe, ce n’est pas parce que la machine tourne trop vite. C’est parce que l’inflation européenne est largement importée : les prix des produits dont l’économie européenne a besoin montent. Et l’on pense en premier lieu aux prix du pétrole et du gaz.

 Une hausse des taux de la BCE n’a aucun effet direct sur le prix des produits importés. Elle peut en revanche, et c’est ce que veut la BCE,  casser le début d’une spirale prix-salaires (si les prix montent, les salariés demandent des salaires plus élevés, ce qui fait monter les prix…) en cassant la croissance. Mais dans le contexte actuel, est-il opportun de casser la faible croissance européenne, alors que nous en avons besoin pour affronter les multiples défis qui se dressent devant nous ?

4. Alors, peut-on s’attendre à d’autres prochaines baisses des taux ?

On ne sait pas, mais c’est encore très hypothétique. Christine Lagarde a rappelé que les prochaines décisions du conseil des gouverneurs restaient dépendantes des données. Et que l’analyse des données se ferait en regardant trois critères : les perspectives d’inflation, l’inflation sous-jacente et la  transmission de la politique monétaire.

L’Europe ne maitrise pas l’inflation des produits importés. De plus, le marché du travail reste tendu. Notre taux de chômage harmonisé, par exemple, est tombé à 5,8%. Ce qui se traduit par une tension sur les salaires… Et les salaires comptent énormément (dans l’analyse de la BCE) a expliqué Christine Lagarde, car ils sont un élément prédominant des prix des services. Et sur ce point, la présidente de la BCE a soufflé le chaud et le froid, soulignant la hausse des salaires intervenue au premier semestre, mais ajoutant que le mouvement sur les salaires allait se modérer au cours de la seconde partie de l’année et qu’il serait « particulièrement perceptible en 2025 ».

Mais tant que la BCE ne sera pas assurée d’avoir cassé la spirale prix-salaires, tant qu’elle ne sera pas intimement convaincue d’un retour à son objectif d’inflation de 2%, les taux ne devraient pas baisser.  On risque donc d’avoir encore des taux relativement élevés sur les prêts hypothécaires et sur les crédits aux entreprises.

5. Une décision importante pour l’Ukraine

La BCE devrait ainsi maintenir son taux de facilité de dépôt à 3,50-3,75% ces prochains mois. Ce qui ne devrait pas chagriner les banques, mais réveille le débat sur la facilité de dépôt. Ce débat avait été lancé il y a plus d’un an par l’économiste Paul De Grauwe (voir ici : https://trends.levif.be/a-la-une/banque/la-bce-fait-un-cadeau-inutile-de-plus-de-5-milliards-aux-banques-belges/ ).

Les banques commerciales européennes ont déposé auprès de la BCE (ou, pour être précis, auprès de banques centrales de l’Eurosystème)  environ 3.300 milliards d’euros de liquidités excédentaires. Celles-ci sont donc rémunérées à 4% (3,75% dans quelques jours). Si rien ne change, plus de 120 milliards d’euros de recettes devraient donc tomber dans l’escarcelle des banquiers ces douze prochains mois, sans que ceux-ci ne doivent bouger un orteil. 

Selon un récent rapport des Verts,  relayé par notre confrère Le Soir, cet argent placé sur la facilité de dépôt aurait déjà rapporté l’an dernier aux banques belges environ 8 milliards. KBC aurait engrangé 1,4 milliard, BNPP Fortis 1 milliard, Belfius 0,9 milliard et un peu moins de 0,5 milliard pour ING Belgique. Mais, et c’est là que cela se corse, le grand gagnant, chez nous, est la banque Euroclear, car elle dépose auprès de la BCE les liquidités sans cesse grandissantes en provenance des avoirs russes qui sont gelés. Selon les Verts, l’an dernier, Euroclear a reçu 3 milliards d’euros.

Et voilà le dilemme : si la BCE abaisse le taux de sa facilité dépôt, cela pousserait certes les banques commerciales à utiliser autrement leurs liquidités en, par exemple, finançant des projets soutenant la transition énergétique. Mais cela réduirait aussi l’argent qui sert à aider l’Ukraine face à la Russie. Evidemment, personne ne dira officiellement que ce point entre en ligne de compte dans la réflexion de la banque centrale.

One more thing : ce jeudi, la BCE a indiqué qu’elle allait réduire progressivement cette montagne de liquidités. D’une part, elle a annoncé qu’elle allait réduire à partir du second semestre de 7,5 milliards par mois le programme d’achat d’urgence qui avait été mis en place lors de la pandémie. Par ailleurs, un autre programme d’achat d’actif (l’Asset Purchase Program, APP) se réduit déjà de manière naturelle puisque la BCE ne réinvestit plus les obligations arrivant à échéance. Petit à petit, donc, le montant des liquidités excédentaires des banques devrait se réduire…

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