Affaire Diarra: un séisme dans le monde du football, vraiment?
La Cour de justice de l’Union européenne estime que certaines règles de la Fédération internationale de football sont “de nature à entraver la liberté de circulation des travailleurs”. La Fifa et les clubs devront s’adapter, certes, mais le juteux marché des transferts est-il menacé pour autant ?
Le dernier mercato est venu rappeler cette évidence : les transferts de joueurs professionnels restent une source de revenus essentielle pour les clubs de la Pro League. Si l’on en croit les chiffres de la Fédération internationale de football (Fifa), les équipes qui évoluent dans le championnat de Belgique ont empoché, cet été, plus de 370 millions d’euros pour la vente de leurs talents et dépensé un peu moins de 100 millions pour les nouvelles recrues, soit une balance positive de quelque 270 millions dans cette grande valse des transferts. Un véritable record dans l’histoire du football belge et surtout un sacré pactole pour les clubs professionnels dont les autres sources de revenus sont nettement inférieures.
Dans l’étude du cabinet Deloitte sur l’impact économique du football belge, sortie l’année dernière et relative à la saison 2021-2022 (derniers chiffres disponibles), on note ainsi que les droits télé (100 millions), le sponsoring (94 millions) et la billetterie (83 millions) – dont les montants n’ont pas explosé ces deux dernières années – restent loin derrière les transferts dans la manne financière des clubs de la Pro League.
Or, il n’est pas exclu que les cartes soient rebattues pour les prochaines saisons, au vu de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) le 4 octobre dernier dans l’affaire Lassana Diarra. En clair, la CJUE estime que certaines règles de la Fifa qui encadrent les transferts de joueurs sont “de nature à entraver la liberté de circulation des travailleurs” (sic) et sont donc contraires au droit de l’Union européenne. Un petit tremblement de terre sur la planète football…
Rappel des faits
Pour comprendre la portée de cet arrêt historique, il convient de replanter le décor. Après avoir évolué dans des clubs de prestige tels que Chelsea, Arsenal et le Real Madrid, le footballeur Lassana Diarra débarque au Lokomotiv Moscou en 2013. Le joueur français doit, en théorie, prester quatre saisons dans le championnat russe, mais les choses se dégradent rapidement entre le milieu de terrain et son club moscovite. Chacun reproche à l’autre de ne pas respecter ses engagements et Lassana Diarra décide unilatéralement de s’envoler vers une autre équipe. Mais le Lokomotiv Moscou lui met des bâtons dans les roues: ses dirigeants estiment que le Français a rompu son contrat “sans cause juste” – une notion définie par le règlement du statut et du transfert des joueurs (RSTJ) rédigé par la Fifa – et lui réclame 20 millions d’euros en guise de dédommagement.
Or ce règlement prévoit que tout club de football professionnel qui engage un joueur à la suite d’une rupture de contrat de travail “sans cause juste” est solidairement responsable du paiement des indemnités de départ. Résultat : le Sporting Club de Charleroi, qui était sur le point d’engager Lassana Diarra, fait machine arrière pour ne pas devoir payer une partie de “l’amende” réclamée par le Lokomotiv Moscou et le Français se retrouve sur le carreau.
Mais le footballeur ne se laisse pas faire et décide de porter l’affaire devant les tribunaux. Après des années de bras de fer, la CJUE vient donc de lui donner raison. Certes, dans son arrêt, la plus haute juridiction de l’Union européenne estime que certaines restrictions imposées par la Fifa peuvent être justifiées pour assurer la régularité des compétitions, mais elle indique surtout, de manière globale, que les principes de libre circulation des travailleurs sont bel et bien bafoués.
Bosman 2.0 ?
Très vite, la référence à une autre décision historique a été épinglée dans le monde du ballon rond : le fameux arrêt Bosman qui, en 1995, a mis fin au quota de joueurs étrangers dans les clubs européens. “Juridiquement, les règles de la Fifa qui fondent le système des transferts et qui engendrent ce marché sont clairement illégales, comme à l’époque de l’arrêt Bosman, tranche Grégory Ernes, avocat spécialisé en droit du sport au sein du cabinet Atfield. Il y a clairement une violation en droit du travail, une violation de la libre circulation des travailleurs et une violation en droit de la concurrence. Dans n’importe quel secteur, un travailleur peut résilier son contrat de travail et changer d’employeur, moyennant un préavis raisonnable. Or, cela fait des dizaines d’années que ce n’est pas le cas pour les joueurs de football professionnels et tout le monde trouvait ça normal ! Aujourd’hui, l’illégalité des règles de la Fifa est claire.”
“Aujourd’hui, l’illégalité des règles de la Fifa est claire.”
Grégory Ernes
cabinet Atfield
Avec l’affaire Lassana Diarra et l’arrêt de la CJUE du 4 octobre dernier, serait-on entré dans une nouvelle ère footballistique ? “Je ne pense pas que cette décision de la Cour de Justice européenne soit du niveau de l’arrêt Bosman qui avait entraîné une vraie révolution, répond Loïc Ravenel, cofondateur de l’Observatoire des footballeurs professionnels au sein du CIES, le Centre international d’étude du sport basé à Neuchâtel (Suisse). Ici, on est davantage sur des points de règlement et un certain nombre de cas particuliers. Selon moi, il n’y aura pas de révolution car si l’on supprime toute possibilité d’indemnités de transfert du jour au lendemain, c’est toute l’économie du football qui se casse la figure ! Et personne n’a intérêt à exploser le système, ni les clubs, ni la grande majorité des joueurs qui recherchent la sécurité d’emploi, ni la Fifa qui devra toutefois établir de nouvelles règles pour satisfaire tout le monde.”
Un marché cadenassé
Loïc Ravenel met le doigt sur un point crucial du foot business : la plupart des clubs ne survivent aujourd’hui que grâce aux transferts négociés de joueurs lors de chaque mercato et donc de ces ruptures consenties de contrat entre les clubs et leurs footballeurs, définies de manière contrôlée à coups de millions d’euros. C’est la partie immergée de l’iceberg et tout le monde s’en accommode. La partie émergée, elle, ne concerne que quelques cas isolés de ruptures unilatérales de contrat qui portent le plus souvent préjudice aux joueurs concernés, prisonniers des règles de la Fifa que la CJUE juge aujourd’hui “disproportionnées”. Et c’est précisément ce règlement que la Fédération devra adapter pour respecter davantage la liberté de circulation de ses travailleurs, sans toutefois renoncer au juteux business model des transferts.
Alors, l’arrêt Lassana Diarra, un pétard mouillé ? “En quelque sorte oui, mais qui pourrait se transformer en une grenade si certains clubs n’ont pas l’intelligence de comprendre que le fait de remettre à plat tout le système des transferts reviendrait, à moyen terme, à se mettre en danger soi-même, répond l’administrateur délégué d’un grand club de la Pro League qui préfère garder l’anonymat. Les revenus du marché des transferts sont précieux, surtout pour des petits pays comme la Belgique qui ne peuvent évidemment pas rivaliser avec les plus gros championnats où les droits télé et le merchandising représentent d’énormes revenus. Si le marché des transferts était fortement tiré à la baisse, des pays comme la Belgique risqueraient d’être pénalisés sur l’échiquier européen. Je pense qu’il y aura donc un gentlemen’s agreement qui va se mettre en place pour essayer de satisfaire tout le monde, les clubs comme les joueurs, avec de nouvelles règles en cas de rupture de contrat. Il y a d’ailleurs une réunion qui est bientôt prévue entre la Pro League et ses clubs pour justement faire le point sur les conséquences de l’affaire Lassana Diarra.”
Maintenir les fameux mercatos où les ruptures de contrat sont institutionnalisées à coups de millions d’euros, voilà ce qui semble motiver aujourd’hui la plupart des clubs de football qui souffriraient en réalité d’une totale libéralisation des transferts. “Piller les joueurs de l’équipe adverse sans respecter la durée des contrats et sans payer la moindre indemnité reviendrait, pour chaque équipe, à se tirer une balle dans le pied !”, ajoute ce patron de foot qui plaide l’apaisement.
L’espoir d’une régulation
Le récent arrêt de la CJUE est-il pour autant mineur ? Certainement pas. Ce lundi 14 octobre, la Fifa est enfin sortie du bois pour préciser qu’elle allait adapter son règlement et revoir le fameux article 17 du règlement du statut et du transfert des joueurs (RSTJ) relatif à la rupture de contrat “sans cause juste”. Selon les spécialistes du foot business, la clause de la “solidarité responsable” des clubs pour le paiement des indemnités de départ devrait donc très probablement passer à la trappe, au bénéfice de nouvelles règles plus équitables.
Mais surtout, les footballeurs professionnels devraient être davantage protégés et un peu plus libres de leurs mouvements dans un avenir proche.
Les footballeurs professionnels devraient être davantage protégés et un peu plus libres de leurs mouvements dans un avenir proche.
“Il est un peu tôt pour prédire et analyser les effets de ce nouvel arrêt de la CJUE, mais cela pose évidemment la question du statut professionnel des joueurs qui devrait être beaucoup plus régulé, note Jean-Michel De Waele, sociologue du sport à l’ULB. Il est quand même singulier que ces travailleurs ne puissent pas quitter leur entreprise sans l’accord de leur club ou le paiement d’une indemnité entre le nouveau propriétaire et l’ancien. C’est un statut très particulier dans le sport en général, mais surtout dans le football, et qui pose de nombreuses questions sur le plan juridique. Si l’arrêt de la CJUE peut aider à une meilleure régulation, on peut dès lors espérer que cela soit une bonne nouvelle. Mais ni la Fifa, ni l’UEFA ne sont de grands défenseurs de la régulation du football…”
Un avis que semble partager l’avocat Grégory Ernes, spécialisé en droit du sport, qui reste dubitatif sur l’issue de ce dossier : “Une des solutions évoquées serait une convention collective européenne, mais pour cela il faut qu’il y ait des organes représentatifs, note l’intéressé. Or, ils n’existent pas forcément dans le football, c’est-à-dire des syndicats européens représentatifs des clubs et des joueurs. En Belgique, vous avez des conventions collectives de travail dans chaque secteur qui définissent des règles spécifiques et qui viennent compléter la loi sur le contrat de travail. Ça pourrait exister aussi au niveau européen, mais encore une fois, il faut des organes représentatifs, ensuite il faut un accord entre ces organes représentatifs et, enfin, il faudra encore que les États membres viennent le valider. Donc, tout ça me paraît compliqué à obtenir.”
Si les conséquences de l’affaire Lassana Diarra restent encore floues sur le terrain du foot business, ce dossier sulfureux aura au moins eu le mérite de donner un grand coup de pied dans la fourmilière du marché des transferts. Avec, peut-être, l’émergence d’un semblant de régulation bienvenu dans ce secteur ô combien marginal.
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