Tripler le renouvelable et le nucléaire… si possible
La décision symbolique prise à la Cop de sortir des énergies fossiles, en une formule alambiquée, ne doit pas cacher l’ampleur de la tâche à venir. Accélérer la transition sera loin d’être aisé. Toutes les sources seront absolument nécessaires, ainsi que… la sobriété.
Transitionner hors des énergies fossiles” : la formule alambiquée utilisée, mi-décembre en conclusion de la Cop28 à Dubaï, marque une rupture symbolique et fait entrer le monde dans une nouvelle ère énergétique. Mais celle-ci reste à construire, pratiquement du tout au tout. Car si la fin de l’époque du pétrole et du gaz se profile, toutes les alternatives seront indispensables à l’avenir pour atteindre le zéro carbone en 2050: éolien sur terre et en mer, photovoltaïque, nucléaire, hydrogène sous toutes ses formes et… une nécessaire sobriété.
Ce sera loin d’être une tâche facile: voici ce que les experts et les secteurs en disent à Trends-Tendances.
1. La sortie des énergies fossiles
“Pour la première fois, dans cet accord de la Cop, il est clairement fait mention d’une sortie des énergies fossiles, se réjouit l’explorateur Bertrand Piccard, conseiller spécial de la Commission européenne. Il y a eu plusieurs jours et nuits de négociations à Dubaï sur la formulation qui a finalement été utilisée: ‘transitionner hors’… Il est vrai que les pays exportateurs de pétrole ne pouvaient pas rentrer chez eux en ayant entièrement capitulé. Il faut se mettre à leur place. Pour le ministre d’un pays dont 80% du PIB vient du pétrole, il est difficile de signer son arrêt de mort. Il fallait une phraséologie leur permettant de sauver la face, tout en permettant d’arriver au but.”
Et selon lui, c‘est le cas: “C’est une évolution qui sera contrôlée dans chaque Cop. Si la production mondiale d’énergies fossiles continue à augmenter, ce sera en contradiction avec l’accord de Dubaï. Le cadre, dans la forme, est assez flou, mais dans le fond, il est très clair. C’est vrai qu’il mentionne ‘avant ou autour de la moitié du siècle’ pour laisser à certains pays une échéance autour de 2060 au lieu de 2050, mais la majorité veut arriver à sortir des énergies fossiles avant 2050. Il y a quand même des objectifs très clairs de décarbonation pour 2030 et 2035, 43% et 68%.”
“Disons que c’est une victoire politique pour le président de la Cop, l’Emirati Sultan Al-Jaber, et un grand exercice de communication, prolonge Adel El Gammal (ULB), spécialiste de la géopolitique de l’énergie. Tout a été orchestré de façon à ce que tout le monde ait le sentiment que l’échec de la Cop était irrémédiable, de telle façon que le texte final, à peine buvable, soit perçu comme un miracle.”
Imbuvable, vraiment? Le spécialiste tempère: “Le langage de cet accord n’est pas assez fort, il n’y a pas de planning et il y a beaucoup de parties sujettes à interprétation pour pouvoir continuer comme avant. Mais sur le plan symbolique, il est très important que l’on stigmatise pour la première fois toutes les énergies fossiles. Un cap est pris et les investisseurs ne miseront plus aussi facilement sur des grands projets d’infrastructures fossiles, ils vont immanquablement s’orienter vers des énergies décarbonées. L’impact à court terme risque fort d’être insuffisant par rapport aux besoins car le fossé est gigantesque entre ce que l’on fait et ce qu’il faudrait faire. Les pétroliers ont encore réussi à limiter la casse… Mais nous sommes tout de même entrés dans une nouvelle ère.”
Le secteur des énergies fossiles, en Belgique, scrute d’ailleurs cette évolution avec philosophie. “De toute façon, chez nous, ce remplacement des énergies fossiles était déjà acté et programmé, souligne Jean-Benoît Schrans, porte-parole de la fédération Energia. L’Europe a mis en place sa stratégie de décarbonation à l’horizon 2050. Ce message de la Cop est surtout à destination d’autres régions du monde qui sont loin d’en être là. Les émissions de la Chine et de l’Inde ont augmenté de 300 à 400% entre 1990 et 2020. Et l’Europe ne représente aujourd’hui que 8% des émissions dans le monde. Il faudra, d’ailleurs, veiller à ce que la suppression des énergies fossiles se fasse graduellement dans certaines régions du monde parce qu’elles ont le droit d’obtenir la même prospérité que nous. L’autre défi, c’est de faire en sorte que l’énergie reste abordable pour tous.”
D’ailleurs, prolonge le porte-parole d’Energia, de nombreuses innovations sont déjà à l’œuvre dans le secteur, comme les biocarburants pour le transport routier. Son regret principal: un manque de vision politique et de soutien sous forme d’une fiscalité préférentielle. “Ce n’est pas normal qu’on ne différencie pas cela du diesel traditionnel.”
2. Le triplement du renouvelable
Pour faire face aux besoins énergétiques, la Cop mise avant tout sur les énergies renouvelables dans le cadre d’une stratégie baptisée “triple up”: il s’agit de tripler leurs capacités d’ici 2030 !
“C’est très bien, mais cela ne générera pas le net zéro en 2050, estime Adel El Gammal. Qui plus est, cela n’est pas contraignant. Et on ne sait pas comment financer ce chantier gigantesque, singulièrement dans les pays du Sud: on leur interdit les ressources fossiles, mais on n’a pas abordé la façon dont on les aidera à mener à bien cette transition. Chez nous, cela devient difficile de développer de nouveaux projets dans des pays densément peuplés, d’autant plus que les résistances des populations croissent. C’est ce qui explique le succès grandissant de l’éolien offshore et singulièrement de l’éolien flottant.”
Fawaz Al Bitar, directeur général d’Edora, la fédération wallonne des énergies renouvelables, ne cesse de tirer la sonnette d’alarme au sujet de la difficulté à mener à bien les projets. Tant à cause du phénomène Nimby (Not in my backyard) qu’en raison d’un manque de volonté claire de la part du monde politique. Pourtant, les ambitions sont là. “Ce texte de la Cop reste un accord mondial et très global, nous dit-il. On mentionne explicitement ce triplement des énergies renouvelables à court terme, c’est positif, mais ce tempo était déjà acté au niveau européen. La Région wallonne s’est, elle aussi, fixé des objectifs relativement ambitieux: dans le Plan Energie Climat adopté récemment, on vise une proportion de 29 à 30% pour 2030, en misant surtout sur l’électricité, avec un taux de croissance de 250% en éolien et photovoltaïque.”
Les chiffres sont très impressionnants, mais… “C’est bien d’avoir des objectifs, encore faut-il pouvoir y arriver, poursuit Fawaz Al Bitar. Je suis attentif à la situation du secteur et au cadre d’investissement, et tout cela n’est pas bon pour l’instant !”
Pourquoi? “A la question de savoir comment faire, personne ne répond vraiment, rétorque le patron d’Edora. Ce n’est évidemment pas à la Cop de le faire, cela dépend trop d’un Etat à l’autre. Au niveau européen, le RePower EU a dressé un cadre intéressant pour améliorer notre indépendance énergétique en misant sur le raccourcissement des procédures d’octroi de permis et la balance des intérêts, les énergies renouvelables étant classées dans la directive comme ‘d’intérêt public majeur’. L’attention à ces projets devrait donc être prioritaire: on ne peut pas refuser un permis si une instance s’y oppose, comme c’est le cas aujourd’hui. Le problème, c’est que ce que l’Union européenne exige, l’autorité wallonne ne l’applique même pas !”
Concrètement, insiste Fawaz Al Bitar, le fait de ne pas réaliser cette balance d’intérêt est la porte ouverte au phénomène Nimby. “Il y a la réaction classique: ‘je ne veux pas du champ d’éoliennes ou de panneaux photovoltaïques en face de chez moi parce que c’est trop moche’. Mais il y a aussi la réaction environnementale : ‘telle espèce est menacée par ces technologies, ne les mettez pas chez moi !’. C’est, en soi, relativement normal. Ce qui ne l’est pas, c’est que l’autorité ne passe pas au-delà de ça ! Durant cette législature, en Wallonie, cela a été catastrophique parce que les deux ministres en charge de l’octroi de permis, Willy Borsus (MR) et Céline Tellier (Ecolo), ont paralysé quasiment toutes les procédures, faute d’accord entre eux. Qui en payent les pots cassés? Ce sont les projets. Un secteur économique entier ne sait pas sur quel pied danser et ne sait pas qui est responsable de ces échecs.”
“Un autre problème, ajoute encore Adel El Gammal, concerne la congestion des infrastructures et la difficulté à renforcer les réseaux électriques. Aux Pays-Bas, par exemple, le réseau est déjà saturé. Cela nécessitera du support public pour ces investissements. Ce sera le nerf de la guerre !” En Belgique, tant Elia au fédéral qu’Ores en Wallonie annoncent des chantiers majeurs. Qui restent à financer…
3. Le triplement du nucléaire
Une autre filière énergétique qui renaît de ses cendres et espère contribuer à la décarbonation de la société, c’est le nucléaire. Le gouvernement fédéral belge d’Alexander De Croo a finalisé en décembre l’accord avec Engie pour prolonger de 10 ans les deux réacteurs de Doel 4 et Tihange 3. Et l’on parle concrètement de prolonger d’autres réacteurs ou d’en construire de nouveaux. Dans le même temps, une alliance de pays a également plaidé, depuis la Cop, en faveur d’un triplement de la capacité de nucléaire dans le monde.
Serge Dauby, directeur du Forum nucléaire belge, est un homme heureux. “Le nucléaire a enfin redoré son blason auprès de la population, nous dit-il. C’est malheureux qu’une guerre et une crise énergétique aient été nécessaires pour que ce soit le cas, mais on n’en parle plus du tout de la même manière qu’il y a deux ans d’ici. Dans les deux premiers messages exprimés lors de la Cop28, il y a cette volonté de tripler le nucléaire en Europe. Je ne suis pas surpris, mais je me réjouis. Si on prend le climat comme priorité numéro un, on ne peut plus accepter qu’il y ait des énergies fossiles et le nucléaire est une alternative incontournable.”
Si la perception du nucléaire a changé, il est indispensable de concrétiser l’essai: “Nous sommes encore au début du chemin à effectuer, reconnaît Serge Dauby. Nous savons que l’on consomme aujourd’hui 85 TWh d’électricité en Belgique. Le nucléaire en représente un peu moins de 50%. Mais on sait aussi que l’énergie totale consommée chez nous, c’est 430 TWh. Si l’on supprime l’énergie fossile, on voit l’ampleur du chantier à réaliser. Des études montrent qu’avec tout ce qui a été promis en matière de renouvelable ou de sobriété, il reste 100 TWh à combler. L’élément le plus important, outre les véhicules électriques et les pompes à chaleur, c’est la décarbonation de l’industrie. La solution pour produire l’hydrogène ou l’e-fuel ne peut être que le nucléaire.”
La piste est plus concrète qu’on ne veut bien le dire, affirme le directeur du Forum. “On pourrait très bien mettre des SMR (small modular reactors) sur le port d’Anvers pour produire de l’hydrogène. En 2032 ou 2035, ce sera possible en Belgique. Il y a quelques mois, nous avons appris que des opérateurs canadiens, en train de produire le prototype d’un SMR pour 2028, venaient en Belgique. Le 23 novembre, nous les avons réunis avec des représentants des industries électro-intensives en Belgique et le centre de recherche SCK CEN qui travaille sur un SMR de quatrième génération. L’accueil du port d’Anvers a été clair, net et précis: il y a un intérêt de principe, même s’il n’y a pas encore d’accord définitif.”
Pour pouvoir passer à l’acte, il reste toutefois un obstacle politique: la loi de 2003 concernant la sortie du nucléaire doit être prorogée et la majorité Vivaldi actuelle n’a pas d’accord en son sein à ce sujet. Le secteur espère pouvoir compter sur un vote avec une majorité alternative… lorsque le gouvernement sera en affaires courantes, après les élections du 9 juin 2024.
“Il faut utiliser toutes les technologies possibles pour diminuer les émissions de CO2, et le nucléaire en fait partie, acquiesce Adel El Gammal (ULB). Mais le nouveau nucléaire ne fera partie de la solution que dans 10 ou 15 ans. En Europe, on n’a plus le tissu industriel nécessaire et l’octroi de permis est beaucoup trop lent. Or, 2035, c’est trop tard ! Il faut avant tout accélérer sur ce qui est disponible dans les 10 années à venir.” En ce qui concerne les SMR, précise-t-il, les projets doivent encore se concrétiser au-delà des essais et trouver un financement consistant. “Pour la plupart, en outre, ils n’apportent pas nécessairement de solutions en matière de déchets ou de sécurité.”
4. La révolution de l’hydrogène
L’hydrogène a le vent en poupe. Le port d’Anvers entend être un hub majeur au niveau européen et John Cockerill annonce des investissements majeurs aux Etats-Unis ou en Inde, avant de concrétiser ses projets en Belgique. “C’est la course, on investit des milliards partout dans le monde, confirme Adel El Gammal. On espère que ce sera la solution miracle : selon moi, ce ne sera jamais le cas, mais c’est une pièce indispensable du puzzle.”
L’hydrogène, en effet, n’est pas une source d’énergie en soi, mais un vecteur : pour être “vert”, il doit être produit au détour d’une énergie décarbonée. “Sauf si l’on parle de l’hydrogène bleu avec capture et stockage du carbone, mais je n’y crois que très modérément, ajoute le spécialiste de l’énergie. Le problème de l’hydrogène produit à partir d’énergies renouvelables, c’est que cela nous prive d’une partie de l’approvisionnement du réseau électrique. Il y a aussi l’hydrogène rose, à partir du nucléaire, mais le constat est le même. Or, nous manquons de capacité de production.”
Les objectifs fixés dans ce domaine sont également trop importants et cette énergie reste chère. “Sur les projets d’hydrogène, seuls 5% sont effectivement financés aujourd’hui ! Ce sera indispensable pour décarboner l’industrie de l’acier, de la chaux, du papier, etc. et la mobilité lourde. Mais nous ne serons pas pour autant dans une économie de l’hydrogène.”
5. L’efficacité énergétique
Alors? Il n’y a guère d’issue, sauf à consommer moins. “On demande aux pétroliers de baisser leur production, mais c’est aussi à nous – pays, citoyens, entreprises, pouvoirs publics… – de baisser la consommation, insiste Bertrand Piccard. Le Double Down, adopté également à la Cop28, consiste à doubler chaque année l’efficacité énergétique pour baisser la consommation. Avec l’Alliance mondiale pour les solutions efficientes que la Fondation Solar Impulse a créée, nous avons de quoi y répondre: elle regroupe 4.500 start-up, entreprises, innovateurs, pouvoirs publics ou investisseurs. C’est la voie royale pour y arriver!”
“J’insiste: même avec tout l’éventail des technologies disponibles, et en sachant que nous risquons en outre de connaître une pénurie de matériaux critiques, nous ne pourrons pas éviter de diminuer notre consommation, corrobore Adel El Gammal. Je ne parle pas de décroissance économique, mais bien d’une décroissance de la demande énergétique!”
Une seule certitude: nos lendemains s’écrivent, mais restent… très incertains.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici