Enrico Letta: “L’élément central pour l’Europe reste sa compétitivité”

Enrico Letta. "L’Europe est imparfaite, mais elle est irremplaçable." © Belgaimage
Baptiste Lambert

De passage à Bruxelles, l’ancien président du Conseil italien Enrico Letta est revenu avec nous sur les principaux enjeux européens. Ses convictions et ses craintes, apparues dans son rapport “Much More Than a Market”, puis dans son livre “Des idées nouvelles pour l’Europe”, ont largement été éprouvées ces dernières semaines.

Une journée chargée. Entre sa décoration de l’Ordre de Léopold, remise par le roi Philippe, et la présentation de son livre, dans le cadre des “Conférences des grands invités de l’Hôtel de Ville de Bruxelles”, Enrico Letta nous a accordé un entretien exclusif.

Celui qui est aujourd’hui le président de l’Institut Jacques Delors n’élude aucune question et attend une réponse ferme de l’Europe. Sur tous les plans : militaire, économique, social et environnemental. Son rapport, qui a précédé celui de Draghi, aura fait date. Publié en avril dernier à la demande de la Commission européenne, il plaidait pour un renforcement du marché intérieur, en l’élargissant à une cinquième liberté, après celles des personnes, des biens, des services et des capitaux : la connaissance, moteur de l’innovation.

Enrico Letta y pointait également la nécessité d’un marché unique de l’énergie, de l’épargne et de l’investissement, tout en attirant l’attention sur la dépendance de l’Europe en matière de défense. Mais, selon lui, la mère de toutes les batailles pour l’Europe reste la compétitivité. “L’Europe est imparfaite, mais elle est irremplaçable.” Telle fut la conclusion de cet Européen convaincu, après avoir sillonné 65 villes dans les 27 États membres de l’Union européenne en vue de la rédaction de son état des lieux. L’histoire retiendra peut-être de ce rapport qu’il a été le point de départ du sursaut européen.

TRENDS-TENDANCES. Pensez-vous que l’élection de Donald Trump soit finalement un cadeau pour l’Europe ?

ENRICO LETTA. Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est un cadeau ou que cela a été positif. Cependant, de manière pragmatique, il est évident que l’élection de Donald Trump pousse les Européens à s’intégrer davantage et à rechercher une forme d’indépendance. Cette indépendance passe nécessairement par une intégration accrue. C’est la conséquence de son élection, et je crois qu’il est important de tirer parti de cette situation.

Dans votre rapport, vous aviez déjà mentionné l’importance de l’autonomie de la défense. Après le discours de Vance à Munich et l’humiliation de Zelensky dans le Bureau ovale, beaucoup sont tombés des nues. Et vous, avez-vous été surpris ?

Honnêtement, non. Il était clair dès le début que Trump II ne suivrait pas les pas de Trump I. Trump II a appris des leçons négatives de son prédécesseur. Avec une équipe plus solide et homogène, partageant pleinement sa vision, il s’est présenté plus coriace, notamment face au système des checks and balances. Il a également bénéficié d’un soutien croissant des grandes entreprises technologiques, ce qui distingue clairement sa seconde présidence de la première.

Même si l’Otan ne devait pas voler en éclats, on a l’impression qu’un lien s’est cassé. Une révolution mentale est en marche en Europe. C’est l’heure du réveil.

Absolument. Moi, ce qui m’a le plus frappé, c’est la déclaration d’Elon Musk à l’égard de l’Ukraine. Il a dit aux Ukrainiens : “Si vous ne vous comportez pas bien, je débranche Starlink.” Quand on dépend de quelqu’un qui peut couper la lumière, c’est que c’est l’heure du réveil. Mais attention, cette dynamique ne brise pas forcément l’alliance avec les États-Unis, elle rend l’autonomie européenne inévitable. Nous ne pouvons plus être une colonie fragmentée des USA.

“Cette dynamique rend l’autonomie européenne inévitable. Nous ne pouvons plus être une colonie fragmentée des États-Unis.”

Une colonie, n’y allez-vous pas un peu fort quand même ?

C’est bien de cela qu’il s’agit. Les Européens investissent 300 milliards d’euros de leur épargne vers les États-Unis, parce que leur marché financier est uni et beaucoup plus attrayant. Le nôtre est fragmenté. Cela renforce les entreprises US qui reviennent en Europe pour racheter nos entreprises avec notre argent. Quel paradoxe !

Plaidez-vous pour une union des marchés financiers ?

Une union des marchés financiers est essentielle. Nous devons simplifier notre structure actuelle, qui comporte 27 marchés financiers différents. Cela ne fait que créer des barrières et limiter notre efficacité. Il est important de mettre en place un cadre réglementaire cohérent et intégré qui favorise non seulement l’émission de ces instruments financiers, mais assure aussi leur utilisation à l’échelle européenne.

Cela voudrait-il dire une place boursière unique en Europe ?

Cela ne concerne pas uniquement les Bourses, mais l’intégralité des marchés financiers. Actuellement, le fait d’avoir des passeports nationaux pour les instruments financiers complique leur adoption à l’échelle européenne. Un autre exemple, en matière de cartes de crédit : le manque de solutions européennes laisse le champ libre aux acteurs américains. Il est donc crucial de développer des alternatives à l’échelle européenne.

Si Trump et Poutine essayaient de négocier l’avenir de l’Ukraine sans l’Ukraine et sans l’Europe, quelle serait la réponse européenne adéquate ?

Je doute que ce scénario soit réaliste, donc je ne préfère même pas y songer. Mais il est clair que Trump donne trop à Poutine. On va voir ce qu’il va se passer. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut reconnaître la remarquable résilience des Ukrainiens. Ils ont démontré leur détermination et gagné le droit à leur existence indépendante, ce que Poutine a tenté de supprimer. Toute négociation en leur absence ne serait ni prudente, ni respectueuse de leur lutte.

Imaginons quand même le pire. Le cessez-le-feu vole en éclats. Il y a des risques d’extension du conflit. Est-ce que vous pensez qu’un Italien, un Français ou un Belge irait se battre pour l’Ukraine ou les pays baltes ?

Vous touchez un point central. Il est crucial de comprendre que la perception de la sécurité varie entre le nord et le sud de l’Europe. Le sud tend à voir l’Europe comme un gage de prospérité, alors que le nord met l’accent sur la sécurité. Créer un sentiment d’appartenance véritablement européen prendra du temps. Pour le moment, ce sentiment n’existe pas.

Les 27 débattent pour savoir comment financer le réarmement européen et l’aide à l’Ukraine. Seriez-vous favorable à l’utilisation des avoirs russes gelés à Bruxelles ?

Assurément, tout ce qui peut convaincre les Russes de cesser leur agression mérite d’être envisagé. Aujourd’hui, il est clair que ce sont eux qui ne veulent pas s’arrêter. Les Russes doivent être tenus pour responsables des dommages qu’ils ont infligés, et si ces avoirs peuvent contribuer à la réparation des torts causés à l’Ukraine, cela serait justifié.

“Notre structure actuelle, qui comporte 27 marchés financiers. Cela ne fait que créer des barrières et limiter notre efficacité.

Même pour le réarmement ?

Non. Uniquement pour les réparations à l’Ukraine.

Dans votre rapport, vous avez évoqué l’importance du rôle de l’épargne privée européenne. Comment cela peut-il aider ?

L’intégration de l’épargne européenne privée est cruciale pour soutenir l’autonomie économique et l’investissement à grande échelle. On parle de 33.000 milliards d’euros. La défense est un aspect, mais la priorité doit être la compétitivité, soutenue par des investissements dans la transition verte et numérique. C’est cela qui permettra à l’Europe de rester compétitive face aux géants, comme les États-Unis. Aujourd’hui, la différence majeure réside dans la capacité des États-Unis à mobiliser des investissements privés massifs pour des avancées dans des domaines clés, comme l’intelligence artificielle et l’exploration spatiale.

La focalisation actuelle sur la défense est-elle excessive par rapport à d’autres priorités ?

Oui, aujourd’hui, l’attention semble être monopolisée sur la défense à cause des événements récents. Cependant, je suis convaincu que, dans un avenir proche, nous réaliserons que l’élément central pour l’Europe réside dans sa compétitivité et sa capacité d’innovation. L’accent mis sur des politiques industrielles solides, des infrastructures modernes et une numérisation poussée est ce qui garantira un avenir durable.

800 milliards pour le plan Draghi, 800 milliards pour le réarmement, 1.000 milliards pour le Green Deal… Ça commence à faire beaucoup. Comment prioriser les investissements ?

Il faut non seulement bien prioriser ces fonds, mais aussi chercher à optimiser le mélange des sources de financement entre public et privé. La priorité devrait être donnée aux investissements qui encouragent la compétitivité.

Il faudra sans doute aussi recourir à l’emprunt. Mais on le voit, le “quoi qu’il en coûte” allemand a provoqué un mini-krach sur le marché obligataire. Les taux se sont envolés.

© PG

C’est pour cela que je parle de sources privées. La clé réside dans la mobilisation de l’épargne privée avec des retours attractifs pour les investisseurs. Si l’on parvient à transformer cette épargne inactive en investissements productifs, cela pourrait convaincre même les pays plus prudents, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, de participer à des financements publics conjoints.

La Belgique, comme l’Italie, fait face à une procédure pour déficit excessif. Comment expliquer aux citoyens qu’il fallait à tout prix se serrer la ceinture, jusqu’à il y a quatre semaines ?

C’est un défi de communication. Pour les citoyens, il est essentiel de comprendre que les investissements dans la défense et la sécurité sont intrinsèquement liés à la compétitivité et à la croissance économique. Si l’on ne leur montre pas clairement le lien entre ces investissements et leur quotidien, il est peu probable qu’ils soutiennent ces initiatives.

Il y a parfois des objectifs qui peuvent être perçus comme antinomiques. Les directives omnibus reviennent sur certains engagements du Green Deal. C’est compliqué…

Les ajustements doivent être faits pour encourager la durabilité tout en reconnaissant le coût social et économique de ces transitions. Un soutien financier doit être prévu pour les travailleurs et les industries touchés, afin d’accompagner cette transformation vers une économie plus verte.

Quel est votre avis sur la stratégie économique de Trump ?

Trump agit selon une logique inspirée de ses méthodes en affaires, où il fixe un objectif et pousse à l’extrême pour négocier des accords favorables. Dans le cadre des relations internationales, cela peut provoquer des destructions de valeur durables, car l’approche de la confrontation ne génère pas nécessairement des résultats gagnant-gagnant. On l’a vu avec ses nombreuses marches arrière.

L’Europe doit-elle répondre œil pour œil, dent pour dent ?

Absolument. L’Europe doit répondre de manière coordonnée et stratégique. Par exemple, lorsque Trump attaque l’industrie automobile allemande, les autres pays européens, comme l’Italie, doivent comprendre que nous sommes tous interconnectés. Une défaillance dans l’industrie allemande aurait des répercussions sur toute l’Europe. La solidarité et l’unité sont donc cruciales.

Les marchés s’écroulent aux États-Unis, l’inflation pourrait faire son retour. Pensez-vous que Trump pourrait prendre une correction aux midterms ?

Si la situation économique se détériore, cela pourrait affecter sa position, évidemment. Cependant, s’il parvient à aligner des gains diplomatiques ou à instaurer une certaine paix, cela pourrait renforcer son soutien. La situation est donc délicate, car elle dépend de nombreux facteurs. 

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