Normalisation de la politique monétaire au Japon: petits pas, gros enjeux

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La Banque du Japon a mis fin à son taux négatif, première étape marquante vers la normalisation de sa politique monétaire ultra-accommodante. Mais celle-ci a-t-elle été efficace, et pourquoi évolue-t-elle à un rythme de tortue? Voici des éléments de réponse.

Face au spectre de la déflation auquel le Japon est confronté depuis les années 1990, la Banque du Japon (BoJ) sort le grand jeu à partir de 2013, dans le cadre de la politique de relance XXL des “Abenomics” du Premier ministre de l’époque Shinzo Abe.

La BoJ gonfle démesurément ses achats d’actifs, notamment d’obligations publiques japonaises, inondant ainsi les marchés de liquidités. Avec ce “bazooka monétaire”, elle espère atteindre rapidement une inflation stable de 2%, jugée idéale.

“C’était un objectif extrêmement ambitieux dans le contexte de la dynamique de l’inflation au Japon” à l’époque, rappelle Kazuo Momma, un économiste de Mizuho Research & Technologies et ancien cadre de la BoJ interrogé par l’AFP.

Comme cela ne suffit pas, la BoJ instaure en 2016 un taux négatif de court terme allant jusqu’à -0,1%: les banques privées devaient payer pour certains de leurs dépôts auprès de la BoJ, pour les inciter à prêter davantage.

Toujours en 2016, la BoJ met en place un autre outil encore plus non-conventionnel, lui aussi officiellement abandonné mardi: un “contrôle de la courbe des rendements”, c’est-à-dire acheter autant d’obligations japonaises que nécessaire pour maintenir leurs rendements à dix ans autour de 0%.

Des résultats très mitigés

“La majorité des économistes s’accordent à dire que (…) la croissance économique du Japon aurait été encore plus faible et qu’une déflation significative aurait pu survenir si la BoJ n’avait pas assoupli sa politique monétaire d’une manière aussi non-conventionnelle”, selon Louis Kuijs, chef économiste en Asie-Pacifique chez S&P Global Ratings.

“Il est difficile de dire si les inconvénients (de cette politique, ndlr) l’ont emporté sur les avantages, mais au fil du temps les inconvénients tendent à augmenter”, estime M. Kuijs, interrogé par l’AFP.

Appliquer durablement des taux d’intérêt ultra-bas a notamment eu pour effet de creuser facilement l’endettement, à commencer par celui de l’Etat: le Japon est le pays le plus endetté au monde rapporté à son PIB (255% en 2023 selon le Fonds monétaire international).

Le crédit quasi-gratuit a pu conduire “à un manque de discipline budgétaire et à des allocations de ressources inefficaces, en maintenant sous perfusion des entreprises non viables”, selon M. Momma.

La pandémie de Covid-19 a encore aggravé le phénomène. En 2022/23, 251.000 sociétés privées japonaises, soit une sur six, étaient des “entreprises zombies”: des sociétés matures mais incapables de payer les intérêts sur leur dette pendant au moins trois ans d’affilée, selon une étude de l’institut Teikoku Databank publiée en janvier.

Le contrôle des rendements obligataires a par ailleurs provoqué des distorsions de marché, la BoJ ayant fini par détenir plus de la moitié des obligations publiques nippones en circulation.

Et sa politique monétaire ultra-accommodante “creuse les inégalités sociales” au Japon, en étant plus favorable aux entreprises qu’aux consommateurs, souligne M. Kuijs.

Ce phénomène s’est accentué avec la chute du yen par rapport au dollar et à l’euro depuis 2022, conséquence du grand écart entre le statu quo de la BoJ et le relèvement drastique des taux aux Etats-Unis et en Europe, une tendance de change affaiblissant le pouvoir d’achat des ménages nippons.

Une normalisation à feu doux

L’inflation a aussi brutalement accéléré au Japon, au-delà de 2% à partir du printemps 2022, sur fond de la flambée des prix du pétrole et d’autres matières premières après le début de l’invasion russe de l’Ukraine.

Mais la BoJ a longtemps maintenu sa politique ultra-accommodante, préférant attendre de voir poindre une inflation durable, tirée par une hausse des salaires et de la demande.

Les premiers résultats des négociations salariales annuelles au Japon vendredi dernier, qui ont abouti à une hausse salariale moyenne record depuis 1991, l’ont ainsi incitée à franchir le pas dès ce mardi.

Mais l’institution a clairement fait savoir que sa normalisation serait extrêmement progressive.

La BoJ “craint que si elle resserre sa politique monétaire, la croissance de l’économie, des salaires et des prix pourrait de nouveau dérailler, anéantissant les récents progrès” constatés, souligne M. Kuijs.

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