La riposte européenne à l’IRA américain est encore dans les limbes

L’Inflation Reduction Act octroie des crédits d’impôts pour les investissements dans le renouvelable. Résultat: de nombreuses entreprises européennes changent leur politique d’investissement pour être aussi éligibles à cette aide. © Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Les mesures de soutien à l’industrie américaine (Inflation Reduction Act) mettent la compétitivité des entreprises belges à l’épreuve. Et la riposte européenne est lente et dispersée car elle repose sur les budgets nationaux. Pas facile, en Belgique….

Le patron de Tree Energy Solutions (TES), Marco Alvera, expliquait voici quelques semaines à nos confrères de L’Echo pourquoi son entreprise avait choisi d’investir massivement aux Etats-Unis. Le néerlandais TES et le géant français TotalEnergies se sont associés pour produire du méthane de synthèse à partir d’hydrogène vert. Un investissement global de 2 milliards de dollars. Cet argent ira au Texas. Certes, c’est un Etat très ensoleillé, idéal pour installer les panneaux solaires qui vont alimenter le site en énergie. Mais le rendement de l’investissement devrait aussi être soutenu par l’Inflation Reduction Act (IRA), qui subsidie une série d’activités industrielles aux Etats-Unis.

Voilà un an que l’IRA est d’application et il ne cesse d’inquiéter les industriels européens. Car ce plan d’un montant de 350 à 400 milliards de dollars sur 10 ans vise à soutenir les efforts de décarbonation de l’industrie américaine, renforçant aussi dangereusement la compétitivité des entreprises américaines.

“Il est bon de voir l’économie américaine se verdir, observe Jean-Christophe Dehalu, économiste auprès de l’Union wallonne des entreprises (UWE). Mais en termes économiques, cela pose pas mal de défis à l’Union européenne, à la Belgique et à la Wallonie. Les Américains injectent dans leur tissu industriel plusieurs centaines de milliards de dollars. Ce stimulus vient s’ajouter à la capacité des entreprises américaines à accéder à une énergie meilleur marché que chez nous.”

L’IRA octroie des crédits d’impôts pour les investissements et la production de véhicules électriques, l’installation d’éoliennes, de panneaux solaires, la séquestration du carbone, l’hydrogène vert, les biocarburants, les batteries.

Mais il donne aussi aux ménages américains un sérieux incitant à acheter américain. Ceux-ci bénéficient, par exemple, d’un crédit d’impôt de 7.500 dollars pour l’achat de véhicules électriques neufs à conditions que ces derniers soient en grande partie fabriqués aux Etats-Unis. Résultat: les entreprises européennes changent leur politique d’investissement. Pour que ses véhicules électriques soient éligibles à cette aide, Stellantis a décidé voici quelques jours d’acheter 650.000 tonnes de lithium américain pour une centaine de milliards de dollars.

Riposte européenne

Face à cette double subsidiation, des entreprises et des consommateurs américains, l’Europe riposte. Mais comme toujours dans l’Union, c’est lent et compliqué. “La Commission européenne a proposé deux mesures, explique Jean-Christophe Dehalu: le Net Zero Industry Act pour soutenir les secteurs clés de la décarbonation, et le Critical Raw Materials Act, afin d’éviter les ruptures d’approvisionnement dans les matières premières critiques.”

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Cette riposte se heurte toutefois à deux problèmes. Le premier est que ces textes ne sont toujours pas entrés en vigueur. “Nous n’en sommes qu’au stade de la communication, dit Jean-Christophe Dehalu. Néanmoins, un cadre temporaire a été instauré lors de la crise en Ukraine et il permet déjà aux Etats membres de subsidier l’industrie et l’activité économique dans certaines conditions. Les possibilités offertes par ce cadre ne sont pas négligeables.”

JEAN-CHRISTOPHE DEHALU
© PG

“La situation budgétaire de la Belgique nous place dans une position particulièrement inconfortable.” JEAN-CHRISTOPHE DEHALU (UWE)

L’autre problème est budgétaire. “Là où les Américains financent tout cela au travers de l’Etat fédéral, les financements européens se font au niveau des Etats membres, note l’économiste de l’UWE. Avec une hétérogénéité importante des capacités de financement des Etats membres. La situation budgétaire de la Belgique, et singulièrement de la Région wallonne, nous place dans une position particulièrement inconfortable.”

Cette fragmentation du marché intérieur européen était déjà un risque induit par le Green Deal européen, qui bénéficie d’un financement européen mais repose aussi sur la capacité de chaque Etat membre.

A ce jeu, les grands pays (Allemagne, France, Italie) parviennent à prendre la plus grande part du gâteau. “La France a annoncé il n’y a pas très longtemps un nouveau centre de recherche et de développement et de production de batterie de dernière génération à Dunkerque (en tout, la France devrait compter quatre giga entreprises de batteries, Ndlr). C’est assez parlant et l’on parle de montants que notre situation budgétaire en Belgique ne permettrait jamais, indique Thomas Julien”, conseiller à la Fédération des entreprises de Belgique.

“Et le risque existe de voir la production européenne délocalisée aux Etats-Unis où, en outre, les permis et les autorisations sont plus simples à obtenir, ajoute-t-il. En Europe, l’aide à l’industrie est davantage tournée vers la recherche et le développement, mais aux Etats-Unis, le soutien va véritablement à la production, ce qui permet aux entreprises américaines de bénéficier d’un avantage sur le court terme et de gagner des parts de marché.”

Un trou d’air dans cinq ans?

Sur le terrain, les échos des entreprises confirment ces craintes. “Nous n’avons pas encore de données vraiment chiffrées sur ce qui se passe, confie Clarisse Ramakers, directrice générale d’Agoria Wallonie. Cependant, nous entendons de la part de nos entreprises présentes sur plusieurs pays, dont les Etats-Unis, que les maisons mères réfléchissent clairement où installer leurs activités futures. Le danger n’est pas d’assister à des fermetures d’entreprises, mais que l’investissement s’opère ailleurs qu’en Wallonie. Nous pourrions alors observer une stagnation de l’activité et puis, dans quatre ou cinq ans, une baisse subite puisque ces entreprises n’auraient pas poursuivi leurs investissements dans la Région.”

Pour éviter un trou d’air dans quelques années, les filiales belges de groupes multinationaux doivent redoubler d’efforts auprès de leur maison mère. “Elles doivent justifier le bien-fondé de leur implantation régionale mais aussi le bien-fondé de leurs plans d’investissement, souligne Jean-Christophe Dehalu. Il leur faut pouvoir présenter au siège des projets qui tiennent la route, avec des indexations salariales à 10%, des coûts énergétiques très élevés et des partenaires européens qui ont des possibilités de subside bien supérieurs. Il faut être créatif…”

Comment les pouvoirs politiques, plus spécialement en Wallonie, peuvent-ils réagir? “La question, au vu du peu de moyens budgétaires dont dispose la Région, est de subsidier les activités industrielles clés que l’on désire maintenir, observe Clarisse Ramakers. Les secteurs les plus impactés au niveau wallon, ce sont la sous-traitance automobile et les activités de production qui doivent réaliser des investissements pour réduire leurs émissions carbone. Prenons l’exemple du secteur automobile, où des sous-traitants doivent passer d’une production de pièces pour véhicules thermiques à une production pour des véhicules électriques. Ces entreprises doivent investir pour changer leur mode de production. Ces investissements ne vont pas nécessairement créer des emplois nouveaux, mais sont nécessaires pour maintenir cette activité stratégique en Wallonie.” Et la directrice générale d’Agoria Wallonie ajoute: “Il nous faut vraiment réinventer un concept de souveraineté régionale et nationale, non seulement pour notre activité industrielle, mais aussi pour notre consommation”.

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