Le modèle chinois est-il cassé?

QG de Country Garden. La dette de ce géant de l’immobilier dépasse les 150 milliards d’euros. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Les menaces de faillite qui pèsent sur plusieurs grands groupes chinois dissimulent un problème de fond: une classe moyenne essoufflée, une population qui vieillit et une croissance qui patine.

On ne peut pas rater cet immeuble d’une vingtaine d’étages situé dans la ville de Foshan, à deux pas de la rivière des Perles. Il frappe le regard non par sa hauteur mais par la végétation luxuriante qui déborde de chacun de ses balcons. C’est ici le QG de Country Garden, le principal promoteur immobilier chinois qui, jusque voici quelques mois, était aussi considéré comme le plus sérieux et le plus solide.

Mais les choses se sont gâtées au point que le 7 août, le groupe se voyait incapable de rembourser les intérêts échus sur deux de ses emprunts et était obligé d’admettre qu’il planait “des incertitudes considérables sur le remboursement de sa dette”, laquelle dépasse 150 milliards d’euros.

Depuis, l’action a dévissé et le groupe risque d’être officiellement déclaré en défaut de payement en ce début septembre. Yang Huiyan, actionnaire majoritaire et patronne de Country Garden, qui était un moment la première femme milliardaire chinoise avec une fortune avoisinant les 30 milliards d’euros, a désormais perdu près de 90% de son patrimoine. Et en Occident, certains détenteurs d’obligations émises par le promoteur, comme l’assureur Allianz ou le gestionnaire de fonds BlackRock, risquent de devoir passer leurs investissements au bleu.

Certes, ce n’est pas la première fois qu’un groupe immobilier titube en Chine. En grande difficulté depuis plus de deux ans, un autre promoteur, Evergrande, s’est mis en juillet sous la protection de la loi américaine sur les faillites afin de se protéger de ses créanciers. La dette totale d’Evergrande atteindrait 260 milliards d’euros. Et derrière ces grands arbres, se cache une forêt de très nombreux promoteurs plus modestes, en mauvaise santé eux aussi. Selon certaines estimations, le montant des impayés dans le secteur immobilier chinois approcherait les 400 milliards de dollars.

En fait, c’est tout le secteur qui bat de l’aile. Les promoteurs chinois s’étaient organisés des plans de développement sur 30 ans en prévendant des appartements (dans le pays, sept logements sur dix sont écoulés sur plan), ce qui leur permettait, dans un marché où les prix s’envolaient année après année, de financer ces projets tout seuls, d’empocher des marges substantielles et de réserver leur capacité d’emprunt à d’autres projets plus risqués.

Forest City Une ville fantôme dans laquelle n’errent que quelques milliers d’habitants...
Forest City: une ville fantôme dans laquelle n’errent que quelques milliers d’habitants… © Getty Images

Country Garden, par exemple, avait commencé un projet d’une centaine de milliards de dollars en Malaisie. Cette “Forest City” lancée en 2016 à proximité de Singapour devait être une ville verte, intelligente, bâtie sur quatre îles artificielles et pouvant accueillir 700.000 personnes. Mais le projet a fait flop en raison à la fois des prix des appartements (2.800 euros le m2, bien au-delà du pouvoir d’achat de la plupart des Malaisiens), du covid et des restrictions imposées à la fois par Pékin et Kuala Lumpur aux Chinois qui auraient été désireux d’investir à l’étranger. Aujourd’hui, Forest City est une ville fantôme dans laquelle n’errent que quelques milliers d’habitants.

Des classes moyennes indécises

Ces problèmes de pouvoir d’achat, les ménages chinois y sont désormais confrontés eux aussi. “J’économise depuis plusieurs années en vue d’un versement initial mais cette année, les revenus de mon mari sont très instables”, explique He Ying, une responsable RH, mariée et maman d’un fils de deux ans, à un journaliste du South China Morning Post.

Elle habite Guangzhou mais son mari a déménagé à plus de 1.000 km de là le mois dernier pour trouver du travail. «De plus en plus de jeunes choisissent de ne pas se marier, de ne pas acheter de maison et de ne pas avoir d’enfants, dit-elle. Je ne devrais pas acheter de biens immobiliers cette année et je devrais plutôt conserver mes liquidités au cas où quelque chose se produirait.”

Les problèmes décrits par He Ying résument bien ceux de la classe moyenne chinoise qui doit composer avec un système de retraite sous-dimensionné, avec la nécessité de donner à leur enfant la meilleure éducation et avec un accès de plus en plus compliqué à la propriété immobilière, à mesure que la dynamique économique s’affaiblit. Et à cela, pour les plus jeunes, s’ajoute une difficulté de plus en plus grande de trouver un emploi, du moins dans les zones urbaines. Et ces jeunes ne sont pas disposés à suivre le conseil de Xi Jinping qui les encourage à retourner vivre plus frugalement à la campagne.

Tout cela est le résultat du fait que depuis le covid, l’économie chinoise peine à redémarrer. Elle qui affichait des taux de croissance de 8% voici quelques années bataille pour conserver une croissance annuelle de 4% dans les trois ans. Les classes moyennes ne consomment pas, les investissements chinois à l’étranger ne rapportent souvent pas les rendements espérés, la population vieillit, la productivité baisse, les pouvoirs publics accroissent leur déficit (l’endettement du gouvernement central et des gouvernements régionaux atteindrait, selon Goldman Sachs, 126% du produit intérieur brut).

Et face aux incertitudes, les Chinois font le gros dos. Le taux d’épargne en Chine, qui avait baissé jusqu’en 2019, est remonté pour atteindre… 46% du revenu disponible aujourd’hui! Les autorités sont bien conscientes du danger. La banque centrale vient prudemment d’abaisser son taux directeur à un an à 3,45%, contre 3,55%, mais ces mouvements sont trop timides pour revivifier l’atmosphère et faire repartir le crédit.

Face aux incertitudes, les Chinois ne désirent donc plus prendre le risque d’investir dans les logements. Les ventes ne représentent plus que 60% environ de celles de 2019, et le volume des nouveaux projets immobiliers est à 37% de celui d’avant covid. La crise sanitaire a laissé des marques profondes, non seulement dans l’immobilier résidentiel mais surtout dans le commercial, mettant à l’arrêt les centres commerciaux et privant donc les promoteurs des rentrées nécessaires. Et la crise alimente la crise. Car ceux qui ont choisi d’investir quand même dans la brique se retiennent, anticipant une baisse des prix. “Tous mes amis qui ont acheté un appartement au cours des deux dernières années ont regretté leur décision”, explique un jeune enseignant de 26 ans au South China Morning Post.

Certains craignent que la tempête se répande sur l’ensemble de l’économie. L’immobilier pèse un quart du PIB du pays et représente 20% des emplois. C’est aussi un poste très important des banques chinoises et des investisseurs. Et cela devient un problème social.

Depuis un peu plus d’un an, nombreux sont les propriétaires ayant acheté un appartement sur plan qui arrêtent de payer leurs traites, pour protester contre les retards qui s’accumulent dans la livraison de leurs projets. Des retards causés par les problèmes financiers des promoteurs, incapables de payer leurs ouvriers. Country Garden a près de 3.000 chantiers en cours, Evergrande un millier. Il y aurait environ 225 millions de mètres carrés de logements inachevés dans le pays.

Un “moment Lehman”?

La Chine vivrait-elle son “moment Lehman”, menaçant l’ensemble du système financier comme aux Etats-Unis en 2008? “Je ne suis pas assez confiant dans ma compréhension de la Chine pour juger si elle parviendra à contenir son ‘moment Minsky’, le moment où tout le monde réalise soudainement qu’une dette insoutenable est de fait insoutenable, explique le prix Nobel d’économie Paul Krugman. En fait, je ne suis pas sûr que quiconque, y compris les responsables chinois, connaisse la réponse à cette question. Mais je pense que nous pouvons répondre à une question plus conditionnelle: si la Chine connaît une crise du type de celle de 2008, celle-ci aura-t-elle des répercussions importantes sur le reste du monde, et en particulier sur les Etats-Unis? Et là, la réponse est clairement non.”

Si le système financier chinois est plus régulé qu’avant, il reste néanmoins beaucoup de zones d’ombre, comme ces sociétés exerçant une partie du métier de banquier sans devoir détenir un agrément, ou comme ces véhicules d’investissement des pouvoirs locaux, financés par de la dette. Selon le Fonds monétaire international, le total de l’endettement des agents chinois non financiers atteint 270% du PIB, ce qui rend l’économie du pays sensible à un choc majeur.

Ces derniers jours, une société fiduciaire liée au Zhongzhi Enterprise Group, conglomérat tentaculaire qui gère plus de 1.000 milliards de renminbi (130 milliards d’euros environ), n’a pas pu rémunérer ses investisseurs. Un certain nombre de produits de placement de Zhongzhi sont liés à des projets immobiliers et Zhongzhi a demandé à KPMG de l’aider à restructurer ses finances.

Modèle cassé?

Les perspectives sont donc moroses et certains parlent même d’un modèle cassé. “Les facteurs structurels de la croissance faible en Chine (recul de la population en âge de travailler, ralentissement de la productivité, crise de l’immobilier conduisant à une hausse du taux d’épargne des ménages) impliquent que la croissance potentielle est probablement inférieure à 2% par an”, note l’économiste de la banque Natixis, Patrick Artus. Et si l’on ajoute à cela l’effet des sanctions américaines et de la démondialisation, la croissance potentielle, autrement dit la puissance du moteur économique chinois, pourrait être plus faible encore.

Mais lorsque l’on parle de la Chine, il convient toujours de rester très prudent. “De nombreuses prédictions précédentes concernant le ralentissement de l’économie chinoise ne se sont pas concrétisées, estimait le Wall Street Journal voici quelques jours. La multiplication des véhicules électriques en provenance de Chine et le développement des industries spécialisées dans les énergies renouvelables rappellent les capacités du pays à dominer des marchés. Les tensions avec les Etats-Unis peuvent galvaniser les efforts chinois à accélérer les innovations dans des technologies comme l’intelligence artificielle ou les semi-conducteurs, dégageant de nouveaux chemins de croissance.”

D’autant que les analyses ont l’habitude de se centrer sur des prévisions à un, deux ou trois ans alors que Pékin travaille sur une autre temporalité. Voici une dizaine de jours, la presse chinoise publiait un discours de Xi Jinping dans lequel le leader chinois fustigeait des pays occidentaux s’enfonçant dans les troubles en raison de leur “matérialisme” et de leur “pauvreté spirituelle” et soulignait: “nous devons faire preuve d’une patience historique et insister sur la réalisation de progrès réguliers, pas à pas”.

© National

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