“Le ressentiment à l’égard de l’Occident est général”

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Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Historien, philosophe, ancien conseiller du Premier ministre Guy Verhofstadt, spécialiste du Moyen-Orient et professeur à a VUB, Koert Debeuf vient de publier un essai dans lequel il se penche sur un sujet malheureusement brûlant : pourquoi se fait-on la guerre. (1).

Respirez un grand coup. Nous allons plonger dans les tréfonds de l’âme humaine.

 « On dit souvent que les guerres ont des causes économiques, rationnelles. Mais mon expérience me fait dire que ce n’est généralement pas le cas, affirme l’historien. La psychologie l’emporte souvent sur la rationalité. Quand j’étais en Égypte, après la répression sanglante des grandes manifestations contre le Président Morsi en 2013, j’ai assisté à l’émergence d’un état d’esprit très violent, pendant quelques jours, chez certains de mes amis ».

Koert Debeuf
Koert Debeuf, Historien, philosophe, ancien conseiller du Premier ministre Guy Verhofstadt, spécialiste du Moyen-Orient et professeur à a VUB. © D.R.

Il enchaîne : « le Centre pour la résolution des conflits insolubles, une organisation basée à Oxford dont je suis fellow, a interrogé de nombreux combattants étrangers. Il en ressort que ces gens vont combattre en Syrie et peut-être y mourir, non pour des raisons économiques –  ils ont parfois une famille, un diplôme universitaire, un travail -,  mais ils veulent se battre et mourir pour une idée.

Et puis, autre expérience personnelle, un ami entrepreneur m’a expliqué pourquoi il quittait la Chine, parce qu’il voyait le pays se fermer… »

Ces trois événements très différents ont un point commun : ils montrent que l’on peut prendre des décisions irrationnelles et radicales contre ses propres intérêts.

« Ces éléments m’ont fait réfléchir à la mondialisation, poursuit Koert Debeuf. Depuis 2007-2008, les statistiques du commerce mondial sont en recul. On semble revenir à une période de repli sur soi, de « tribalisation ». Un changement que l’on a déjà vu opérer en Europe en 2005 avec, lors du référendum sur la constitution européenne, la victoire du « non » aux Pays-Bas et en France ».

Voilà donc le point de départ du livre : la tribalisation d’un monde qui devient dès lors plus conflictuel. Car soit on fait partie de la tribu, soit on en est exclu, et l’on apparaît alors comme un ennemi potentiel.

À l’origine des conflits, la frustration 

L’exemple type d’une guerre née de la frustration et d’un repli sur soi est le conflit russo-ukrainien.

Koert Debeuf fait son mea culpa : « peu avant l’invasion de l’Ukraine, interrogé par une radio néerlandaise, j’avais affirmé que la Russie n’envahirait jamais l’Ukraine. Ce serait une décision irrationnelle. L’Ukraine deviendrait pour la Russie un nouvel Afghanistan. » Et pourtant, le 24 février, les chars russes traversent la frontière. La justification de cette décision se trouvait pourtant dans les discours de Vladimir Poutine. « Depuis de nombreuses années, ses discours n’avaient rien d’économique, mais ressassaient un fort ressentiment à l’égard de l’Occident », souligne l’historien.

Un habitant d'un village près de la ville de Kreminna, sur la ligne de front dans la région de Luhansk, en Ukraine, le 8 mars 2023.
Un habitant d’un village près de la ville de Kreminna, sur la ligne de front dans la région de Luhansk, en Ukraine, le 8 mars 2023. © Reuters

« Cette frustration est née en 1989, lors de la chute du mur de Berlin, et plus encore en 1991, lorsque l’empire soviétique dont tout le monde avait peur s’est disloqué. La Russie était redevenue un pays en voie de développement, qui n’était plus respecté et qui se retrouvait exclu des grands débats et des grandes tables de discussion. La Russie avait l’impression que le but de l’Occident était de la détruire, en soutenant des mouvements antidictatoriaux en dehors du pays, mais aussi à l’intérieur (en aidant des opposants comme Navalny Khodorovski.) ». Cette frustration a poussé le pouvoir russe à vouloir reconquérir Kiev, capitale historique du grand empire slave « Kiev Rus » du 9e siècle, haut lieu de la religion orthodoxe, troisième « Rome », succédant à Constantinople. Très peu de gens avaient compris cela avant la guerre ».

Pourquoi le 11 septembre a fait régresser le monde

Ce processus de régression, de repli, de tribalisation n’est pas propre à la Russie, avance Koert Debeuf. « Pour échapper au choc d’un traumatisme, on se réfugie dans une identité unique, qui nie le fait que nous ayons en fait une identité multiple. Un homme peut être à la fois fils, père, mari, fan de football, lecteur de romans, conservateur, catholique et amateur de vin ».  Mais quand surviennent un choc, un traumatisme, on a tendance à se réfugier dans une seule identité, dans un groupe nationaliste, religieux, ou autre. Le groupe procure une sécurité. C’est ce processus que j’appelle tribalisation. On voit des groupes et même des masses qui se tribalisent en raison d’une peur de l’extérieur. Ils ont un leader fort, ils tiennent un discours « nous contre eux ». Ce mécanisme est à l’œuvre depuis une vingtaine d’années dans le monde ». Diverses études montrent en effet que la liberté et la démocratie sont en recul dans le monde depuis 2006, avant, donc, la grande crise économique et financière. Et la tendance au repli se poursuit.

Explosion sur la deuxième tour du World Trade Center frappée par un avion à New York, 11 septembre 2001.
Explosion sur la deuxième tour du World Trade Center frappée par un avion à New York, 11 septembre 2001. © Reuters

Mais quel est le traumatisme mondial qui a provoqué ces réactions ? « Je pense, répond Koert Debeuf, que le 11 septembre a été le moment qui a empoisonné l’esprit d’un peu tout le monde. Quand, lors de mes conférences, je demande : savez-vous où vous étiez le 11 septembre? Tout le monde peut me répondre.  Le 11 septembre 2001 a été un moment mondial, un peu comme l’assassinat de Kennedy ».

Le traumatisme s’est amplifié ensuite, avec les attentats à Bombay, Istanbul, Paris, Madrid, Bruxelles…. « Ce n’était plus une guerre lointaine. Et la peur a changé les mentalités. Pas immédiatement. C’est comme lors de funérailles. Au début, tout le monde se réunit pour rendre hommage au défunt. Mais ensuite, les querelles d’héritage apparaissent. Nous avons vécu un événement similaire. Et nous sommes tombés dans une sorte de cercle vicieux mondial ».

 Comment l’arrêter ?  La réponse de Koert Debeuf n’est pas très optimiste : « A mon avis, et je le disais déjà en 2015, cela va nous mener à un grand conflit qui pourrait jouer un rôle de catharsis. Et c’est pour cette raison que je compare notre époque à celle des années 1920 et 1930. Car on y observait déjà ce même phénomène de tribalisation et ce même cercle vicieux et cela nous a menés à la seconde guerre mondiale ».

Arrêtez le Westplaining

Il faut dire que nous n’aidons pas à l’apaisement. Les tensions et le ressentiment à l’égard de l’Occident sont encore accentués par notre propension au « westplaining » (mot valise constitué de West et explaining). Nous, en Occident, nous sommes en effet très donneurs de leçons.

« Le ressentiment à l’égard de l’Occident est général, poursuit Koert Debeuf. J’ai l’avantage de pouvoir voyager beaucoup en dehors de l’Europe. Je parle avec des Africains, des Asiatiques, des personnes du Moyen-Orient. Et je vois l’arrogance européenne. Nous expliquons l’Islam aux musulmans, le Liban aux Libanais. Moi-même quand j’étais au Caire, j’ai été témoin de cette arrogance.  En Afrique, on dit : quand les Chinois viennent, nous avons un hôpital. Quand les Européens viennent, nous avons un sermon. »

Pourtant, qui sommes-nous pour nous croire supérieurs, demande l’historien. « Nous avons mené une guerre illégale en Irak, torturé à Guantanamo. Il y a dans l’Union européenne un Viktor Orban qui ne suit pas les règles, nous avons vu aux États-Unis un président Trump refusant d’admettre sa défaite électorale et une attaque du Capitole… Face à cela, nous ne sommes pas très convaincants lors que nous disons que c’est mieux chez nous ».

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“Parmi les choses à changer, et depuis un certain temps déjà, il y a l’Organisation des Nations unies” © Belga

Ce sentiment anti-occidental s’est renforcé encore après l’invasion de l’Ukraine, ajoute Koert Debeuf. « Lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies concernant la suspension de la Russie, nous étions minoritaires : sur les 54 pays africains, seulement 8 ont voté avec nous. Et en Asie et au Moyen-Orient 5 pays sur 45. Cela veut dire qu’en Afrique et en Asie, nous avons complètement perdu notre légitimité. Si nous ne pouvons plus convaincre ces pays de notre vision du monde, cela signifie qu’il faut changer quelque chose ».

Parmi les choses à changer, et depuis un certain temps déjà, il y a l’Organisation des Nations unies. « Ne pas avoir l’Inde, pays qui a dépassé la Chine en nombre d’habitants, au Conseil de sécurité, c’est quand même assez amusant. Le Nigeria, le Brésil sont d’autres exemples. Nous pensons que ce sont des pays moins stables ? Mais au vu de ce que nous observons, peut-on qualifier de pays stables le Royaume-Uni ou les États-Unis ? »

Est-ce que ce triste état du monde ne rend pas encore plus urgent le fait d’avoir une véritable politique étrangère européenne ? « Je ne crois pas qu’il y ait un manque de cohérence générale de la politique étrangère européenne, répond l’essayiste. Dans les Balkans, l’entrée de l’Albanie et du Monténégro dans l’Union a été bloquée par les Pays-Bas et la France. La Turquie est un problème vieux de 15 ans. C’est notre faute si les choses n’ont pas avancé. »

Les Européens ne sont toutefois pas aveugles. « Ils ont bien vu la répartition des votes aux Nations unies. Ils comprennent qu’il faut changer notre manière de faire la politique étrangère, nous devons réfléchir au nouvel ordre mondial. Mais le changement est difficile, parce que nous devons faire quelque chose que nous n’avons jamais fait auparavant. Mais si nous ne commençons pas à y réfléchir et à nous ouvrir au changement, alors ce changement nous sera imposé ».

La prochaine guerre sera-t-elle aux États-Unis ?

Où sera la prochaine guerre ?  Il existe beaucoup d’endroits au monde qui présentent un risque d’effondrement, répond Koert Debeuf. Il y a Taiwan, mais la dernière fois où la Chine a envahi un pays, c’est le Tibet et cela date d’il y a longtemps (1950, NDLR). Je ne dis pas que ça n’arrivera pas, mais il y a d’autres régions plus explosives et plus dangereuses pour nous. Par exemple les Balkans. Nous n’avons pas pris les bonnes décisions par le passé. Il y a aussi la situation en Israël et en Palestine, qui est en train d’exploser. L’Iran qui est vraiment sous pression. Le Sahel est une région très instable. Des pays comme le Mali, le Tchad, le Soudan, le Niger, la Mauritanie, la Libye sont des dominos. Si un grand problème survient dans l’un, il peut se répercuter dans les autres.

Et puis, il y a les États-Unis, qui sont une société dans lequel le centre politique a disparu et cette polarisation extrême pourrait mener à des explosions de violence. « Même au niveau individuel, les pro démocrates n’ont plus d’amis républicains et vice-versa. C’est effrayant. Il n’y a plus de dialogue », constate Koert Debeuf. Les militaires américains me disent que s’il devait y avoir un nouvel assaut contre le Capitole, l’armée américaine ne serait pas unie pour y faire front. Ici aussi, c’est inquiétant parce que les États-Unis sont les derniers qui peuvent défendre encore militairement l’ordre mondial tel qu’il est aujourd’hui ».

Mais ne retrouve-t-on pas cette polarisation exacerbée dans beaucoup de pays, et notamment chez nous, en Belgique ? « Oui, répond Koert Debeuf. C’est en effet devenu de plus en plus problématique chez nous. La culture politique et les relations entre partis sont devenues de plus en plus émotionnelles, polarisées, personnalisées. On assiste à une fragmentation de la politique. Il est de plus en plus difficile de prendre des décisions. Il y a un manque de compréhension et de dialogue. Je crois que très peu de Flamands comprennent pourquoi il n’y a pas d’extrême-droite en Wallonie. Et très peu de francophones comprennent pourquoi il y en a en Flandre ».

“On parle beaucoup de la Chine par exemple, mais on ne parle pas avec la Chine. Comment comprendre ce que veulent les Chinois”. © AFP

La solution, dès lors, est de retrouver le dialogue et l’ouverture. « On parle beaucoup de la Chine par exemple, mais on ne parle pas avec la Chine. Comment comprendre ce que veulent les Chinois. Je sais que c’est difficile, mais nous devons faire davantage d’efforts. Demain, avec la Russie, comment allons-nous terminer la guerre en Ukraine ? Quel est notre but et quel est celui de Moscou ? Y a-t-il un point sur lequel nous pouvons être d’accord ? Si nous faisons une guerre sans savoir comment la terminer, elle risque de durer dix ans. Il est important d’essayer de comprendre les autres et de connaître l’histoire. Beaucoup de cultures, de régions, de pays ont contribué à la civilisation générale. Nous n’avons pas tout inventé. Nous avons beaucoup emprunté. Ces changements de positions intellectuelles et émotionnelles vis-à-vis des autres cultures sont nécessaires pour éviter un grand conflit ».

Cette ouverture doit aussi être un travail personnel, ajoute Koert Debeuf. « Nous pouvons commencer à ouvrir nos bulles cognitives et sociales. Ecoutons les autres opinions. Essayons de lire l’histoire de la Chine, du Moyen-Orient, de regarder l’histoire de l’art. L’Iran n’est pas seulement le régime des mollahs. C’est beaucoup plus que cela. Le Moyen-Orient ce ne sont pas seulement les salafistes. Il faut créer davantage de complexité dans nos têtes ».

« Pourquoi ce n’est pas la dernière guerre », Koert Debeuf, Racine, 240 p, 24,99 euros.

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