Comment la guerre d’Ukraine pèse sur les grandes dynamiques du monde
La guerre en Ukraine a bouleversé l’ordre mondial et accéléré sa refondation selon des logiques de blocs.
Voici quelques-unes des tendances après un an de conflit, de l’accélération des fractures de la mondialisation aux satellisations possibles de la Russie et de l’Europe dans les orbites chinoise et américaine.
Lutte de suprématie et logiques de blocs
La guerre a exacerbé les conflictualités tout en précipitant la marche vers la consolidation des grands blocs, centrés sur Washington et Pékin.
“On est passé dans une multipolarité désordonnée où tout est une arme: l’énergie, les données, les infrastructures, les migrations”, estimait en décembre Josep Borrell, le diplomate en chef de l’UE. “Géopolitique, c’est le mot clé, tout est géopolitique”.
L’Asie centrale, le Caucase, les Balkans, l’Afrique, l’Indopacifique sont les théâtres des sourdes luttes d’influence mettant aux prises Chine, UE, Etats-Unis, Russie, Turquie, à coups de financement d’infrastructures, d’accords commerciaux, militaires ou diplomatiques.
La guerre en Ukraine a encore plus ébranlé l’édifice, en affaiblissant par exemple la position russe dans ses anciennes républiques d’Asie centrale, ou en donnant à la Turquie de grandes opportunités diplomatiques.
Au final, “cette recomposition chaotique est réelle mais probablement transitoire”, estime pour l’AFP Pierre Razoux directeur de la recherche à la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques (FMES).
Car, “mécaniquement, la fin de la guerre verra l’affaiblissement et l’usure de la Russie et de l’Europe, et les deux grands gagnants de cette situation pourraient bien être les Etats-Unis et la Chine”, résume-t-il.
Posture chinoise et vassalisation russe
La Chine, qui se voit première puissance mondiale en 2049, se demande, comme les Etats-Unis, comment inscrire cette guerre dans son agenda.
Elle soutient Moscou, tout en faisant en sorte que cela reste acceptable pour les Occidentaux afin de ne pas les braquer.
“La Chine n’a pas engagé de distanciation. Au contraire, elle a consolidé son rapprochement” avec Moscou, relève Alice Ekman, analyste responsable de l’Asie à l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (EUISS), auteure de “Dernier vol pour Pékin” (éditions de l’Observatoire), sur la manière dont la Chine gère son ascension sur la scène géopolitique.
“Ce serait une erreur d’analyser le soutien réduit de Xi à la guerre de Poutine en Ukraine comme le signe d’une distanciation”, selon un rapport des services secrets estoniens.
Certes, soutien n’est pas alignement et Pékin n’aide pas Moscou comme Washington aide Kiev, mais “il faut regarder les faits: la relation économique s’est renforcée”, relève Mme Ekman.
Toutefois, la Russie court le risque de se retrouver reléguée au rang de puissance lige de Pékin. “La Russie n’est pas dans une position de négociation avec la Chine, qui va prendre ce qu’elle veut mais ne vas pas donner ce que la Russie veut”, comme des armes ou certains composants, juge Agathe Demarais, directrice de la prévision pour l’unité de recherche de The Economist, Economist Intelligence Unit (EIU).
“Leur relation est déséquilibrée”, souligne Mme Ekman, “mais je ne pense pas que cela soit de nature à limiter le rapprochement. La convergence idéologique peut prendre le pas sur le déséquilibre économique”.
“Pour éviter une vassalisation économique et stratégique, en aucun cas militaire (car la Russie dispose d’un arsenal nucléaire beaucoup plus important, ndlr), le Kremlin mise à fond sur la diversification de ses relations géopolitiques, économiques et stratégiques: la Turquie, le Moyen-Orient, l’Iran, l’Afrique”, relève M. Razoux.
L’Europe, puissance ou valet?
L’Union européenne est à une croisée des chemins. La guerre lui permettra-t-elle de s’affirmer comme acteur majeur, ou la relèguera-t-elle au rang de faire-valoir de Washington ?
“L’Europe ne se porte pas si mal, elle a montré sa capacité de résistance, de réaction très rapide dès le début de la guerre, dans le soutien militaire, aux réfugiés, la réduction de la dépendance énergétique”, souligne un participant aux décisions européennes de plus haut niveau au début du conflit. “Elle a répondu aux nécessités du présent. A-t-elle préparé l’avenir et sa place sur l’échiquier mondial? Il y a encore du chemin à faire”.
C’est toute la question pour Mme Demarais. “Il y a clairement deux blocs, un américain, un chinois et ses alliés avec la Russie. Est-ce que l’Europe va devenir un troisième bloc ou pas, ou est ce qu’elle va être alignée sur les Américains?”
Unis dans le soutien à Kiev, l’Europe veut “renforcer la relation avec les Etats-Unis, mais réalise qu’un jour elle pourrait se trouver toute seule le temps d’un ou deux mandats” politiques américain en cas de victoire électorale d’un camp ultra-républicain et isolationniste, estime M. Razoux.
Aiguillonnée par ses membres les plus atlantistes qui n’envisagent leur sécurité que sous le parapluie américain et une OTAN incontournable, sevrée d’hydrocarbures russes, elle va chercher à actionner d’autres ressorts de souveraineté en réduisant ses dépendances stratégiques comme celles listées au sommet de Versailles de mars 2022 (matières premières critiques, semi-conducteurs, produits alimentaires…).
Pour le chercheur français Bruno Tertrais, de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), les Européens, atteints de “procrastination stratégique”, risquent d’attendre d’être au pied du mur pour réagir.
Mais l’UE ne manquera pas de chercher à participer aux négociations qui résoudront la guerre, puisque, selon l’adage: “si vous n’êtes pas à la table, c’est que vous êtes au menu”.
“Je n’ai pas envie que ce soient les Chinois et les Turcs seuls qui négocient le jour d’après”, résumait fin décembre Emmanuel Macron au journal Le Monde.
Et la bascule pacifique américaine ?
“La relation entre les Etats-Unis et la Chine façonnera le 21e siècle”, prophétisait Barack Obama en 2009, ouvrant la voie à la bascule américaine vers l’Asie, au détriment du Vieux continent. Mais Vladimir Poutine et la guerre ont rattrapé la Maison Blanche par la manche.
C’est “une distraction stratégique” pour les Etats-Unis, rappelle Bruno Tertrais.
“La Russie est en train de retarder ce virage américain vers la Chine. Pour les Etats-Unis, il faut résoudre assez vite le sujet européen”, renchérit le général Bertrand Toujouse, commandant des forces terrestres françaises.
Joe Biden se retrouve donc face à “une épreuve d’équilibrisme”, estime Giovanna De Maio, chercheuse à l’université George Washington, qui relève aux Etats-Unis des “voix qui montent, qui demandent que le conflit soit réglé le plus vite possible” et des “résistances dans le parti Républicain” sur les équipements fournis à l’Ukraine.
D’un autre côté, l’Ukraine permet de se préparer à un éventuel conflit avec la Chine autour de Taïwan, comme l’a rappelé récemment au Financial Times le général James Bierman, commandant des troupes américaines au Japon.
Dès 2014, “nous nous sommes préparés à un futur conflit: entraîner les Ukrainiens, prépositionner des stocks, repérer des points de soutien. Nous appelons cela configurer le théâtre. Et nous sommes en train de le faire au Japon, aux Philippines et ailleurs”.
La fin de la mondialisation ?
Sanctions occidentales, bannissement de certains produits des marchés… En plus des armes envoyées à Kiev, les alliés de l’Ukraine, Etats-Unis et Europe en tête, ont déployé un de leurs outils favoris contre Moscou: les sanctions économiques.
Elles servent “à combler le vide dans l’espace diplomatique, entre les déclarations sans effets et les interventions militaires potentiellement létales”, résume Mme Demarais dans “Backfire” (Columbia University Press, non traduit).
Dans l’énergie par exemple, où la Russie est un poids lourd, les sanctions comme le plafonnement du prix du baril de brut russe décidés par le G7 et l’UE ont provoqué “la fin du marché mondial”, explique à l’AFP Patrick Pouyanné, PDG du géant mondial Total Energies.
“Que veut dire la notion de prix mondial du pétrole une fois qu’on a décidé de mettre des plafonds, que les deux grands marchés de demande que sont la Chine et l’Inde (qui n’appliquent pas ces sanctions, ndlr) peuvent acheter aux Russes à un prix différent des autres? C’est une grande nouveauté et on va l’expérimenter en 2023”.
Ces restrictions à la circulation de certains produits russes s’ajoutent à d’autres coups au commerce mondial, soit volontaires comme les restrictions américaines à l’exportation vers la Chine de certains semi-conducteurs ou la suspension des exportations indiennes de blé, soit imprévus comme les ruptures de chaînes d’approvisionnement liées au Covid.
“La tendance à la fragmentation du monde est antérieure à la guerre, mais il y a eu le double choc, pandémie puis guerre, qui l’a accélérée”, résume Mme Demarais.
Les crises du coût de la vie
Se nourrir, se chauffer, s’éclairer: trois besoins primordiaux humains ont vu leur coût s’envoler dans le monde à cause des conséquences de la guerre.
“La crise du coût de la vie est déjà largement là”, résume le Forum économique mondial (WEF), relevant là encore que la tendance était déjà sur les rails avant la pandémie.
Certains gouvernements tentent d’en limiter les effets, mais “2022 a été marquée par une vague sans précédent de manifestations pour la capacité d’accéder aux biens et services de base”, s’élargissant souvent ensuite à des manifestations contre les autorités en place, écrivent les chercheurs Naomi Hossain et Jeffrey Hallock dans une étude de la fondation Friedrich Ebert, associée au parti social-démocrate allemand SPD.
Face à cela, certaines zones géographiques sont plus exposées que d’autres, comme les pays du Moyen-Orient ou d’Afrique du Nord qui sont d’énormes importateurs de produits alimentaires, ou les pays les plus pauvres ayant peu de marge de manœuvre financière.