Les sanctions contre la Russie moyennement efficaces, mais…

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Les sanctions contre la Russie sont plus compliquées à mettre en œuvre et nous font mal. Mais elles étaient indispensables, explique le professeur de l’ULiège Quentin Michel.

Les dernières prévisions de croissance du Fonds monétaire international (FMI) publiées à la fin du mois de janvier ont laissé perplexe bien des observateurs. Le FMI, qu’on ne peut taxer de “poutinolâtrie”, prévoit que l’économie russe, malgré les sanctions occidentales, a limité sa chute à -2,2% en 2022 et, surtout, devrait relever la tête à partir de maintenant, affichant une légère croissance cette année (+0,3%) et un net rebond l’an prochain à +2,3%.

Sa performance serait ainsi supérieure à celles de la zone euro et de l’économie américaine. Le FMI prévoit en effet une croissance de 0,7% cette année et de 1,6% l’an prochain pour la zone euro, et une progression de 1,4 et de 1% pour les Etats-Unis.

Cette relative bonne santé est d’autant plus surprenante que l’on en est aujourd’hui à un dixième paquet de sanctions contre Moscou. Lors du début de la guerre en Ukraine, le FMI avait tablé sur un décrochage de 8,5% du PIB russe en 2022 et une nouvelle baisse de 2,3% en 2023. Il n’a finalement été que de 2,2%. Les sanctions seraient-elles sans réels effets?

Deux observations avant d’essayer de répondre. La première concerne les statistiques russes. Elles sont à prendre avec des pincettes car la Russie ne publie plus de chiffres macroéconomiques.

La seconde concerne les limites du produit intérieur brut (PIB) qui n’est peut-être pas le bon outil pour juger de l’efficacité économique des sanctions. Une catastrophe naturelle comme un tremblement de terre ou un tsunami est une tragédie humaine mais elle se traduit par un surplus de croissance parce qu’il faut reconstruire ce qui a été détruit: le PIB monte, mais cela ne veut pas dire que le pays s’est enrichi.

Investissements en hausse

En Russie, le départ de centaines d’entreprises occidentales a laissé un grand vide. Les entreprises russes ont été obligées de doper leurs investissements. Ils ont progressé de 6% l’an dernier malgré une situation très difficile. Ces dépenses étaient une question de survie: il fallait remplacer au plus vite les chaînes d’approvisionnement, les machines et les logiciels occidentaux désormais inaccessibles et gagner de nouveaux marchés.

Gazprom, le géant gazier, a ainsi annoncé qu’il allait doubler son programme d’investissement pour réorienter ses exportations de gaz vers l’Asie. Les dépenses d’investissement ont donc boosté le PIB russe. Encore faut-il que ces investissements soient productifs…

EmbargoFaute de puces occidentales, les Russes équiperaient leurs missiles de puces venant del’électroménager.
Faute de puces occidentales, les Russes équiperaient leurs missiles de puces venant de l’électroménager. © Getty Images

L’accumulation des sanctions contre Moscou n’est évidemment pas sans effets. Certains estiment que sans la guerre, le PIB russe afficherait une croissance de 10 à 15 points de plus. “Les sanctions contre la Russie fonctionnent, observe Agathe Demarais, directrice des prévisions mondiales de l’Economist Intelligence Unit. Le commerce de détail et la production industrielle ont enregistré les pires contractions depuis le début de l’année 2020.”

Signes de faiblesse

Les problèmes de production dans certains secteurs (l’automobile, par exemple) causés par la mobilisation et la disparition des fournisseurs occidentaux, et les fluctuations désormais à la baisse des prix des matières premières et de l’énergie ne font pas les affaires du Trésor russe.

Aujourd’hui, avec la guerre, un embargo qui s’étend et des pays européens qui trouvent de nouvelles sources d’approvisionnement, les comptes russes ne sont plus équilibrés. Le ministère russe des Finances a fait savoir que le déficit public avait atteint l’équivalent de 25 milliards de dollars en janvier dernier alors qu’il n’était que de 2 milliards en janvier 2022.

Parallèlement, la Russie est désormais au ban du système financier international: elle n’a plus accès au système Swift, les avoirs de sa banque centrale sont gelés et un défaut de payement a été officialisé en septembre dernier sur la dette extérieure russe.

Mais attention à ne pas sur-interpréter. La dette publique russe ne pèse que 20% environ du PIB du pays, la banque de Russie a encore augmenté ses réserves d’or (elles atteignent 580 milliards de dollars) et le fonds souverain russe est riche de 155 milliards de dollars d’actifs. Si la Russie est désormais coupée du système financier occidental, elle peut encore vendre ses actifs ailleurs. La Chine a, par exemple, augmenté ses importations d’or russe de près de 67% l’an dernier.

Apparition de résistances

Le problème des sanctions est le même que celui des antibiotiques, souligne Agathe Desmarais: en abuser crée des résistances qui diminuent à long terme leur efficacité.

Ainsi, au fil des mois, si l’Union européenne apprend à se passer du gaz russe, la Russie est en train de rebalancer son commerce vers l’Asie. La Chine, l’Inde, la Turquie, le Kazakhstan, l’Arménie et l’Ouzbékistan sont des pays qui pourraient profiter de la réorientation du commerce russe. Une nouvelle route des Indes terrestre et maritime est en train de se créer. C’est un chemin de 7.200 km reliant Moscou à Bombay en passant par Téhéran et qui permettrait ainsi d’avoir une option de rechange à la route maritime traditionnelle qui part de Saint-Pétersbourg et traverse les mers Baltique et du Nord. Des eaux qui pourraient rapidement devenir hostiles…

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Des solutions de rechange apparaissent. Le pétrole russe est encore véhiculé plus ou moins secrètement par bateaux et, selon le Wall Street Journal, “les registres des douanes montrent que des entreprises de défense appartenant à l’Etat chinois expédient des équipements de navigation, des technologies de brouillage et des pièces d’avions de combat à des entreprises de défense appartenant à l’Etat russe et sanctionnées”. Une vingtaine d’entreprises turques auraient également exporté vers la Russie des équipements et des marchandises, bravant l’embargo.

Moscou vient de transmettre à l’Inde une liste de biens qu’il désire importer. Le gouvernement indien estime que cette commande pourrait porter ses exportations à une dizaine de milliards de dollars par an, contre deux milliards environ actuellement.

L’Inde joue d’ailleurs un rôle central dans le recyclage vers l’Occident du pétrole russe, officiellement banni. Michael Tran, stratégiste spécialisé en énergie auprès de RBC Capital Market explique: “L’Inde achète des quantités record de brut russe à prix très réduit, fait tourner ses raffineries au-delà de leur capacité nominale, profite de la rente économique que représentent les marges très élevées sur les produits raffinés et exporte de l’essence et du diesel en Europe”.

La Chine fait d’ailleurs la même chose avec le gaz russe, acheminé par pipeline (un deuxième oléoduc reliant la Chine et la Russie sera opérationnel en 2024), du gaz qu’elle liquéfie et renvoie en Europe par bateau.

“Bref, la politique de l’Union européenne consistant à serrer la vis russe est une victoire politique mais la conséquence involontaire est que l’Europe importe effectivement de l’inflation à ses propres citoyens”, ajoute Michael Tran.

Une importance politique

Alors, face à une économie qui résiste, face à la reconstitution d’un bloc économique qui soutient objectivement la Russie, les sanctions seraient-elles inefficaces?

“Si nous voulons discuter de l’efficacité des sanctions, répond Quentin Michel, professeur de sciences politiques à l’ULiège, la question à poser est: quel est leur objectif? Or, les règlements européens concernant les derniers paquets de sanctions ne le précisent pas. C’est pour moi un des principaux problèmes: nous n’avons pas déterminé à quoi ces sanctions doivent servir. Est-ce mettre la Russie à terre et la forcer à revenir à la table de négociation? S’agit-il de faire pression en la privant de certains produits ou matériaux? Au départ, l’embargo de 2014 se focalisait sur le plus sensible: armes, technologie avancées… mais les sanctions ont été progressivement étendues et l’on brasse désormais très large.”

Interrogée sur France Culture, Agathe Desmarais regrette aussi cette opacité. Elle estime cependant que les mesures actuelles poursuivent trois objectifs. Le premier est d’envoyer un message diplomatique d’unité à la fois transatlantique et de soutien à l’Ukraine. “Le message est passé, et je ferais le pari que Vladimir Poutine ne s’attendait pas à une telle unité.”

Le deuxième est de rendre plus difficile la poursuite de la guerre. Ces sanctions ont effectivement ralenti la marche de l’économie, ont affaibli le système financier et pèsent aussi sur l’armement puisque Moscou ne peut plus (en théorie du moins) importer de puces occidentales.

Et le troisième objectif est de long terme: “Les sanctions sont comme un lent poison et rendent très difficile pour les industries du secteur énergétique russe le fait de se financer en Occident et surtout d’avoir accès aux technologies occidentales pour développer de nouveaux champs pétrogaziers”. Les prévisions de l’Agence internationale de l’énergie le confirment: aujourd’hui, 30% du pétrole et du gaz échangés dans le monde sont russes, mais cette proportion va tomber à 15% d’ici 2030.

“Nous n’avons pas d’idées précises sur la capacité des Russes à se passer de nous.”

“La Russie est-elle capable de contourner complètement la technologie occidentale? J’ai lu du pour et du contre, embraye Quentin Michel. Je suis incapable de donner une réponse tranchée. Nous n’avons pas d’idées précises sur la capacité des Russes à se passer de nous.”

Le professeur de l’université de Liège ajoute que pour lui, le problème est davantage politique qu’économique. “Economiquement, l’embargo n’a pas totalement eu l’effet escompté: nous n’avons pas bloqué l’économie russe et il est clair que ni la Chine, ni même la Turquie ne suivent les lignes de forces imposées par les Etats-Unis et l’Union européenne. Je serai donc prudent sur l’impact à long terme des sanctions.”

Quentin Michel ajoute cependant que les sanctions ont du sens dans la mesure où elles étaient politiquement indispensables. C’était la seule manière de réagir avec vigueur à l’invasion de l’Ukraine sans entrer en guerre. “Cependant, précise-t-il, nous sommes désormais empêtrés: faire machine arrière serait un aveu de faillite. Lever une partie de ces mesures est devenu impossible, à moins d’obtenir quelque chose en retour.”

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