L’île énergétique menace les factures d’électricité
L’île énergétique Princesse Elisabeth, en mer du Nord, a vu son budget exploser. L’impact sur la facture d’électricité est quasiment garanti. Et il pourrait faire mal aux ménages et très mal aux industries. La ministre sortante de l’Energie, Tinne Van Der Straeten (Groen), est priée de venir s’expliquer, ce mercredi, à la Chambre.
De 2,2 à 7 milliards d’euros, voici le dérapage budgétaire de l’île énergétique, révélé fin octobre par L’Echo. Un montant qu’a pu confirmer la Creg, le gendarme du secteur énergétique, et qui n’est pas remis en cause par Elia, le gestionnaire du réseau belge à haute tension, qui est à l’initiative du projet.
Un tel dérapage a bien sûr attiré le regard des députés fédéraux, qui organisent depuis plusieurs semaines des auditions, en commission parlementaire. Les regards se tournent naturellement vers Elia et la Creg, entre qui la tension est plus que palpable. Mais aussi vers la ministre de l’Énergie sortante, Tinne Van Der Straeten (Groen), qui a embarqué le gouvernement De Croo, dès 2021, dans ce projet aussi pharaonique que crucial pour la transition de la Belgique vers l’électricité. Des regards accusateurs : certains estiment que cette décision était peu éclairée quand le projet a finalement été entériné, en 2023.
Une énorme multiprise
L’île énergétique Princesse Elisabeth, c’est d’abord une énorme multiprise. À terme, entre 2030 et 2032, elle doit permettre de rapatrier pas moins de 13 TWh par an d’électricité verte produite en mer du Nord. En ce compris les 3,5 GW d’éoliennes offshores que compte installer la Belgique, l’équivalent de quatre réacteurs nucléaires.
Mais cette île énergétique est également un moyen de faire transiter de l’électricité venue de l’étranger. Une interconnexion vers le Royaume-Uni, le projet Nautilus, d’une capacité de 4 TWh, vient d’ailleurs d’être validée par le régulateur britanique. Ce qui n’a toutefois pas été le cas de la connexion Tritton, avec le Danemark, qui ne veut pas faire moitiémoitié avec la Belgique pour en financer le coût. C’est un premier bémol important, mais c’est loin d’être le seul.
Dès le départ, l’option proposée par Elia et choisie par le gouvernement a été la plus ambitieuse. Il aurait par exemple été possible d’utiliser plusieurs petites plateformes énergétiques pour acheminer l’électricité, mais Elia a toujours défendu que l’île énergétique était la piste “la moins onéreuse”, “la plus réaliste”, “la plus respectueuse pour l’environnement” et finalement la plus rentable.
Cette option comporte également une partie HVDC (High Voltage Direct Current). Il s’agit d’une technologie liée au courant continu, qui a l’avantage de pouvoir transporter de grandes quantités d’électricité à une grande distance. Le problème, c’est que ça coûte cher. Très cher même. La demande est importante et les acteurs qui peuvent fournir cette technologie sont peu nombreux. Il n’y en a que trois : Siemens, Hitachi et GE. C’est cette partie de l’île qui a particulièrement fait exploser le budget, puisqu’on parle de 3-4 milliards d’euros plutôt qu’un milliard d’euros prévu initialement.
Cela reste toutefois une estimation, car Elia n’a pas encore signé les contrats concernant cette partie de l’île énergétique. C’est ce qui pousse le gestionnaire de réseau à garder une certaine discrétion dans ce dossier. Il a des clauses de confidentialité avec ses fournisseurs. Mais c’est aussi l’occasion d’appuyer sur le bouton pause, se dit une partie du monde politique et des grosses industries. Évaluons, avant de se jeter dans un tel dérapage. Telle est l’idée.
La facture va probablement chauffer
C’est dans ce cadre que les parlementaires ont convié Elia et la Creg, mardi dernier, pour venir s’expliquer en commission. Et à la grande surprise de la Creg, le gestionnaire de réseau a débarqué avec des chiffres très précis de l’impact du dérapage budgétaire sur les factures d’électricité.
Que disent-ils ? D’abord qu’Elia ne remet pas en cause ce chiffre de 7 à 8 milliards d’euros. L’entreprise estime même que ce dérapage représentera à partir de 2032, au moment du pic, 620 millions d’euros par an. Soit un coût supplémentaire de 5 à 5,5 euros par MWh. Pour un ménage, avec une consommation moyenne de 3,5 MWh, cela représente une vingtaine d’euros par an.
Mais dans la foulée, Elia a remis cette augmentation des coûts en perspective. D’abord, parce que le transport d’électricité, dont il est responsable, n’est qu’une partie de la facture d’électricité. Ensuite, car le gestionnaire de réseau à haute tension prévoit qu’à l’horizon 2032, le prix de l’électricité pourrait être influencé à la baisse, de 5 à 10 euros par MWh, de sorte que le client en sortirait toujours gagnant, malgré le dérapage des coûts de l’île énergétique.
C’est néanmoins une prévision que la Creg “ne comprend pas bien”, ne voyant pas comment les petits 3,5 GW de production d’éolien offshore pourraient avoir une influence sur les prix de l’électricité au niveau du marché européen. Un marché qui est déterminé par le coût marginal de la dernière unité de production, qui est généralement une centrale au gaz.
Des industries très inquiètes
Pour expliquer l’explosion des coûts de l’île énergétique, Elia met en avant, à juste titre, la terrible inflation sur les matières premières et les coûts de main-d’œuvre. Il est vrai que le projet naît juste avant la crise ukrainienne. Le gestionnaire de réseau y ajoute des effets de marché qui provoquent des goulets d’étranglement. L’offre ne peut pas suivre : les équipementiers croulent sous les commandes, ce qui crée des pénuries et forcément des augmentations de prix.
En attendant, les ménages et les entreprises s’inquiètent. Car pour la période 2024-2027, la précédente bataille entre Elia et la Creg avait déjà débouché sur des tarifs de transport d’électricité en hausse, de 77% en moyenne. Cette hausse des prix était justifiée par les investissements nécessaires dans la Boucle du Hainaut, Ventilus et… l’île énergétique Princesse Elisabeth. Pour les particuliers, le coût du transport de l’électricité va quasiment doubler dès ce 1er janvier 2025, passant en moyenne de 40 à 80 euros HTVA par an. Pour la prochaine période, à partir de 2028, il faudra donc sans doute en ajouter une vingtaine de plus.
Au niveau des entreprises, cette augmentation du prix du transport de l’électricité prend évidemment une tout autre ampleur. En particulier pour les grosses industries consommatrices d’énergie qui sont représentées auprès de la Febeliec. On y retrouve par exemple BASF, GSK, ArcelorMittal, Brussels Airport, Google ou encore UCB. Avant même de connaître l’ampleur du dérapage de l’île énergétique, la fédération s’inquiétait déjà des coûts. Pour la période 2024-2027, la Febeliec estimait que le doublement des tarifs annoncé par Elia risquait de coûter 6 euros par MWh de plus, “ce qui se traduira, pour les plus gros consommateurs, par des millions d’euros de coûts supplémentaires”.
La Fédération est encore plus remontée aujourd’hui. “Est-ce qu’on se rend bien compte de la situation ? s’interroge Peter Claes, le directeur de la Febeliec. En tout, Elia dispose environ pour 6 milliards d’euros d’actifs. Maintenant, avec cette île énergétique, le gestionnaire va plus que doubler ce montant. À partir de 2028, on risque donc de connaître une nouvelle augmentation importante des tarifs de transmission pour la prochaine période. Sans oublier les investissements nécessaires dans la Boucle du Hainaut qui ne sont pas encore répercutés.”
La Febeliec et les gros industriels demandent clairement à Elia de mettre son projet sur pause, en ce qui concerne la partie DC (courant continu), “puisque les contrats ne sont pas encore signés.”
“N’y a-t-il pas moyen de faire baisser les coûts en optant pour quelque chose de moins cher ? s’interroge le CEO. Aux Pays-Bas, par exemple, TenneT, l’équivalent néerlandais d’Elia, va connecter 22 GW d’éolien offshore, avec des câbles de point à point de 2 GW vers des hubs. Le coût est estimé à 1 milliard d’euros par GW. En Belgique, ça risque d’être plus de 4 milliards d’euros pour 1,4 GW de la partie DC.”
Les industries énergivores se montrent déjà très inquiètes car cela représente pour elles une perte de compétitivité par rapport aux pays voisins, où l’énergie est déjà moins chère.
Une décision politique
“Tout ce dossier me laisse un sentiment étrange, réagit le député fédéral Mathieu Bihet, qui est fait partie de la commission parlementaire. Parce qu’on apprend le dérapage budgétaire de manière détournée, via la presse, alors qu’on sait qu’il y a des échanges de courriers entre la ministre, Elia et la Creg depuis un certain temps. Le Parlement n’était au courant de rien, et je ne suis pas sûr que les partenaires du gouvernement l’aient été.”
On sait que la ministre Tinne Van der Staeten a été officiellement prévenue du dérapage budgétaire en mai dernier. Mais cela fait bien plus longtemps que la Creg s’interroge sur le coût de l’île énergétique. En commission, Koen Locquet, le président du Comité de direction de la Creg, a clairement fait savoir que le régulateur n’a jamais pu obtenir une évaluation quantitative des coûts/bénéfices. La Creg la demande pourtant depuis 2021.
La question qui se pose est de savoir si la ministre, quand elle valide le projet d’Elia le 5 mai 2023, le fait en connaissance de cause ? Le doute est permis. “Je trouve ça dingue qu’on discute des alternatives au projet seulement maintenant, au pied du mur, alors que ce débat aurait dû avoir lieu bien avant, s’étonne Mathieu Bihet. Aujourd’hui, on a un jeu du valet puant entre Elia, la Creg et la ministre qui se rejettent la faute.”
Je trouve ça dingue qu’on discute des alternatives au projet seulement maintenant, au pied du mur.
Mathieu Bihet
député MR
Le 13 mai 2023, une réunion aurait pourtant bien eu lieu entre la Creg et Elia sur le dérapage budgétaire de l’île énergétique. Il y était notamment évoqué le montant des 7 milliards d’euros. Il faudra toutefois attendre un an pour que la ministre prenne ses précautions, après avoir été officiellement prévenue, en mai 2024. Le 12 mai, la ministre adopte un arrêté royal qui prévoit une mise à jour, tous les deux ans, de toute évolution du projet, en ce compris en matière d’évaluation des coûts/bénéfices. Mais le mal est déjà fait.
Par courrier, durant l’été, la ministre demande finalement des comptes à Elia et la Creg pour tenter de trouver des explications à de telles explosions de budget. En septembre, il est demandé au gestionnaire de réseau et au régulateur de travailler main dans la main, via un groupe de travail. En commission, on a bien vu que ce n’était pas le cas. “La Creg a pris des photos de la présentation d’Elia en pleine commission et inversement. C’est vous dire la confiance qui règne entre les deux”, conclut Mathieu Bihet.
À la sortie de la commission, le député Jean-Luc Crucke (Les Engagés) disait partir “avec plus de questions que de réponses”. Les députés se retrouveront donc à nouveau ce mercredi pour faire toute la lumière sur le dossier. Tinne Van der Straeten, Elia et la Creg vont à nouveau devoir s’expliquer. Même si cette commission a bien failli se tenir à huis clos : Elia redoute la divulgation de données sensibles pour ses contrats.
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