Comment la Belgique pourrait souffrir de la faiblesse de la France

Après Michel Barnier, François Bayrou… Quel impact la crise politique française aura-t-elle sur l’économie belge ? (Photo by Magali Cohen / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP) © Hans Lucas via AFP
Baptiste Lambert

François Bayrou va-t-il sortir la France de sa crise politique ? Beaucoup en doutent. En attendant, l’économie française a dévissé depuis la dissolution surprise d’Emmanuel Macron, en juin dernier. C’est loin d’être une bonne nouvelle pour la Belgique, avec qui les échanges sont nombreux.

Avec la nomination de François Bayrou comme Premier ministre, Emmanuel Macron n’a pas fait preuve d’une grande imagination. Il aurait même été contraint et forcé par le leader du MoDem. Mais son pari reste le même : rassembler une majorité autour du camp présidentiel. La France doit apprendre la culture des coalitions à marche forcée.

Combien de temps ? C’est la question qui pèse déjà sur le gouvernement que doit former François Bayrou avant la prochaine censure. Au vu des commentaires des uns et des autres, l’heure n’est pas à l’optimisme. La classe politique française, dans son ensemble, ne semble pas prête à faire des compromis, comme dans toutes les autres démocraties européennes. Ce mauvais théâtre politique pourrait bien durer jusqu’à la prochaine dissolution, en juin prochain.

Ceci n’est pas (encore) une crise financière

En attendant, la crise financière n’a pas eu lieu. Les marchés sont restés détachés de la chute du gouvernement Barnier. Mieux : le CAC40 a enchaîné plusieurs séances dans le vert, comme si de rien n’était. La non-application du budget de Michel Barnier a paradoxalement été vue comme une bonne nouvelle, à court terme. Car plusieurs de ses mesures s’attaquaient directement aux entreprises.

Pourtant, beaucoup ont joué à faire peur. Notamment l’exécutif sortant qui annonçait “une tempête financière” s’il venait à tomber. La presse s’émouvait de voir le taux d’emprunt de la France dépasser pour la première fois le taux grec sur le marché obligataire. Un symbole ? Dans les faits, c’était plutôt anecdotique. La crise politique française n’a pas besoin de catastrophisme.

“Effectivement, la comparaison ne tient pas, abonde Éric Dor, directeur des études économiques à l’IESEG School of Management de Lille. Il faut toujours rappeler les points forts de la dette française : elle est extrêmement liquide. C’est-à-dire que l’on peut en acquérir ou s’en défaire sans faire varier fortement son cours, ce que les investisseurs aiment bien. Ensuite, l’économie française est très diversifiée. Elle ne dépend pas d’un secteur en particulier, comme le tourisme, sans oublier que son système bancaire solide. Enfin, le plus important : le patrimoine privé des Français est très important, ce qui constitue une assurance vie contre la dette. Il est toujours possible d’aller le ponctionner.”

Attention à la goutte…

Tous ces facteurs mis bout à bout expliquent d’ailleurs pourquoi S&P a maintenu sa notation à AA-, ainsi que sa perspective à “stable”, fin novembre.

Mais il ne faudrait pas non plus jouer avec son bonheur. D’ailleurs, la nomination de François Bayrou a été accueillie plus tièdement par l’agence de notation Moody’s, qui n’a pas hésité à baisser sa note, elle, estimant que les conditions pour faire face au défi budgétaire se dégradaient. Rappelons que l’exécutif français doit toujours trouver 150 milliards d’euros, rien que pour stabiliser sa dette. En passant de Aa2 à Aa3, la note fera inévitablement grimper le taux d’emprunt de la France.

La France n’est pas la Grèce, mais attention à la goutte qui ferait déborder le vase, prévient l’économiste : “Rappelons que les marchés n’avancent jamais de manière linéaire mais par à-coups. Dans les années 2000, on voyait les fondamentaux grecs se dégrader, mais les marchés restaient indifférents. Le spread avec le taux allemand était ridiculement bas. Et puis, d’un coup, en 2010, on s’est aperçu que la dette grecque était encore pire que prévu et que cela avait été dissimulé. Le lendemain, les marchés lâchaient la Grèce. Avec les suites que l’on connaît.”

Pour la France, ce point de bascule, ce pourrait être l’abrogation de la réforme des retraites ou peut-être l’arrivée de l’extrême gauche au pouvoir. Ce sont deux craintes qui sont souvent avancées. “Il faut rester vigilant”, estime Éric Dor. En attendant, faute de gouvernement, la France fait plutôt face à une mort lente qu’à une crise financière.

Ceci est (bientôt) une crise économique

Pas de crise financière pour le moment, mais qu’en est-il de l’économie ? Les non-décisions politiques plongent le pays dans l’incertitude. Les indicateurs économiques décrochent les uns après les autres. Après l’indice PMI manufacturier, c’est l’indice PMI des services qui s’écroule et passe en territoire négatif. Or ces indices anticipent l’avenir.

Du côté des entreprises, le moral est dans les chaussettes. Avant même la chute du gouvernement Barnier, le baromètre annuel ARC-Ifop montrait que 94% des entreprises (de plus de 50 personnes) interrogées craignaient un ralentissement de l’activité. L’année 2024 devrait d’ailleurs signer un record de défaillances d’entreprises depuis 2009, avec 65.000 procédures ouvertes (cessation de paiements, redressement et liquidation judiciaire) qui regroupent quelque 160.000 salariés.

Les plans sociaux se multiplient. Ces dernières semaines, ArcelorMittal (135 salariés), Le Coq sportif (330 salariés), Vencorex (450 salariés), Valeo (868 salariés) et bien sûr Auchan (4.000 salariés) ont tous annoncé des licenciements massifs. Après la parenthèse enchantée post-covid, le taux de chômage commence à se dégrader et les intentions d’embauche sont en berne.

“La France vit depuis la dissolution de l’Assemblée nationale et encore plus depuis la censure du gouvernement Barnier dans une situation de forte incertitude politique et économique, écrit l’économiste Patrick Artus dans Les Echos. Le taux d’investissement des entreprises par rapport au PIB n’est plus que de 11,5%, contre 12,2% au début de 2023, ce qui va renforcer l’insuffisance de l’investissement et la faiblesse de la productivité.”

Du côté des consommateurs, ce n’est guère plus brillant. Selon un sondage Elabe pour l’Institut Montaigne, publié la semaine dernière, 89% des Français sont inquiets ou très inquiets de l’état de l’économie française. Quarante-cinq pour cent le sont pour leur emploi et 70% pour leur situation financière. Ça se vérifie dans les faits : le taux d’épargne des ménages est passé au-dessus de 18%, contre 14,9% en 2019. “Leur comportement freine leur consommation. Et parce que la consommation des ménages et l’investissement reculent tous les deux, il faut attendre une croissance très lente ou même nulle ou négative, à partir du quatrième trimestre 2024”, ajoute le membre du Cercle des économistes.

Pourtant, dans ses prévisions, l’OCDE table encore sur une croissance de 0,9% en France pour 2025 et de 1% en 2026, comme en 2024. “Ça me paraît fort optimiste, analyse Éric Dor. D’autant que les mesures protectionnistes de Trump doivent encore arriver.” Selon l’expert, “2025 pourrait être une très mauvaise année au niveau de la croissance. On parle même de récession technique”.

Les échanges

Une France qui tousse est une Belgique qui s’enrhume. Les interconnexions économiques entre les deux pays sont là pour le prouver. D’après la Banque de France, la Belgique est le troisième stock d’investissements directs étrangers français, pour un montant de 139 milliards d’euros (2022). Et d’après la dernière enquête de l’Insee (2021), près de 2.500 filiales françaises opèrent en Belgique. Ensemble ces filiales réalisent un chiffre d’affaires de 77 milliards d’euros pour un peu moins de 180.000 salariés.

Dans l’autre sens, la Belgique est le sixième investisseur étranger en France, devant les États-Unis, pour 57 milliards d’euros et plus de 2.000 filiales. Ensemble, ces filiales belges emploient 133.000 salariés. Les principaux employeurs sont le groupe Delhaize, le prestataire informatique Econocom, le groupe chimique Solvay et le groupe automobile D’Ieteren.

Les deux pays échangent pour près de 110 milliards d’euros. En 2023, la Belgique disposait d’une balance commerciale positive de 12 milliards d’euros, principalement en raison des hydrocarbures (gaz et pétrole raffiné) qui transitent par chez nous. Pour le reste, il s’agit de produits relativement similaires : des produits chimiques, pharmaceutiques, des composants électroniques, des véhicules et des accessoires automobiles, et enfin des produits industriels et agricoles. La Belgique exporte pour 60 milliards d’euros vers la France et importe pour 48 milliards d’euros. Cela fait de la Belgique le deuxième partenaire commercial de la France derrière l’Allemagne, le troisième client derrière l’Allemagne et l’Italie et le troisième fournisseur derrière l’Allemagne et la Chine.

La Belgique et la France échangent pour près de 110 milliards d’euros.
Pascale Delcomminette

Pascale Delcomminette

L’Hexagone est le principal partenaire commercial de la Wallonie et son premier client. Les entreprises wallonnes ont exporté pour 11 milliards d’euros en France, selon la Banque nationale. On y retrouve principalement des métaux communs, des produits chimiques et pharmaceutiques, des machines et des équipements mécaniques, électriques et électroniques, ainsi que des produits alimentaires et minéraux. L’Hexagone est également le premier fournisseur de la Wallonie, à hauteur de sept milliards d’euros.

L’évolution des échanges commerciaux entre la Wallonie et la France entre 2018 et 2023. La Belgique et la France échangent pour près de 110 milliards d’euros. Les exportations wallonnes vers la France sont en baisse de 16%.

Un impact pas encore chiffré

Les chiffres de 2024 ne seront pas consolidés avant juin prochain. Mais du côté de l’Awex, l’agence wallonne des exportations, on dispose d’une première tendance pour le premier semestre 2024. “Les exportations wallonnes vers la France sont en baisse de 16%”, indique Pascale Delcomminette, administratrice générale de l’Awex. Ce qui témoigne d’un ralentissement industriel certain. “Il est toutefois encore trop tôt pour mesurer l’impact précis de la crise politique française, ajoute l’administratrice. Mais plusieurs entreprises nous ont fait part d’une situation plus complexe et des difficultés à nouer des relations commerciales avec des partenaires français.”

C’est le cas de KeepIoT, une petite entreprise spécialisée dans le contrôle des équipements à distance en temps réel via divers capteurs connectés. L’année 2024 lui a complètement coupé les jambes. Et les choses semblent s’être corsées juste avant la dissolution. “Au printemps dernier, lors du salon Vivatech, nous avons pu établir 50 contacts, dont 35 projets très concrets, nous raconte Patrick Lacroix, le fondateur de l’entreprise. Mais quelques semaines plus tard, au moment de concrétiser ces projets, plus personne ne répondait. Même pas un mail. Par exemple, j’avais un projet très important à la Réunion avec une filiale de Veolia. On m’a finalement indiqué qu’ils reportaient leurs investissements.”

La Belgique est une économie ouverte. Elle dépend donc fortement de ses clients principaux et donc de ses voisins.”
Bernard Delvaux

Bernard Delvaux

Du côté des plus grosses structures, on constate, comme tout le monde, des indicateurs économiques en berne. Mais sans impact sur les carnets de commandes actuellement. C’est le cas par exemple de Technord, l’entreprise tournaisienne spécialisée dans le génie électrique, qui réalise 40% de son chiffre d’affaires en France. “Nous n’avons pas encore identifié de projets ou de clients qui ont décidé un ralentissement aujourd’hui, explique Philippe Foucart, le CEO de l’Entreprise de l’Année 2023. Par contre, un certain nombre de projets pour l’année à venir sont en sursis, suite à l’incertitude politique. Parce qu’ils sont en partie subsidiés par des fonds français.”

Chez Etex, le géant belge des matériaux, la présence en France est également loin d’être négligeable. “Nous y réalisons un chiffre d’affaires d’environ 800 millions d’euros”, évalue Bernard Delvaux. Le CEO de l’entreprise basée à Zaventem explique que le contexte global, peu favorable à construction, avait déjà provoqué un sérieux ralentissement pour le secteur en 2023, en particulier en France et en Allemagne. “Cette tendance s’est renforcée ces derniers mois et se confirmera sans doute encore en 2025, car à l’incertitude économique s’est ajoutée l’incertitude politique. C’est un problème parce que, quand vous investissez dans l’immobilier, vous le faites pour le long terme. Vous avez besoin de visibilité. D’une certitude régulatoire. La solution pour faire face à ça, c’est de ne pas démarrer de nouveaux projets.”

S’adapter

Ce lundi, la Banque nationale a révélé ses prévisions de croissance pour la Belgique. Par rapport à juin dernier, elle grimperait à 1,2% en 2025 contre 1% cette année. Pourtant, Pierre Wunsch, le gouverneur de la Banque nationale, a admis que “l’incertitude n’a jamais été aussi grande”. En plus du contexte international, il ne faudrait pas oublier que la Belgique n’a toujours pas de gouvernement fédéral.

Du côté de nos interlocuteurs, on se montre très prudent sur l’avenir. “La Belgique est une économie ouverte. Elle dépend donc fortement de ses clients principaux et donc de ses voisins. Je ne suis pas optimiste”, déclare Bernard Delvaux. “On est mal pris, abonde Éric Dor. Les exportations belges représentent un énorme pourcentage du PIB, bien plus que la France. Sans compter que la Belgique devrait, elle aussi, faire face à un budget d’austérité. Le tout avec une consommation atone. Ça ne sent pas bon.”

Pour Pascale Delcomminette, “c’est clair qu’on reste dans une zone d’incertitude globale, dans la zone euro, avec la France et l’Allemagne, mais aussi en dehors, avec Donald Trump et l’état de l’économie chinoise”. Mais à l’Awex, on s’adapte déjà à cette situation depuis un certain temps. “On cherche une nouvelle manière de faire du business international. On pousse les entreprises à se diversifier, que ce soit géographiquement, mais aussi au niveau des produits et des services, ainsi que sur les formes de partenariat. Aider les entreprises à construire cela, c’est un peu notre nouveau rôle.”

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