Les États-Unis de Donald Trump vont bien plus souffrir que l’Europe de la guerre commerciale qu’ils ont eux-mêmes initiée, estime la nouvelle “chief economist” de BNP Paribas, qui se montre plutôt optimiste sur les conséquences pour l’économie européenne du programme radical du président américain.
Diplômée de Sciences Po et ancienne élève de l’ENA, Isabelle Mateos y Lago a commencé sa carrière à l’Inspection des finances avant de rejoindre le Fonds monétaire international où elle a travaillé pendant une quinzaine d’années, notamment sous la direction de Christine Lagarde. Elle rejoint par après le géant mondial de la gestion d’actifs BlackRock pour intégrer ensuite BNP Paribas en 2024, succédant ainsi à notre compatriote William De Vijlder au poste d’économiste en chef du groupe bancaire français.
De passage à Bruxelles, elle revient sur les 100 premiers jours de Donald Trump à la Maison Blanche. À ses yeux, le président américain affaiblira durablement les États-Unis, tandis que l’Europe pourrait rester en grande partie préservée des effets de son agenda économique.
TRENDS-TENDANCES. Vous avez assisté dernièrement aux réunions annuelles du FMI à Washington. Quelle était l’ambiance et la tonalité des discussions ?
ISABELLE MATEOS Y LAGO. L’ambiance était soucieuse, à un degré historique. Les participants, qu’ils soient du secteur public ou du secteur privé, avaient conscience de vivre un moment un peu charnière de l’histoire économique lié au tournant radical des politiques économiques, et pas seulement de l’administration américaine. On peut même parler presque d’une certaine tristesse. La tristesse de se dire que les États-Unis sont en train de se tirer une balle dans le pied et qu’ils vont être durablement affaiblis par Trump. Par contre, il y avait ce sentiment du côté des Européens et des Asiatiques de disposer des ressources propres pour encaisser le choc, voire de sortir renforcés de cet épisode.
“Les états-Unis vont être durablement affaiblis par Trump.”
Malgré les craintes d’une récession mondiale ?
Ni le FMI ni les prévisionnistes privés n’ont dans leur scénario central une récession. D’un autre côté, tout le monde se rend bien compte que ce scénario central est à prendre avec encore plus de pincettes que d’habitude, compte tenu du niveau extrême de l’incertitude actuelle. Mais tout le monde part de l’hypothèse que cette phase à la fois d’incertitude exceptionnelle et de niveaux de droits de douane également exceptionnels devrait se résorber assez rapidement. D’ici la fin de la période de 90 jours de pause proposée par Trump, on devrait avoir un panorama plus clair. Les tarifs entre la Chine et les États-Unis devraient redescendre de manière significative. Pas à zéro ou 10%, mais cela devrait être plus proche de 60% que de 140%.
Et si l’incertitude et le chaos se prolongent ?
Il est clair que les dégâts économiques deviendraient plus difficiles à renverser et que la probabilité d’une récession s’accroîtrait au fur et à mesure. D’un autre côté, il faut mettre les choses en perspective. L’Allemagne est certes un des pays les plus exposés : les exportations allemandes vers les États-Unis représentent 3% de son PIB. Mais les exportations de l’Union européenne comptent pour moins de 10% du PIB. C’est important, mais la vie ne va pas s’arrêter. Pour l’instant, les droits de douane se situent autour de 10% entre l’Europe et les États-Unis. C’est beaucoup, mais ce n’est pas 145% comme pour la Chine. Les exportations vont baisser, mais pas disparaître. Il ne faut pas oublier que le commerce des pays de l’Union européenne se fait pour 64% entre eux. Si on arrive à faire un petit peu de progrès sur toutes les réformes d’approfondissement du marché intérieur, c’est complètement rattrapable.
Il y a aussi l’ouverture des vannes budgétaires en Allemagne…
Clairement, des économies comme la France ou la Belgique, qui ont beaucoup d’échanges avec l’Allemagne, en bénéficieront plus que d’autres, comme l’Espagne ou le Portugal qui en ont moins. L’Allemagne est la plus grosse économie de l’Union européenne. Quand la croissance allemande va bien, tout le monde en profite. Au départ, certains craignaient que le plan d’investissement allemand de 1.000 milliards d’euros fasse grimper les taux d’emprunt des États, ce qui s’est brièvement produit. Toutefois, la crise américaine a provoqué un afflux vers les obligations européennes, faisant redescendre les taux. Grâce à cette dynamique, l’Europe pourrait même financer davantage d’investissements publics sans coûts supplémentaires, un effet indirectement favorable lié à la situation aux États-Unis.
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Tout de même, l’Europe ne risque-t-elle pas d’être submergée par des produits chinois à bas prix ?
Il y a effectivement un risque de diversion négative. La Chine, et toute la chaîne de valeur asiatique, va être tentée, c’est clair, d’écouler ses produits au rabais dans d’autres marchés, notamment les marchés européens. Si vous êtes un consommateur, c’est plutôt une bonne nouvelle. Si vous êtes un producteur concurrent des produits en question, c’est plus embêtant. Les discussions entre l’Europe et la Chine ont déjà commencé. Les Chinois, se présentant comme un partenaire stable et continuant à croire en la mondialisation, souhaitent se rapprocher de nous. Ils souhaitent renforcer leurs liens avec l’Europe, qui s’inquiète pour sa part d’un afflux excessif de produits chinois, ce qui pourrait nuire à son industrie. Je pense que les Chinois comprennent parfaitement l’enjeu. Après, il y a aussi des effets de diversion positive. Il y a des choses que les Chinois ne vont plus acheter aux États-Unis et qu’ils sont peut être susceptibles d’acheter à l’Europe et inversement.
On peut aussi se demander comment la douane américaine peut contrôler la mise en application de tous ces tarifs ?
C’est très, très compliqué et cela contribue à créer des frictions qui sont néfastes aux échanges. Il n’y a aucun doute à ce sujet. Initialement, Trump avait d’ailleurs voulu imposer des taxes produit par produit. Ses conseillers ont dû lui dire que cela aurait abouti à 36.000 lignes de tarifs différents et que le pays n’avait pas vraiment la capacité de faire cela. Moyennant quoi on a eu droit le 2 avril dernier à l’annonce de tarifs différenciés pour les 190 pays de la planète, y compris des régions qui ne sont pas des pays comme les départements d’Outre-Mer de la France, style Saint-Pierre-et-Miquelon ou la Guadeloupe. Et puis, le président américain a quand même fait marche arrière. On est revenu finalement à 10% pour tout le monde, avant négociation. Mais l’exécution de sa politique est désastreuse.
Et le plan très controversé de Mar-a-Lago imaginé par Steven Miran, conseiller de Trump, qui vise à tordre le bras aux partenaires commerciaux des États-Unis pour remédier au double problème de la surévaluation du dollar et du déficit du pays, tout en industrialisant celui-ci, vous y croyez ?
Il y a beaucoup de contradictions internes dans l’agenda économique du président Trump. Les membres de son administration et ses conseillers, y compris Steven Miran, disent cependant tenir au statut de réserve du dollar et ne pas vouloir le saboter. Ils considèrent le système commercial international actuel comme profondément injuste et veulent le rééquilibrer, au besoin en utilisant une forme de coercition, comme taxer les détenteurs d’actifs de réserve ou faire disparaître les swaps lines, même si ce n’est pas dit comme cela. Je n’aurais jamais imaginé recevoir autant de questions de la part de nos clients ou des contreparties du secteur officiel au sujet de la sûreté du dollar comme actif de réserve. Il y a une vraie inquiétude sur le statut du dollar, même si tout le monde reconnaît que le secrétaire au Trésor Scott Bessent s’est voulu rassurant dans toutes ses déclarations. Mais une fois que le doute s’installe, il est difficile de faire marche arrière.
“Il y a une vraie inquiétude sur le statut du dollar.”
La hausse récente de l’euro est-elle problématique pour l’économie européenne ?
C’est plutôt une bonne nouvelle en ce sens que cela réduit le coût des importations, notamment pétrolières. Cela donne aussi davantage de marge de manœuvre à la BCE pour assouplir sa politique monétaire au cas où la croissance de la zone euro en aurait besoin. À ce propos, notre scénario est celui d’une nouvelle baisse de taux début juin. Sans doute suivie d’une autre plus tard dans l’année. Mais la BCE n’a pas besoin de se précipiter dans la mesure où l’environnement international est compliqué à lire.
A-t-on frôlé la catastrophe lorsque les taux des bons du Trésor américain ont brutalement grimpé suite au déclenchement de la guerre commerciale ?
Je ne pense pas que l’on puisse dire que l’on a frôlé la catastrophe. Si tel avait été le cas, la Fed serait intervenue. Elle a d’ailleurs dit très clairement qu’elle était prête à le faire, comme toutes les autres banques centrales de la planète. C’est très clairement le marché obligataire qui a emporté la décision. Je pense que le secrétaire au Trésor Scott Bessent a dû expliquer à Trump que faire exploser le marché des obligations n’était pas une très bonne idée. Compte tenu du rôle essentiel du marché des obligations américaines pour le système financier international, c’est jouer avec le feu.
En réalité, bien plus que les institutions, ne sont-ce pas les marchés qui jouent aujourd’hui le rôle de contre-pouvoir ?
Quelque part, oui, c’est rassurant. Sauf que parfois, on peut se demander quelle va être l’ampleur de la casse. Pendant son premier mandat, le président Trump s’était montré beaucoup plus sensible aux variations de la Bourse. C’est d’ailleurs ce qui a motivé beaucoup d’électeurs à voter pour lui. Mais là, de toute évidence, il peut vivre avec des marchés qui dévissent de 20%. Je ne sais pas si c’est parce que c’est son second mandat, qu’il n’a pas besoin de chercher à être réélu ou qu’il se dit qu’il a l’opportunité de rester dans l’histoire. Mais toujours est-il que le marché actions américain ne va pas bien. Il sous-performe les marchés actions du monde entier de manière massive. Et malgré ça, il s’entête dans son agenda.