Entre deux mondes

Dans l’histoire de la bande dessinée, le scénariste Pierre Christin et son comparse dessinateur Jean-Claude Mézières forment certainement l’un des duos marquants de la BD des années 1960 et 1970. Respectueux des pères du neuvième art, ils l’ont poussé au début des années 1970 sur de nouveaux terrains narratifs, inexplorés jusqu’ alors. Un peu comme leurs Valérian et Laureline nous ont fait découvrir de drôles de créatures et de planètes, dans les pages de Pilote.

Mais l’aventure, Christin et Mézières l’ont vécue également à une époque charnière. Deux guerres mondiales ont laissé la France meurtrie, dans la rassurante prose gaullienne. Mais étriquée dans ce paternalisme aussi bienveillant qu’étouffant, la jeunesse regarde, de part et d’autre du Rideau de fer, à la recherche de nouveaux idéaux. De son Saint-Mandé natal, Pierre Christin, comme d’autres, a fantasmé l’Amérique. C’est sur place qu’il va toucher au rêve, dans l’Utah et en Californie, pour y assouvir ses passions littéraires mais aussi accompagner son ami Mézières dans ses ambitions de… cow-boy. Au milieu des années 1960, le flower power colore une vie encore grise sur le Vieux Continent. Vinrent alors Mai 68 et son lot d’espoirs. C’est vers l’Est que le regard de Christin se porte. Hongrie, Tchécoslovaquie, Roumanie seront de nouvelles étapes d’un voyage en pleine société de la privation, quelques années après le faste de la société de consommation américaine. Au retour, le passage de Berlin-Est à Berlin-Ouest constitue un ” choc “, un ” assaut olfactif et visuel incroyable après tant de jours si frugaux”.

La ” Guerre Froide ” est terminée. La ” Guerre des étoiles ” n’a pas eu lieu. (…) C’est la fin d’une époque.

Ce récit, étalé dans Est-Ouest, parle de contrastes à travers le regard d’un grand voyageur et d’un excellent conteur. ” Je m’étais promis de ne jamais écrire d’autobiographie “, écrit Pierre Christin dans l’introduction de l’album. ” Ce n’est pas un livre intime de Pierre Christin. Il ne se raconte pas “, nous confirme Philippe Aymond, autre dessinateur fidèle du scénariste, qui a eu le privilège de mettre ces souvenirs compilés en images. ” On est plus dans un livre de témoignage qui a un côté assez journalistique. ” La Grande Histoire est jalonnée des épisodes de la vie professionnelle de l’auteur. Sa carrière est faite d’albums, mais surtout de rencontres, avec Goscinny et Bilal notamment. L’homme est ainsi, suffisamment humble pour laisser les événements parler à sa place.

Pierre Christin écrit son récit à la première personne qui reste discrète, à sa hauteur d’observateur attentif. Sa plume particulière s’avère presque romanesque. ” C’est tout le talent de Pierre “, confirme Philippe Aymond qui a notamment créé avec lui la série Les 4×4 dans les années 1990. ” C’est ce qu’il apporte à la bande dessinée depuis les années 1960. Pierre n’est pas un scénariste classique. Il va toujours essayer de faire différemment. Sur cet album, il ne m’a fait aucun pagination mais une description minimum case par case. Libre à moi d’y répondre selon mes envies. J’ai parfois dessiné des pleines pages, des doubles. Cela restait mon choix. Pierre a toujours une grande connaissance des dessinateurs avec lesquels il travaille. Il sait quand il peut laisser le cheval aller où il veut. ” A l’aise dans tous les paysages, l’artiste s’en donne à coeur joie (comme le montrent ses planches exposées jusqu’au 29 avril au CBBD à Bruxelles).

Pierre Christin ne juge pas mais laisse en suspension cette chronique de temps éteints, ” entre le flamboyant californien et le grisâtre Mittel Europa ; entre l’espoir du meilleur des mondes et la crainte de l’apocalypse “, écrit-il. ” Ni l’un ni l’autre n’est advenu. Pour l’instant. ” Cet avertissement anticipe une dernière case sombre : une affiche de Poutine dans un décor de guerre. Si à l’aube de ses 80 ans, l’auteur aspire à une certaine sérénité, le monde s’essouffle encore à d’inquiétants exercices de musculation.

Pierre Christin et Philippe Aymond, ” Est-Ouest “, éditions Dupuis (collection Aire Libre), 136 pages, 26 euros.

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