Fin de l’électricité “à volonté”: des réseaux sous tension


Face à une consommation qui explose et une production de plus en plus décentralisée, les réseaux électriques sont malmenés. L’actualité récente a montré leur vulnérabilité et leur nécessité. Mais pour le patron d’Ores, Fernand Grifnée, l’infrastructure ne pourra pas tout supporter. Il plaide depuis un certain temps pour un changement des comportements. L’électricité illimitée et gratuite est une illusion.
La semaine dernière, le pire cauchemar des gestionnaires de réseau s’est produit. En l’espace de 5 secondes, 55 millions de personnes se sont retrouvées plongées dans le noir pendant des heures. Lumière coupée, frigos à l’arrêt, internet HS, recharges des téléphones impossibles, trains à l’arrêt, aéroports paralysés, hôpitaux contraints de lancer les groupes électrogènes… C’est quand l’électricité vient à manquer que l’on se rend compte de son omniprésence. L’Espagne et le Portugal ont été victimes du plus grand blackout de leur histoire.
“Sans entrer dans les causes précises, cet événement rappelle l’importance stratégique des réseaux de transport et de distribution, commence Fernand Grifnée, administrateur délégué d’Ores, le plus grand gestionnaire de distribution wallon. Ils sont le socle invisible, mais indispensable, de notre quotidien électrique.”
L’heure des grands bouleversements
Or, ces réseaux sont désormais soumis à quatre révolutions, poursuit notre interlocuteur. Il y a l’arrivée massive des énergies renouvelables décentralisées, l’électrification du chauffage, la généralisation des véhicules électriques et la décarbonation industrielle. “Historiquement, l’électricité était produite dans de grandes centrales. Aujourd’hui, ce sont des panneaux solaires sur les toits, des batteries domestiques, des bornes de recharge dans les parkings. Tout cela s’injecte dans le réseau de distribution, qui n’a pas été conçu pour ça.”
Et cette mutation, qui concerne aussi bien la consommation que la production, impose à Ores de repenser ses missions. “On ne va pas se plaindre de devoir intégrer des énergies renouvelables ou de faciliter la mobilité électrique. C’est aussi notre métier. Notre responsabilité, c’est de rendre cela possible pour tous : particuliers, entreprises, collectivités.” Mais l’ampleur de ces bouleversements est parfois sous-estimée par le grand public.
En marge de la présentation de son plan d’adaptation du réseau à l’horizon 2026-2030, qui doit voir jour le 1er janvier prochain et devra assurer “la fiabilité et la qualité de l’approvisionnement” en électricité sur le territoire wallon, Ores a rappelé des chiffres qui illustrent ces défis. Quelques exemples : sur un an, les demandes pour les projets de super-chargeurs ont explosé de 260%, les constructions d’éoliennes de 90% et les parcs de batteries de 228%.
Rien qu’au niveau de la consommation, l’étude intitulée Belgian Electricity System Blueprint for 2035-2050, publiée par Elia en 2024, conclut à une hausse de la demande en électricité au niveau national qui oscille entre + 110% et + 130% à l’horizon 2036. Et l’étude Climact, réalisée en 2022, qui évaluait l’impact des objectifs de neutralité carbone en 2030-2050 sur le réseau de distribution, pronostiquait une augmentation d’électricité distribuée sur le réseau d’Ores à + 30% en 2030 et + 64% en 2050.
Des investissements colossaux
Face à cette pression, Ores a prévu un plan d’investissement de 2,5 milliards d’euros d’ici 2030 : 500 millions d’euros seront dépensés en moyenne par an. Au menu, la pose de milliers de kilomètres de liaisons basse et haute tension, de plusieurs centaines de cabines par an et de plus d’un million de compteurs intelligents. “On investit plus que jamais, confirme Fernand Grifnée. Ces moyens proviennent des tarifs d’utilisation du réseau – environ 20 à 22% de la facture des clients –, de subsides wallons et européens, ainsi que de nos propres économies. Mais il faut bien le dire : les coûts explosent.”
Le prix des matériaux, de la main-d’œuvre et des équipements connaît une inflation bien supérieure à l’indice des prix à la consommation. “Une cabine, des câbles, des transformateurs : tout cela coûte 40 à 50% plus cher qu’il y a quelques années.” Or, en début d’année, la CWaPE, le régulateur wallon, a accordé une hausse des tarifs de distribution “à hauteur de l’inflation”, explique l’administrateur délégué.
Les plans les plus ambitieux sont menacés
Résultat : les plans les plus ambitieux sont menacés. “L’équation est simple : si les moyens restent les mêmes alors que les coûts augmentent, on fera moins. Ce n’est pas de la mauvaise volonté, c’est mathématique.” Un plan d’adaptation a donc été déposé le 2 mai auprès du régulateur. “On ne demande pas un chèque en blanc. Mais une discussion honnête est nécessaire pour concilier ambitions climatiques, capacités techniques et contraintes budgétaires.”
En d’autres termes, le citoyen peut s’attendre à une nouvelle hausse des coûts de distribution de l’électricité. “Ce qui importe, c’est de comprendre pourquoi. Ce que nous proposons est un service essentiel. Il faut pouvoir le dimensionner correctement. Pour autant, il ne suffit pas de construire plus de réseau. Il faut aussi apprendre à mieux l’utiliser”, ajoute Fernand Grifnée.
Fin de l’électricité “à volonté”
C’est à l’occasion de la présentation de ce plan d’adaptation, mi-avril, que le patron du gestionnaire de distribution a réitéré un message qu’il veut faire passer aux citoyens et aux entreprises. “Pendant longtemps, on a vécu dans un modèle implicite : tout, tout le temps, partout et tout de suite. Les 4T. Ce modèle n’est plus soutenable.” Ce sont évidemment des mots forts qui bousculent la conception que l’on a de l’électricité. Parce que, depuis des décennies, nous nous sommes tous habitués à une électricité abondante et disponible. Alors, comment faire accepter cette situation ?
“Tout, tout le temps, partout et tout de suite. Ce modèle des 4T n’est plus soutenable.”

Fernand Grifnée (Ores)
La comparaison avec le Code de la route devient alors un fil rouge de son raisonnement. “Personne ne conteste qu’on doive rouler à 30 km/h devant une école, même pendant les vacances. Qu’on attende au feu rouge. Qu’on paie une taxe pour circuler en ville. Ce sont des règles qui n’existaient pas, mais qui sont maintenant admises, parce qu’elles permettent à tous d’utiliser la route. Pour l’électricité, on va devoir accepter la même logique.”
Cela implique de revoir certaines habitudes, notamment en matière de recharge des véhicules. “Si tout le monde branche sa voiture à 18h, au moment du pic de consommation, on court à la catastrophe. Il faut donc inciter à la recharge nocturne, ou en journée quand le soleil brille.”
Flexibilité : informer, inciter, contraindre
La flexibilité devient le maître mot, même si Fernand Grifnée s’en méfie un peu. “C’est un mot magique pour les experts, mais compliqué pour le citoyen. Disons plutôt qu’il faut une gamme d’outils, du plus doux au plus contraignant.”
Premier niveau : l’information. “Sur notre site, on indique déjà si un réseau local est sous tension : vert, orange, rouge ou noir. C’est une façon de dire : attention, ce quartier ne peut plus accueillir de nouveaux panneaux solaires, ou pas sans travaux.”
Deuxième niveau : l’incitation. Les tarifs dynamiques arrivent en Wallonie et à Bruxelles. “Ce sera très simple : vous rechargez la nuit ou à midi, quand l’électricité est produite, c’est moins cher. Vous rechargez à l’heure de pointe, c’est plus cher. C’est la carotte et le bâton économique.”
Troisième niveau : la contrainte. “Parfois, il faudra dire non. Par exemple, pour des bornes ultra-rapides sur autoroute : si trois opérateurs veulent chacun dix points de charge à 350 kW, cela fait 3,5 mégawatts, ce n’est pas tenable.”
Une transition à organiser ensemble
Mais n’aurait-on pas pu mieux anticiper ? L’explosion des besoins en électricité et le futur essor du renouvelable ne sont tout de même pas quelque chose de nouveau. “On ne s’est pas réveillé hier matin !, rétorque la patron d’Ores. Les investissements augmentent depuis presque une décennie. Mais en 2023, le photovoltaïque a bondi de 60% en un an. C’était du jamais vu. On ne peut pas construire des réseaux au rythme où les panneaux s’installent. Une infrastructure, ce n’est pas un bouton sur lequel on appuie. Il faut des années pour planifier, budgétiser, obtenir les permis, construire.”
C’est pourquoi Ores sillonne actuellement la Wallonie, avec Elia, le gestionnaire de transport d’électricité, pour rencontrer entreprises et acteurs du développement territorial. “Plus tôt on connaît les projets, mieux on peut les intégrer. C’est vrai pour les entreprises industrielles, comme pour les transports publics.”
La coopération avec Elia, justement, a fait du chemin. “On a eu nos différends. Mais aujourd’hui, on partage les mêmes défis : coûts en hausse, pénuries de matériel, manque d’entrepreneurs. Nous faisons front commun.”
Et le risque de blackout ?
En Espagne et au Portugal, un usual suspect est pointé du doigt : les énergies renouvelables et leur imprévisibilité. À nouveau, Fernand Grifnée ne veut pas se prononcer sur les causes, mais oui, leur intégration sur les réseaux pose de sérieux défis, surtout pour le photovoltaïque. “Les installations sont souvent décidées unilatéralement par les particuliers, sans coordination. Or, elles injectent de l’électricité à des moments parfois inattendus. Cela crée des frictions sur le réseau, surtout en basse tension. Environ 10% de nos lignes posent aujourd’hui problème pour accueillir du photovoltaïque. Dans ces cas-là, il faut soit optimiser les infrastructures, soit investir lourdement pour les adapter. Là encore, l’anticipation est notre meilleure alliée.”
Dernière question, inévitable : un blackout est-il possible en Belgique ? Réponse prudente : “Le risque zéro n’existe pas. Mais il est géré. Elia mobilise de nombreux outils pour équilibrer les injections et les consommations.” Rappelant les anciens plans de délestage, Fernand Grifnée conclut : “Mieux vaut prévenir que subir un arrêt brutal. La situation en Wallonie est encore sous contrôle. Mais pour qu’elle le reste, il faut avancer sur deux jambes : investir dans les infrastructures et adapter nos comportements.”
Les tarifs dynamiques
Contrairement aux contrats variables, dont le prix est indexé chaque mois, le tarif dynamique variera d’heure en heure. Chaque jour, la veille, les fournisseurs d’électricité communiqueront les tarifs en vigueur.
Les citoyens ou les entreprises qui peuvent adapter leur consommation seront alors les grands gagnants de ce type de tarif. Car les prix peuvent varier fortement. Souvent du simple au double. Le prix médian de l’électricité à 14h, en plein après-midi, n’est que de 4,24 c€/kWh. À 19h, moment de forte consommation énergétique, il est généralement plus de deux fois supérieur, à 9,97 c€/kWh, prévient CallMePower, le comparateur d’énergie certifié par la Creg, le régulateur national. Cela suppose donc de pouvoir programmer sa consommation, ce qui est plus facilement réalisable si vous possédez une batterie domestique, une voiture électrique ou encore une pompe à chaleur.
Avec un point d’attention pour les propriétaires de panneaux photovoltaïques : il se peut que le prix de l’électricité devienne négatif quand la production dépasse la consommation. Dans ce cas de figure, injecter de l’électricité sur le réseau pourra vous coûter de l’argent. Notons d’ailleurs que les fournisseurs se réservent une marge moins importante sur les contrats dynamiques. Tout simplement parce que le risque est transféré sur le consommateur/producteur.
Dans tous les cas, un compteur intelligent sera nécessaire. La clé est l’autoconsommation et la programmation.
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