Titanesque accumulation de richesses, ultra-concentration du pouvoir économique, philanthropie de façade… L’Amérique d’aujourd’hui résonne étrangement avec celle de la fin du XIXe siècle. Bienvenue dans le Gilded Age 2.0, une époque où les fortunes privées semblent redessiner les contours du capitalisme à leur avantage. Du moins pour l’instant.
Popularisé par Mark Twain, le terme « Gilded Age » désigne la période de 1870 à 1900, marquée par une croissance économique fulgurante, dopée par l’industrialisation, les chemins de fer, l’immobilier et la finance. Mais derrière la vitrine prospère se cachait une société profondément inégalitaire.
Durant cette période l’Amérique a vu émerger des fortunes colossales issues de la première génération industrielle. Rockefeller, Carnegie ou encore Vanderbilt ont bâti en quelques décennies des empires dans le pétrole, l’acier ou les chemins de fer. Leur richesse dépassait celle de certains États. Ces « self-made men » profitaient d’un capitalisme sauvage, sans régulation, où la spéculation foncière, la concentration verticale des entreprises et l’absence de lois antitrust leur permettaient de verrouiller leurs marchés. Malgré leur surnom de « barons voleurs », leur influence politique était telle qu’un président comme William McKinley s’affichait sans gêne avec eux.
Une période pour laquelle Trump ne cache pas avoir une certaine fascination. Et c’est vrai que depuis le début de son mandat, les analogies entre le Gilded Age et aujourd’hui ne manquent pas.
La réincarnation numérique des magnats
Aujourd’hui, on observe un phénomène miroir. Si ce n’est que la Silicon Valley a remplacé les mines et les usines. Amazon, Google, Meta ou Tesla règnent sur des marchés entiers. Leurs fondateurs, comme Bezos, Musk ou Zuckerberg, sont les nouveaux titans du capitalisme. Sur les dix plus grandes fortunes mondiales, huit viennent du numérique.
Les géants de la tech — Amazon, Google, Meta, Tesla, etc. — concentrent une immense part de valeur et de données. Jeff Bezos, Mark Zuckerberg ou Elon Musk sont devenus, en une génération, les nouveaux barons de l’économie mondiale. Comme au XIXe siècle, ces fortunes se sont construites dans des secteurs stratégiques (énergie, information, logistique) à partir d’innovations majeures. Mais très vite, elles ont consolidé leur pouvoir en absorbant ou étouffant la concurrence, en fixant leurs propres règles, et en échappant aux cadres réglementaires.
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Cette hyper-concentration est renforcée par les effets de réseau, les économies d’échelle massives et une régulation souvent en retard sur l’innovation. Comme à l’époque des trusts, ces entreprises dominent non seulement leur marché, mais aussi leur écosystème complet, au point d’être qualifiées d’« entreprises-États».
Un rejet marqué de la régulation et de l’impôt
Autre parallèle frappant : la proximité entre les grands capitalistes et le pouvoir politique. À la fin du XIXe siècle, les industriels finançaient largement les campagnes électorales. L’élection de William McKinley en 1896, soutenue par les millions de Rockefeller et Carnegie, symbolise cette mainmise sur la démocratie représentative. Ces « Barons voleurs » pesaient sur les décisions fiscales, les lois du travail ou les politiques commerciales.
Aujourd’hui, les milliardaires de la tech utilisent aussi leur influence politique : par le lobbying, les dons de campagne, ou via des plateformes qui façonnent l’opinion publique. L’appui d’Elon Musk à Donald Trump en 2024 en est un exemple. De plus, des figures comme Mark Zuckerberg ou les fondateurs de Google, initialement proches des démocrates, ont retourné leurs alliances face à la multiplication des procédures antitrust et des appels à taxer davantage les GAFAM.

Comme au temps des barons industriels, cette élite économique contemporaine affiche une hostilité vis-à-vis de l’impôt et de la régulation. Elles investissent massivement pour influencer la législation, retarder les réformes, et créer un cadre favorable à leur expansion — au détriment de la concurrence et parfois de la démocratie elle-même.
Fortunes colossales et philanthropie stratégique
À la fin du XIXe siècle, 1 % des Américains détenaient 50 % de la richesse nationale. Aujourd’hui, cette part reste très élevée (environ 40 %). Cette flamboyance des fortunes modernes s’illustre jusque dans les mariages vénitiens de Jeff Bezos ou les projets spatiaux privés d’Elon Musk. À l’époque, Carnegie finançait des bibliothèques ; aujourd’hui, Gates finance des vaccins.
Mais cette philanthropie reste stratégiquement orientée et pas à même d’atténuer les tensions, ni les inégalités. Derrière l’image, des critiques émergent : optimisation fiscale, influence sur les politiques publiques, absence de légitimité démocratique.
Les nouveaux monopoles freinent-ils l’innovation ?
Des économistes comme Thomas Piketty ou Mariana Mazzucato soulignent les effets pervers de cette concentration : l’innovation ralentit, les inégalités explosent, la mobilité sociale se grippe. On retrouve ici les symptômes d’un capitalisme verrouillé, comme à la veille des réformes progressistes du XXe siècle.
Or les pratiques des Rockefeller ou Carnegie — ententes, pressions, connivences politiques — trouvent leur équivalent dans les enquêtes antitrust contre Amazon ou Meta. La proximité affichée entre Trump et les magnats de la tech ces derniers mois évoque celle de McKinley avec les industriels.
L’État et les grandes entreprises forment un duo étroit, promouvant la dérégulation et allégeant la fiscalité sur les très grandes fortunes. La frontière entre pouvoir économique et pouvoir politique devient floue. La croissance alimentée par les géants technologiques cohabite avec une précarisation croissante, des inégalités accrues et une défiance vis-à-vis des institutions. Comme en 1900, les tensions sociales augmentent au point de devenir explosives.
Quid de l’avenir ?
Si le premier Gilded Age a effectivement été suivi par des réformes progressistes fortes, incluant des lois antitrust et une meilleure régulation sociale, rien n’indique qu’on en prenne aujourd’hui le chemin.
Car la situation actuelle se distingue sur un point crucial. Contrairement au XIXe siècle marqué par une ouverture économique accélérée, l’époque actuelle est celle d’un « capitalisme de la finitude », selon l’économiste et historien Arnaud Orain cité par Le Monde. Soit un monde où la compétition pour la domination se fait au détriment des autres, avec un retour en force des souverainismes économiques et des tensions géopolitiques. Les monopoles numériques, s’ils dominent aujourd’hui, devront aussi faire face à l’évolution technologique rapide, qui pourrait rebattre les cartes.
Ce qui laisse à penser que, malgré les vœux pieux de Trump et l’énergie qu’il y met, il semble bien que ce nouvel âge d’or 2.0 et américanocentré ne soit qu’une chimère.